MERCREDI 13 FÉVRIER 1985.
Ce soir, je rentre suffisamment tôt pour intercepter Rémy qui est là de passage. Son visage est sérieux.
“Tout va bien…. vraiment très bien. (Au téléphone, il me disait la semaine dernière “tout baigne”). … Ça y est, je me suis installé chez Anne. un deux
pièces à Montmartre… C’est bizarre, les murs sont de travers, le parquet est en pente.
– Ce sont de vieux immeubles branlants, par là… Elle est en location ?
– Non, non, propriétaire…. Sa mère lui a prêté de l’argent, mais enfin elle travaille, elle est instit. Elle est chez elle.”
Clara est sortie, Boris garde Clémence. Ce n’est pas son jour habituel, à Rémy.
Depuis le temps que tu voulais t’installer à Paris ! C’est pas mal !
– Oui, vraiment bien. Rien de définitif, mais pour l’instant, c’est bien.
– Tu vas quand même à Centrale, j’espère !
– Mais oui, tous les matins ! En moto.
– Au fait, je t’ai dit que je t’offrais des bottes de motard ? Je t’en prie, va les acheter, je te les rembourserai, mais fais-le. Regarde Boris, s’il avait eu des bottes rigides, il n’aurait peut-être rien eu.
– Je vais venir m’installer ici pour les vacances de février… Mais, ce week-end, (il a l’air embêté, gêné) ne m’attends pas. Je vais peut-être aller à Reims chercher une armoire.
– Ah oui, Reims… La mère d’Anne habite Reims, c’est ça ?
– Oui… Samedi à déjeuner (le rituel auquel je tiens), ne m’attends pas (donc il sait que je l’attends tout le temps, ou toujours ?) Disons, je serai là dimanche midi.
– Écoute, dimanche midi, je ne suis pas sûre d’être là, mais pas de problème…. Disons que de toute façon tu seras là dimanche soir à dîner.
– C’est ça, alors, à dimanche soir à dîner. (Inquiet) Au fait, je viens m’installer ici avec Anne, tu l’as bien compris ?
– Oui oui. Je suis contente de la connaître, ça a l’air d’être une fille intéressante… qui a de la conversation. Mais tu ne pourras pas t’installer chez Boris, puisqu’il est là (c’est le problème du grand lit, mais je ne le nomme pas directement). Tu n’as qu’à demander à Clara, en lui demandant gentiment… Elle sera à Risoul. Enfin bref, ce sont vos oignons. Du moment que vous ne vous installez pas chez moi !”
Chez moi, c’est-à-dire dans ma chambre : je remarque l’assimilation constante que nous faisons tous maintenant entre chez moi, chez lui, chez elle et dans ma chambre, dans sa chambre) ; comme si, en somme, leur chambre, ce n’était plus mon territoire ; plus une chambre d’enfant, mais une sorte d’annexe.
“Au fait, il faut que je te dise… j’ai résilié ma chambre à la résidence de Centrale. Si jamais ça ne marche pas avec Anne, je peux toujours me débrouiller… venir ici… Et alors, les 800 F que papa me donne pour la chambre… Enfin, je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire…. Besoin d’argent.
– Oui oui, écoute j’ai compris… Au fait, je te l’avais dit, j’ai perdu la note de la résidence de Centrale. Je ne sais pas ce que je leur dois.
— Rien… C’est très bien, justement, au poil, ils te devaient un mois puisque je n’occupais pas ma chambre en décembre au moment du stage, et j’ai résilié à partir de février. Tout est en règle, nickel, OK, pas de problèmes. Mais enfin, les fameux 800 F… (il grimace comme un singe)
— Oui oui…T’en fais pas.”
Je lui parle des nouvelles à la radio, dollar à 10 F. Il peut avoir un aller et retour gratuit pour New York, aller chez Damien, mais c’est cher… besoin d’argent… vivre à deux, ça coûte cher, le soir, pas de restaurant universitaire à Montmartre, et on ne peut quand même pas faire à dîner à deux pour 17 F, je suis au courant mon bonhomme.
Il lave frénétiquement ses affaires maintenant, la machine à laver n’arrête pas de tourner. Besoin d’argent, besoin de propreté, besoin de propriété.
“On est coquets dans cette famille, tu ne le savais pas?” dit Bo.
“Rien à mettre, soupire Rémy.
— Mais si, tu es très bien, impeccable ce pantalon, qu’est-ce que tu lui reproches ?
— Non non, trop grand, immettable !
— Mais non, il est parfait, c’est à la mode, qu’est-ce que tu lui reproches ?
— Trop grand… je flotte dedans !
— Et celui-là ?
— Trop petit…
— Mais alors, qu’est-ce que tu as qui va ? … Écoute, il est très bien ce blanc, et cette chemise, elle est parfaite ! (C’est la chemise de Frédéric)
— Elle est ridicule, celle chemise !” plaisante Clara.
Rémy exaspéré retire la chemise en question comme si elle lui brûlait la peau. Moi, furieuse, à Clara : “Tu aurais mieux fait de te taire, vraiment !
Elle persifle : “Évidemment, ce pantalon blanc est très bien ! Mais ce blanc, en moto, avec le temps qu’il fait, la première flaque, et splash, tu vois ce que je veux dire ?”
Rémy exaspéré, au bord des larmes :
“Oh, maintenant on arrête, hein, ça ne m’amuse plus, mais vraiment plus… Et maintenant, je suis en retard, j’ai rendez-vous avec Anne à 8 heures et il est 8 heures moins 20… Allez, je me casse !”
Plus tard :
“… Enfin, je vais passer la semaine tranquille ici… bricoler la moto.
— Au fait, où est ta voiture ?
— À Paris.
— Tu ne peux pas l’amener lundi ? J’aurais bien été à Emmaüs lundi, acheter une grande glace… Il paraît que lundi, c’est le bon jour… lundi matin tu y penseras ?
— Bon, oui, d’accord… bonne idée, pourquoi pas ? Et puis, je vais encore faire…. j’ai été voir un laboratoire, cette fois-ci pas de piqûres, un médicament à prendre pendant quinze jours et juste analyser les urines… se promener avec un bocal plastique avec toi et pisser tout le temps dedans…
— C’est un médicament pour quoi ?
— Moi, ce qui m’intéresse, c’est : pas de piqûres.
— Mais enfin, tu pourrais quand même te renseigner, savoir ce que ça soigne… C’est peut-être dangereux, à la fin.
— Regarde mon bras, il y a une marque… à la fin, à Créteil, dix prises de sang dans la journée…. ça, je ne peux plus.
— Au fait, l’aller-retour à New York gratuit, c’est quoi, au juste, cette combine ?
— Ce sont des boîtes, il faut que tu n’aies pas de bagages car ils te font porter des documents…. Coursier, quoi, tu convoies un colis. Ça leur coûte moins cher d’envoyer un passager qui a droit à 20 kilos de bagages que de faire transporter… c’est connu.
— Tu es sûr au moins que ce n’est pas de la drogue ?
— Mais non, tu plaisantes ! De toutes façons, ce n’est pas sûr que ça marche, le copain qui m’en a parlé, enfin c’est un copain de copains, ça m’étonnerait qu’il n’ait pas trouvé quelqu’un d’autre… Il y a très peu de chances que ça marche, en fait.”
*
LE 16 FÉVRIER 1985
Écrit samedi, écrit dimanche.
“Cela ne dépend que de toi”, dit la voix. “Rien que de toi.”
Pas allée rue Saint-Victor. Envoyé un mot lapidaire à Steve pour lui expliquer que Boris a eu une grave entorse, opération, plâtre de six semaines. Steve et Anne me manquent. Mais le temps aussi me manque. Alors, que choisir ? Lui ou eux ?
Je me renfonce dans mes écrits, ce n’est pas pour faire œuvre de littérature, ce n’est pas pour exhiber mon dragon phosphorescent de mots brillants et vides, ma poudre aux yeux, mon cerf-volant de phrases. Plutôt pour faire le lien entre tous mes fragments. Me réapprendre, réapprendre à me parler à moi-même (faute de meilleur interlocuteur). Ou, problème de cueillette, recueillir les jours ordinaires.
Après ces deux jours laborieux, j’invite Cléa à dîner.
Clara a ce week-end fait un album de photos avec une sélection des clichés les plus ringards et les plus moches que j’ai pu prendre au cours de l’année dernière (toujours les images précèdent les mots, je le savais bien que c’était important, les photos). Albums, recueils.
Entre son choix de photos loupées, précisément de celles qu’on ne colle jamais dans l’album de famille parce qu’elles montrent l’envers des choses, la grisaille quotidienne, et les légendes qu’elle a composées, le résultat a sur moi un effet hilarant. Je n’arrête pas de rire, stupéfaite de l’audace intérieure de cette petite Clara, mais aussi incroyablement soulagée d’un poids qui est celui de la vie en société, de toujours devoir faire bonne figure, dans la vie comme sur le photos Dans l’album de Clara, c’est clair, tout le monde fait mauvaise figure !
Voici son commentaire :
La famille DROPSY-MATHIAS
Le petit dernier : Boris le bien nommé
conciliant (parfois)
(assis dans le jardin faisant la moue)
Euphorique (rarement)
(Debout près du noyer, bâillant)
Quelle ambiance ici !
(l’air inexpressif et quasiment stupide)
Heureusement, on bouffe pas trop mal !
(bouche ouverte comme un four, s’enfilant goulûment une énorme tartine)
… Et il y a la chatte à emmerder.
(Assis sur le seuil, la chatte sur les genoux)
Parfois, il faut quand même travailler…
(sciant une branche d’arbre, l’érable pirate du fond du jardin)
… ou faire semblant !
(prendre l’air affairé devant le feu par exemple)
(debout devant un brasero, les mains dans les poches)
“Enfin, je ne vous en veux pas, vous me faites bien rire, les jeunes!”
(se fendant la pêche)
La seconde : Clara
l’intello de la maison (au soleil de préférence)
(assise dans le jardin devant une théière et un pot de confiture, un journal sur les genoux)
en pleine activité : bronzage…
(photo de bain de soleil)
ou méditation ?
(accoudée à la table de la salle à manger, posant visiblement et l’air à la fois condescendant, excédé et content — malheureusement, la mise au point a été faite sur le bouquet de soucis et le visage est flou)
Quelquefois elle mange
(petit déjeuner, soleil, photo floue)
ou alors elle bricole efficacement
(avec Boris devant une mob rouge et un solex noir, l’air de visser quelque chose)
Il ne faut quand même pas trop lui parler
(à nouveau assise dans le jardin un journal sur les genoux et le regard absent)
ou alors elle regarde élégamment ailleurs
(même cliché que celui au pot de soucis, mais le visage de trois quarts, tourné vers la fenêtre)
La pin-up vue de haut (tatouée, vous avez vu ?)
(jardin, soleil, grand décolleté, vue plongeante)
passionnée par ses pieds, qui sont quand même plus intéressants que vous !
(le cul dans une jardinière vide , contemplant d’un air ardent ses chaussures, sur fond de mobylette, solex, pièces détachées éparses, pot de peinture rouge, pinceaux)
L’aîné, le grand Rémy
Je me présente…
(torse nu, bras ouverts, tirant la langue)
C’est moi le motard !
(même cliché, mais ne tirant plus la langue et cette fois on voit un guidon de moto sous ses mains)
Je peux parfois me donner l’air sérieux
(jardin, petit déjeuner, journal, visage noyé d’ombre et de cheveux)
tout en n’oubliant jamais qu’on m’observe !
(plein soleil, s’étirant, air légèrement crispé)
Je peux aussi parfois rire (toujours ironiquement)
(il se fend la pêche)
Enfin, vous voyez ce que je pense de vous tous… (ma moue est expressive)
(air scrutateur et impatienté)
La mère, génératrice de tant de chefs-d’œuvre
Marie-Dominique-Noëlle
(sourire pour photographe, mais grosses poches sous les yeux)
N’en ayant pas fait assez, elle en prend un autre (le seul qui daigne aller dans ses bras)
(assise sur le seuil un gros chat sur les genoux)
M’enfin, c’est pas tous les jours la joie….
(traits tirés et air pathétique)
… d’avoir des génies à la maison : ça demande beaucoup de travail, c’est éreintant. Elle nous ferait pitié…
(courbée en deux, traits tirés, l’air d’avoir soixante ans)
Heureusement, je peux rire aussi….
(rire laborieux)
… et ce grâce à mes amis, ma seule consolation
(photo de Cléa frisée, de profil, très souriante)
…. qui connaissent ma douleur
(Cléa l’air sinistre et méchant, cheveux raides comme des baguettes, et photo d’Anne carrément ravagée, genre sorcière)
Le Père :
(photo de Gilles grimaçant et faisant la moue)
Merci mon Dieu
En feuilletant l’album, je ris à gorge déployée, Cléa aussi. Soirée très gaie.
Gilles débarque dans l’entrée : livres pour Boris, papiers pour moi. Je ne peux résister à l’envie de le faire pénétrer dans le salon et de lui mettre dans les mains de force l’album de la famille “Dropsy-Mathias” fomenté par Clara, m’attendant qu’il éclate de rire. “Ris ! Je t’ordonne de rire, de te réjouir avec nous !” Debout au milieu de la pièce, nous assises, lui engoncé dans sa redingote étriquée qui l’enfonce comme un petit garçon sage mais très empêtré (toujours le thème du petit garçon sage, triste, encombré, pétrifié, que j’ai balancé à Frédéric dans ma lettre), il oscille d’une jambe sur l’autre, feint de se concentrer sur le texte – un vrai piège que je lui ai tendu, me dit après son départ Cléa avec réprobation. A un moment pourtant, il rit… “A quel moment tu ris ? Qu’est-ce qui te fait rire ?”
Embarrassé, il rend l’album, s’excuse de ne pas être au parfum, “il faut être dedans pour comprendre”. (Et alors, tu n’étais pas dedans ?? en plein dedans, dans ta propre histoire ?)
Exit Gilles. Soirée gaie, légère, pleine d’humour. Clara très en forme, très complice avec Bo. Quand Clara a de l’humour, quand Clara s’amuse, est complice, se sent bien, quelle réjouissance ! me dis-je.
Je me couche avec le sentiment que, quand je fais un travail de liaison de moi avec moi-même – ces écrits laborieux qui valent bien une messe, et puis, ce n’était pas si difficile, si lourd, si monstrueux que ça, rien d’insurmontable en somme, un simple week-end ordinaire – oui, quand je me remets en circulation, Clara bizarrement s’en ressent. J’écris un journal de famille, séquences, dialogues, repas, aussitôt la voilà qui va faire un album de famille, le même jour. Curieuse coïncidence me dis-je.
Samedi, pas de nouvelles de Rémy. Rien d’inquiétant, il a pris pied chez sa nouvelle amie Anne, dite Chloé (et aussi beaucoup d’autres noms). Montmartre. Pour lui qui ne rêve que d’appartement et de pied à terre à Paris, la chose est d’importance. Moi aussi, je ne rêve que d’appartement à Paris, mais je ne m’en occupe pas. Je me contente de la théorie très lâche des germinations obscures et des maturations psychiques, qui consiste à peu près en ceci : l’action, la décision me sont choses insurmontables à entreprendre, je crève de trouille devant le changement, la décision, et plus encore le déménagement et le déplacement. Il faut bien faire avec soi-même, on ne dompte pas ses peurs à la trique. Par ailleurs, j’ai cru remarquer que chaque fois que je m’étais formulé clairement, et avec force mots et écrits, un désir, même si je n’y croyais guère ou n’avais même pas conscience que c’était un désir, presque immanquablement – même des années après, quand je n’y songeais plus – la chose se matérialisait. Ainsi, je me rappelle avec clarté avoir jadis dans des lettres à Gilles longuement formulé mon désir de diriger – ou de m’occuper, ou de fonder – une revue. Ou, donnant des cours de yoga à Bayard-Presse et à Télérama, je ne cessais de penser que le journalisme, la presse me tentaient, mais comment faire ? Et maintenant, sans lien objectif apparent de ces événements entre eux, je m’occupe d’une revue et j’ai une carte de presse – même si je dois reconnaître que je ne développe guère le côté “journaliste” de mon job. Je me complais plutôt dans le côté “éditeur”.
Cette méditation viendrait modérer ma triste constatation que j’ai pris les jobs que l’on me proposait (yoga, revue , mais que ce n’est jamais moi qui ai dit “je veux devenir prof de yoga, je veux m’occuper d’une revue sur le couple et sur la famille dans une association de conseillères conjugales”… En somme, je pensais avoir pris ce qu’on me proposait, pas ce que je voulais. D’ailleurs, de l’autre côté, on ne m’avait pas choisie, mais on n‘avait trouvé personne pour le poste. Plutôt, on n’avait pas vraiment cherché (pas de petite annonce. On était donc faits pour s’entendre : deux mollesses qui se rencontrent, deux non-désirs qui se trouvent. Disons aussi que je me suis sentie d’emblée décalée et suffisamment méprisante de ces identités d’emprunt pour être délivrée d’ambitions fulgurantes ou de désirs paralysants concernant ces boulots, que je fais proprement et consciencieusement, mais sans aucun charisme.
Allez savoir pourquoi, ce « sans aucun charisme » m’est peut-être absolument nécessaire.
Écrire, c’est autre chose… mais trop désirer devenir un écrivain n’est pas trop bon pour la santé, surtout lorsque, comme dans mon cas, il s’agit d’un retour en arrière. Dans ce domaine, j’attends la grâce prédestinée, comme les jansénistes. Je pense toujours qu’il faut de la magie ou du don de Dieu là où il ne faut que des liaisons et de l’obstination. Des liaisons entre les moments de la vie et des passerelles entre les êtres.
Or, cela, c’est un travail, et même minuscule, de patiente dentellière, pas la baguette magique d’un génie d’Aladin. Je me suis toujours trompée là-dessus, trouvant l’amour inespérable, immérité, et coupé des élaborations et labeur personnels. (L’amour, ou bien la grâce. “Comment viens-tu, grâce de Dieu ?”)
Mais l’amour est peut-être espérable, parce qu’il est façonnable comme l’est un travail à façon (recommence à tricoter, ma vieille, ou à faire du crochet : à défaut de baguette magique, tu auras les aiguilles).
Le cadeau des dieux, ce serait la bafouille qu’on s’écrit à soi-même, le cadeau qu’on se fait à soi-même. Telles sont en tout cas aujourd’hui 16 février 1985 mes autopsies d’un doute et pensées de femme de quarante-quatre ans et des poussières. Le ciel est bleu, il fait moins 6°. Clara part ce soir faire du ski à Risoul, avec Gilles, Boris joue avec l’ordinateur que ce dernier lui a apporté et qui le symbolise ou le matérialise dans cette demeure.
(Et hier, Clara, Cléa et moi avons été voir Péril en la demeure de Michel Deville.)
*
Samedi 16 février 1985
Soleil. Retrouvé un rouleau de pellicules sur la table-planche à dessin du salon/
“Qui a pris des photos ?
– Nous, dit Clara
– Vous avez pris quoi ?
– Boris des photos de moi, et moi des photos de Boris.
– Vous avez su faire les réglages ?
– Pas moi, dit Clara, mais Boris, oui. On a pris des photos avec le masque et avec la statue nègre, on s’est prosterné devant la statue.
– C’était quand ? Il y avait assez de lumière ? C’était dehors ou à l’intérieur ?
– Hier matin, dans le salon. Il y avait une lumière très blanche.”
Je prends des photos de Clara dans le jardin ; du 400 ASA. Dès qu’elle pose, elle se crispe et se fige, se rembrunit, se contracte. De mon côté, je ne sais pas toujours me servir très bien de cet appareil sophistiqué (troqué avec Frédéric contre le piano de mon père… Quand est-il venu au fait Frédéric ? Jeudi ? Moi et la chronologie… “Frédéric est arrivé avec dix kilos de rentrée scolaire sous le bras”, ai-je dit un jour à Cléa.)
Voilà que maintenant c’est Clara, le soutien de famille. Rémy a moins de souci à se faire, surtout depuis qu’elle prend des leçons de conduite. Ça lui permet, lui, de s’en aller.
*
VENDREDI 15 FÉVRIER 1985
Je rentre tôt, à trois heures, pour croiser Clara qui me dit : “Je vais au cinéma voir Péril en la demeure.”
Boris avec son plâtre tourne en rond, me réclame son argent du mois.
“Tu auras ton argent du mois quand tu m’auras donné les références du livre de maths que tu n’as jamais acheté, pour que je le commande… et alors, tu les a demandées à un copain ?”
Il maugrée, puis prend le téléphone, me donne la référence, “le livre de maths de seconde de chez Hachette”. Il me rend la monnaie qui reste du taxi, 40 F, “je rajoute 20 F, ça te fait 60 F, et estime-toi heureux, rappelle-toi que tu m’avais barboté 50 F le mois dernier”. Le voilà qui tourne encore en rond, autour du pot, silence éloquent, pesant. Il attend que je dise : “Qu’est-ce que tu veux ?” Moi, dans la cuisine, tranquille, qui remarque le manège mais qui ne bronche pas. Il s’éclaircit la voix :
“Quelque chose à te demander, au fait.
— Ah bon ? Quoi ?
— Tu pourrais pas m’avancer 50 F du mois prochain, m’acheter une cassette de jeux, pour le Comodore ?
— Ça coûte combien ? etc. Non non, pas question de donner une avance, y en a marre, et toi si je te le donne, qu’est-ce que tu feras en échange ?
— Je vais à la FNAC, tu veux pas que je rapporte quelque chose ?
— Ah, si ! La documentation sur l’EP44 et puis sur l’autre Brother, tu sais, celle qui a une grande mémoire… Mais aussi, je t’avais demandé de me prendre les mesures du cadre à remplacer…”
Il le fait, j’avance les sous, il part. Un remords :
“ Au fait… (que de points de suspension dans sa façon de parler), tu ne bouges pas cet après-midi ? Tu ne peux pas me passer ta carte orange ?
— Pas question….”
Et je téléphone illico à Cléa :
“Pas envie d’aller voir Péril en la demeure à Saint-Germain ce soir ??
— Si…”
Avec Clara, nous montons à Saint-Germain la rejoindre à la porte du cinéma.
Le soir, avec son fils et sa fille, Cléa dîne ici. Je lui sers les petits avocats en forme de cornichons et sans noyaux que j’ai achetés au Centre Leclerc de Boulogne, qui ont un franc succès, surtout quand j’en coupe un voluptueusement en deux pour montrer que vraiment, il n’y a pas de noyau… Très poliment, ils s’émerveillent : “Tu as fait un vœu ?”
Autre vision de ce dîner : à table, Cléa et ses enfants. Clara en bout, moi à l’autre bout, en retrait, observatrice, un peu ailleurs. (Boris n’est pas là.) Je remarque que la fille de Cléa regarde fixement, ardemment fascinée sa mère en parlant et que le fils regarde la fille regarder sa mère, également fasciné me semble-t-il. Il me semble que leurs regards bougent très peu de ces positions, que ce n’est pas la première fois que je remarque cette constellation de regards.
Il la regarde oser la regarder en face.
*
SAMEDI 16 FÉVRIER 1985. Début des vacances de février.
Le téléphone vient de sonner dans l’entrée.
Clara : “Ça y est je pars, papa vient me prendre.”
Moi descendant les escaliers de la chambre où j’écris présentement, à Jo, qui joue à une jeu électronique sur l’ordinateur paternel installé dans sa chambre :
“Alors, tu ne vas pas dire au revoir à ta sœurette ?”
Bo : “Évidemment, que je vais dire au revoir à ma sœur !”
En attendant, le petit bonhomme sur l’écran est aux prises avec divers gouffres, précipices, monstres velus, chutes de pierres et chausse-trappe.
“Tu ne peux pas arrêter ça, immobiliser le jeu en attendant ?”
Il appuie sur un bouton et descend l’escalier en chantonnant “I’m going to say good bye to my sister…” d’un air très naturel.
Le paternel arrive et s’arrête dans l’entrée (toujours dans l’entrée. C’est pour ça qu’il m’a dit : “Il faudra refaire faire l’entrée”), sort d’un sac en plastique quatre livres à l’intention de Boris et enfin quatre chemises pliées et repassées, impeccables.
“Tiens, mon fils, des Arsène Lupin, et puis des chemises à moi… Il faudra que tu apprennes à les repasser, ce n’est pas la peine de savoir les plier, tu les repasses et tu les mets sur un cintre, voilà tout.”
Moi, je suis l’arrière-plan. Il ne s’adresse pas à moi, bien sûr.
Dans ma tête, une voix off : “Et sa mère, elle ne peut pas les repasser, ces chemises ?” Autre voix off : “Elle ne repassait déjà pas les chemises du père, tu ne crois tout de même pas qu’elle va repasser les chemises du fils.”
Première voix : “Pourtant, sa belle-mère lui avait appris à repasser et à laver le col des chemises, c’est même une des premières choses qu’elle lui a apprises, tu te souviens ?”
L’autre : “Oui, enfin n’épiloguons pas, après un premier temps il portait lui-même ses chemises à la blanchisserie, c’est même pour ça qu’il a divorcé, tu ne te rappelles donc pas ?”
Le paternel, étonné : “Moi, j’ai divorcé parce qu’elle ne me repassait pas mes chemises ?”
Elle : “Ah bon, tu ne le savais pas ?”
Lui : “Quand je pense à ma pauvre mère…”
Elle : La pauvre ! Comme elle détestait ça, repasser les chemises… Au fait, et ton genou, ça va mieux ? Qu’est-ce que c’était ?”
Le paternel, indifférent, ou surpris de tant d’intérêt :
“Oui oui, ça peut aller…. C’était une crise d’arthrite.
-”Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
– Des anti-inflammatoires.
– Bon, bon.”
Clara embrasse la mère restée dans l’ombre et qu’un châle emmitoufle, puis Bo, qui saute à cloche-pied vers la porte.
Une fois la porte refermée, la mère d’ombre :
“Pas trop dur, de rester ?
— Non, ça peut aller”, dit le fils de lumière.
… Et puis, un peu plus tard, la phrase rituelle :
“Qu’est-ce qu’on mange ?”
“Pas trop dur, de rester ?
— Non, ça peut aller”
… Et puis, un peu plus tard, la phrase rituelle :
“Qu’est-ce qu’on mange ?”