1960 PAPA M’EMMÈNE A LA SORBONNE

Je suis au fond de mon lit avec d’horribles staphylocoques plein la gorge, un moral à toute épreuve et un examen de grec dimanche et lundi. On me fait subir toutes sortes de supplices comme le lavage de gorge au bock, et j’ai pour tout potage la compagnie de maman, qui se fait d’heure en heure plus exaspérante avec ses claquements de talons, l’odeur honnie des crèmes de beauté et sa façon sournoise de pénétrer dans ma chambre au moment où je me crois bien tranquille.

*

Enfin rétablie ! Examen de grec hier et ce matin. Je ne suis guère optimiste. Mais, comme dirait maman de sa voix qui n’est que miel, avec mon angine, au moins j’ai une bonne excuse.

Figure-toi qu’hier après-midi, en l’honneur de ma grande faiblesse et de la haute considération due aux personnes un peu fragiles depuis l’avènement du christianisme, mon cher papa avait poussé la grandeur d’âme jusqu’à me conduire en carrosse à la Sorbonne.

Une fois la voiture en marche, il me dit, petite phrase rituelle, horripilante, mais enfin qui peut avoir son utilité :

« Tu n’as rien oublié ? »

Par acquit de conscience j’entr’ouvre mon sac : horreur, il baigne dans l’encre, ma bouteille s’y étant (mélancoliquement) épanchée. Et, comme l’encre, ça se répand, bientôt voiture, manteau, tapis, tout est inondé.

Fulminations paternelles. Moi, très calme :

« Pas de quoi en faire un drame. Ne nous énervons pas. »

– Ah là là, c’est invraisemblable, quand est-ce que j’aurai une fille comme les autres, enfin normale ? (Après tout, qu’il en fasse une autre.)

– Ce n’est quand même pas de ma faute si le bouchon de ma bouteille d’encre s’est cassé, enfin !

– Ah oui ! Et tu n’aurais pas pu vérifier avant de partir, non ? C’est vraiment trop t’en demander. Mais non, Mademoiselle n’en fait qu’à sa tête, mademoiselle se croit très maligne… mais ça mène loin, le désordre, ça mène loin.

– Oui, eh bien en attendant on ferait mieux de s’arrêter pour faire couler l’encre dehors plutôt que sur mon manteau.

Arrêt sur les Champs Elysées. Il pleut et vente. Je vide laborieusement mon sac, essuie avec la belle peau de chamois toute neuve de Monsieur mon Papa mon stylo, portefeuille etc. baignant dans l’encre comme petits pois en sauce. Puis je retourne mon sac au-dessus du ruisseau, ce qui a pour effet de teinter agréablement celui-ci de bleu clair, et de bleu foncé l’intérieur de la portiére ouverte, à cause du vent. Naturellement, je ne m’aperçois de rien (dans ma candeur naïve). Papa, de plus en plus outré, s’étrangle :

-Mais regarde donc ce que tu fais, regarde donc, ma pauvre fille, ce que tu peux être maladroite !

– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ?

-Aaaaâââââh… RRrrrrr (râle). C’est invraisemblable. Vivement que tu te maries, que tu fasses tes saletés chez toi et que tu ne nous encombres plus. Enfin tu sais ce que j’en pense.

– Ouais ouais, parfaitement.

– Regarde les autres jeunes filles que tu connais, ce n’est pas Roselyne Graindorge ni Aânne-Marie d’Elée qui sont comme ça, vraiment ! (Depuis son séjour au Pyla, les parents ne tarissent pas d’éloges sur Anne-Marie, « si bien élevée, si comme il faut, éducation parfaite ») … C’est quand même malheureux que je ne puisse pas avoir une fille comme les autres.

– Bon, enfin tout ça c’est bien beau, mais ce n’est peut-être guère le moment…

La voiture redémarre. Pour la bouteille d’encre, c’est malgré tout une belle fin que de reposer aux Champs Elysées. Mon calme se veut toujours olympien. Papa s’énerve de plus belle.

– Oui, et puis avec toutes tes histoires, est-ce que tu vas avoir assez d’encre pour ton examen ?

– D’encre ? Aucune idée.

– Comment, aucune idée ! Mais enfin, tu as bien rempli ton stylo avant de partir ?

– Eh non ! C’est bien pour ça que j’ai emporté une bouteille d’encre.

– Mais enfin, il a bien un peu d’encre ?

– Oh… sans doute.

– Mais tu n’as rien d’autre pour écrire ?

– Pppfff…

– Enfin, tiens, prends mon stylo à bille. Mais ne le perds pas, hein ! … Enfin, avec toi, c’est vrai, s’il n’est pas perdu, il sera cassé, et s’il n’est pas cassé, il sera tordu ! C’est quand même extraordinaire, que je ne puisse pas avoir une fille comme les autres. Non, vraiment, tu sais ! Non seulement elle renverse sa bouteille d’encre, mais elle trouve moyen d’en coller partout, et en fin de compte elle vous perd votre stylo à bille, elle le casse, ce qu’elle fait on n’en sait rien d’ailleurs, parce que pour tirer quelque chose de cette fille… Quand Roselyne Graindorge perd le stylo à bille de son père, eh bien elle le dit, bon, ça passe. Mais toi, non. Tu marmonnes je ne sais quoi, « mmm mmm ». On pourait aussi bien dire n’importe quoi d’autre ce serait pareil, c’est comme si on chantait ! Ah non, je te jure, c’est agréable ! Vraiment ! va donc faire subir à un mari ton fichu caractère.

– Je te ferai remarquer bien aimablement que ton stylo à bille n’est encore ni perdu ni cassé ni tordu ni envolé (cette intervention malgré son bon sens passe totalement inaperçue).

– Oui, c’est ça, fais la forte tête ! On voit où ça mène, de faire la forte tête ! Il y en a d’autres qui l’ont faite avant toi, la forte tête… Regarde ta malheureuse tante Germaine, la vie qu’elle a maintenant, avec son désordre incroyable et ses idées fumeuses. Eh bien, c’est ce qui t’attend. (J’ai le malheur d’avoir une tante qui a subi des revers incroyables – et tout à fait indépendants de sa volonté, comme la mort de son mari ou l’incendie de Saint-Dié par les Allemands – mais qui a aussi, paraît-il, un caractère désordonné et crâneur auquel se rattacherait le mien.)

Le silence pèse. Nous traversons le pont de la Concorde. Embouteillage, klaxons. Papa se calme comme il peut :

– Bon, enfin tu as un stylo à bille, c’est l’essentiel.

Re-silence.

– Naturellement, on a le droit de rédiger au stylo à bille ?

– Ah ça non, dame.

– Comment, non ?

– Ben non, quoi !

– Cesse de prendre cet air bête. On n’a pas le droit ?

– Non.

– Non, non, c’est tout ce que tu sais dire !

– Je ne vais pas dire oui, ce serait faux.

– Mais c’est invraisemblale ! Dans les affaires…

– C’est bien connu que le crayon à bille ça fatigue les yeux des correcteurs.

– Mais ça n’est pas un crayon à bille, c’est un stylo à bille.

– Bon, c’est pareil.

– Mais alors, il faut que tu ailles acheter de l’encre !

– Oh… tu sais… (Au point où j’en suis…)

– Imagine que tu ne trouves personne pour t’en prêter.

– Oh… (mon imagination ne va pas si loin.)

– Bon , eh bien on va s’arrêter à une librairie boulevard Saint-Germain. Il y en a une à droite après Solférino, il me semble…

– … Surtout un dimanche à une heure de l’après-midi (car il ne faudrait pas confondre la Sorbonne avec un film de Jules Dassin : ici on travaille « même le dimanche ».)

– Bon. Eh bien trouve quelqu’un qui puisse te prêter de l’encre.

– Mmmm mm (ça veut dire oui).

– Tu as gardé ta bouteille d’encre vide ?

– Oui (mensonge prudent car on ne sait jamais quelles vitupérations n’amènerait pas l’aveu de mon lâche abandon de cette coupable fiole sur la voie publique).

– Eh bien tu n’auras qu’à demander à quelqu’un qu’il te verse la moitié de sa bouteille dans la tienne, c’est ce qu’il y a de plus simple (c’est en effet une opération simple, rapide, propre, comme il peut seul en germer dans les cerveaux à la rigueur toute mathématique et néanmoins rompus à la résolution des problèmes terre à terre. On reconnaît toujours la formation de l’ingénieur aux moments pathétiques.)

– Ouais ouais.

Mais c’est mal connaître les ressources et la fécondité de l’esprit humain, qui, loin de se contenter d’une solution, aussi satisfaisante soit-elle, va toujours plus avant dans sa recherche, jusqu’à ce qu’il se heurte enfin aux limites de son intelligence. Je m’aperçois que la voiture fait demi-tour.

– Où est-ce qu’on va comme ça ?

– Je crois que le plus simple c’est encore d’aller au Drug-Store acheter une bouteille d’encre. (De simplification en simplification, on aboutit à des parcours de voiture compliqués.)

Re-Champs-Elysées. Arrêt. J’attends avec impavidité la suite des événements, me doutant bien qu’il n’y a pas plus d’encre au Drug-Store que de jus de fruits à la librairie Ste-Croix. En effet. Papa ressort du Drug-Store l’air abattu, claque la portière et me conduit vers la Sorbonne sans plus dire un mot, regardant la pluie tomber et l’encre dégouliner sur ses belles housses blanches. Puis, boulevard Saint-Michel, ne peut tourner à gauche, se voit contraint de remonter jusqu’au Panthéon, pour enfin me déposer rue des Ecoles. Ouf !  Ayez donc des enfants ! Si je n’avais pas quatre enfants, je n’aurais pas de soucis et je roulerais Jaguar.

A six heures il était là à m’attendre, dans le hall de la Sorbonne, stoïque, le chapeau de pluie dégoulinant sur une mine de papier mâché, et visiblement aussi peu dans son élément au milieu de cette horde d’étudiants qu’un scaphandrier dans un corps de ballet. Rue Saint-Jacques, un facétieux s’exclame en nous voyant : « Hé hé, y en a qui se paient des petites jeunes ! » Ce qui n’amène pas un franc sourire sur ses lèvres. Mais je n’ai plus droit à aucun commentaire désobligeant de la soirée. Maman a dû lui faire comprendre avec son éloquence infaillible que, vraiment, une pauvre fille comme moi qui sort de maladie et entre en examen (de Charybde en Scylla), il faut avoir une âme de brute pour la torturer de reproches entre ces deux épreuves !!

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