8 janvier 04. Exercice de style (ou d’expression sentimentale et française)
Consigne : Veuillez remplacer je vous prie dans le texte qui suit l’expression “ ça m’a fait quelque chose” ou “ ça m’a fait drôle ” par un verbe plus précis.
Ça m’a fait drôle de me retrouver au Louvre avec Olga qui croquait devant un café noir fumant le dos bombé d’un Japonais sur son petit carnet (je me rappelle sa toison drue coupée en brosse, au Japonais, et qu’Olga disait : “ la courbe de ce dos, de dos, c’est difficile à rendre”, je répondais : “cela me rappelle une jeune fille qui lisait sur le quai du Louvre et que j’ai croquée plusieurs fois de dos, la difficulté que j’avais ”.)
Ça m’a fait quelque chose au Louvre, toujours avec Olga, de me retrouver nez à nez, si j’ose dire, avec la grande odalisque d’Ingres dont le dos comporte une vertèbre de trop. Assises en tailleur devant elles, deux jeunes filles crayonnaient et copiaient le tableau. Le dos de l’odalisque était laiteux.
Ça me fait quelque chose à présent de penser que le hasard a fait qu’Olga se trouvait ce jour-là avec moi à la place très exacte que Cléa, il y a un an, m’a refusée sèchement
Mais je n’y ai pas pensé sur le moment. Tout semblait si naturel.
Ça me fait quelque chose de penser que, si Olga n’était pas la femme de mon fils, ce serait le plus simplement du monde une amie, alors que là, c’est plus compliqué (la complication des liens familiaux et la distance obligatoire !)
Ça m’a fait quelque chose d’entendre de mon lit à 4 heures du matin sur France-Culture la voix perdue de Marianne Alphant qui parlait de Leiris. C’était la nuit du 7 au 8 janvier 2004.
Ça m’a fait quelque chose d’entendre parler de Leiris et de la publication dans la Pléiade de Biffure, Fourbi, Fibrilles et Frêle bruit sous le titre La règle du je. (Ceux qui conversaient cherchaient la raison d’être de ces trois consonnes répétées, BFR, moi, tout de suite, j’ai pensé à faber, Homo faber.)
Ça m’a fait quelque chose d’avoir toute cette nuit d’insomnie où je prêtais l’oreille à des voix que le jour je me gardais bien d’écouter – sans doute pour ne pas trop souffrir – ou ne pas trop me sentir réveillée.
Je me rappelle qu’avant Leiris une conteuse, qui s’appelait Christel et avait un patronyme alsacien, a lu “le petit mousse”, de Karen Blixen. Je m’émerveillais de sa voix intimiste qui n’était en quelque sorte qu’une mi-voix (ou une claire-voie) Comment faisait-elle ?
Ça m’a fait quelque chose de sentir cette voix faire miroiter sur ma peau en pleine nuit des luminescences maritimes laiteuses, blanches et phosphorescente.
Je me souviens de la vieille Lapone aux yeux jaunes et comme j’ai tressailli lorsque la voix a dit : “Nous autres Lapons, nous avons l’habitude de nous transformer en faucons pèlerins pour voir le vaste monde”
En novembre, ça m’a fait quelque chose de lire le conte de Nodier qui s’intitule “Sœur Béatrix”. C’était un livre un peu ancien acheté pour Francis au dépôt d’Emmaüs à Toulouse, mais que je ne lui ai jamais donné (j’avais presque aussitôt oublié cet achat, comme j’oublie presque tout si je ne l’écris pas sur un petit carnet).
Ça m’a fait quelque chose d’entendre au téléphone la voix de Patricia Delahaye. Je me souviens d’un déjeuner où elle avait réussi à me réveiller et à me faire parler de Lambrich. Elle est devenue éditrice, elle a publié plusieurs livres
Cela m’a fait quelque chose en septembre de lire le manuscrit d’Alice B. et il est encore temps que je lui envoie des vœux de nouvel an.
Cela me fait quelque chose de grappiller tous ces lambeaux de moi. Et de m’apercevoir à quel point ils sont chargés. Chargés de quoi ?
Cela me fait quelque chose de m’apercevoir qu’après tout, je pourrais bien me réveiller.
Le 14 janvier 2004.
Envoyé à P. Delahaie les cent premières pages de L’Envahie.
« Traversante, et seras traversée… Tu traverseras, tout cela. »
Il y avait du vent et nous remontions le boul’Mich. Lui, col du pardessus relevé, moi, jupe à volants claquant sur mes jambes comme un foc. Un peu transis. Je fus secouée. Comme savait-il cela ?
Il y avait ce long corps rectangulaire et cette tête de boxeur à bouclettes. Qui lui avait enfoncé la face de la sorte, écrasé le nez d’un coup de poing ? Du moins étais-je sereine. Sa beauté ne me fascinerait pas. Nul éclair d’aigue-marine dans la transparence du regard, nulle ciselure dans la narine d’une délicatesse à en pleurer. (Dessiner, ce doit être cela : prendre le dessus sur la fascination). Peut-être quelque chose de l’autoportrait de Michel-Ange par lui-même ? Mais en moins vieux.
Donc, je traverserais les choses, les gens, et en serais traversée.
Ce fut une des fois où je me sentis vraiment là où je me tenais. Je ne dirais pas : où je me sentis vraiment moi, cette tautologie entre le je et le moi étant consternante. Ce que je vivais, ce n’était pas de coïncider, de me lover, me loger. C’était plutôt le bruit que ferait un immense papier collant qu’on arrache. Le « scraaatch » d’une bande de papier adhésif qui désadhère, si j’ose dire. Cette sensation, cette émotion, était difficile à saisir. Une sorte de frisson. Je « décollais ».
Comme dans ma course dans la dune avec René Goulignac ?
Comme dans l’ULM avec Rémy ?
Objet: coucou la non identifiée
Date: jeudi 15 janvier 2004 10:42
Coucou la non identifiée
tu enverras à Patricia Delahaie le « Non identifiée » qu’avait aimé Nathalie Sarraute encore une occasion manquée, pourquoi ce Georges Lambrichs ne m’a-t-il pas dit cela, ne lui a-t-il pas donné mon adresse, ne m’a-t-il pas communiqué sa lettre, a-t-il tout gardé pour lui et lui seul ??? Les compliments, la lettre, le contact ?? Ste Nathalie Tcherniak, vous qui êtes au ciel, ne m’oubliez pas là où vous êtes sûrement !!
Ils m’en auront fait, des vilenies, les hommes ?
Ils me l’auront, et bien soigneusement, enfoncée, la tête, sous l’eau. Et moi, c’est sûr, j’ai bien marché dans la combine.
Bisous de nouvel an
Ego Nominor
Le 17 janvier 2004.
Hier, RV avec N. Benoit du Crédit lyonnais, qui me demande de lui envoyer l’état du porte-feuille à la mort de mon père.
De retour à la maison, à compulser les dossiers, il me revient que maman est morte le 14 février 1999. Anniversaire bientôt.
Écrire ? Écrire pour…
Souci d’écrire pour Patricia Delahaie.
Conscience de mal utiliser le désir d’écrire d’Annita, de mal profiter du groupe Sens comme premier public… Leur en parler ? (écrire ?)
La question, c’est : comment écrire sans se fatiguer, en simplement laissant passer (« traversante et seras traversée »). Bref, écrire comme on prend un bain de soleil, et pas pliée en deux sur un challenge, un défi, une corvée, accrochée, acharnée.
Sans doute est-ce la première phrase, la musicale, celle qui donne le la. Ou, comme disait Michel Chaillou, celle qu’il faut déplier. Délicatement.
Station Châtelet : portraits au trait de Moretti dans le métro ? Superbes. Gabin et Romy Schneider. C’est une publicité pour un distributeur de parfums.
Le 19 janvier 04
Bonjour Patricia,
J’ai lu votre mail avec beaucoup d’intérêt et ne vous cacherai pas le rire qui m’a secouée à sa lecture. Je n’imaginais pas une seconde que vous attendiez de moi un manuel de savoir-vivre ou un livre de conseils, bref, autre chose qu’une entreprise littéraire ! Il y a dans votre message quelque chose d’aussi réjouissant que si vous demandiez à Nathalie Sarraute d’écrire un livre de cuisine ou à Michel Leiris un manuel de conseils aux dépressifs. C’est quelque peu surréaliste, et, en même temps, l’image de Nathalie Sarraute en train de sucer son crayon pour rédiger un manuel de recettes à l’usage des générations futures n’est pas dénuée d’intérêt, ni de sel. (Non que je me croie à la hauteur de ces deux grands noms, mais je ne me vois pas trop me fatiguer pour autre chose que le meilleur ou le plus exigeant à mes yeux, bref, pour ce qui a le plus de valeur. Quitte à rater le coche, le train ou le bus qui se présente vraiment à ma modeste porte – vous, le transport en commun – , mais c’est quand même de ce côté-là que se situent mes ambitions – du moins mes identifications, ou mes conversations intérieures).
Me voici donc décontenancée et triste à l’idée de terminer si vite l’aventure avec vous, et de ne plus voir vos yeux briller dans la pénombre du Zimmer quand j’énonce de grosses platitudes. Le malentendu me semble flagrant.
Pourtant, si je dis que le rire m’a secouée à vous lire, je ne voudrais perdre ni le rire, ni surtout la secousse. Comment faire. Quel est le mode d’emploi d’un malentendu qui vous fait « tant de choses en somme » ?
Comment faire avec vous, chère jeune femme, pour bien vous employer ? Ne pas vous décourager, ne pas baisser les bras trop vite ? Rendre fécond le malentendu ?
Il semble évidemment que vous me demandez quelque chose que je ne peux pas donner. Mais vous me demandez quelque chose. Là est l’essentiel.
Et vous me demandez quelque chose dont vous finalement n’avez pas la moindre idée.
Comment lâcher cela de gaîté de cœur ?
Sans doute pourrais-je ruser, faire ma grosse hypocrite, et ne pas vous envoyer cette lettre. Je l’enverrais à d’autres, à qui je dirais la vérité. Avec vous, je ferais l’enfant sage. Je m’efforcerais de le faire, ce livre qui se vend bien, de bonne foi, et, comme évidemment je n’y arriverais pas très bien, c’est à autre chose que j’arriverais. Je ne sais si vous voyez le détour (méthodologique) : je me délivre de l’ambition littéraire qui m’étrangle et du surmoi romancier qui me paralyse en m’efforçant d’entrer dans un projet aussi modeste que circonscrit, que je raterai bien sûr, mais qui sera mon échafaudage.
Je ne veux pas vous mésestimer, Patricia. L’autre jour, vous m’avez montré les productions de votre maison d’édition (conseils de santé, de mieux vivre et d’épanouissement personnel, autant que je me souvienne) en me laissant entendre que c’étaient là des productions alimentaires destinées à soutenir des ouvrages plus exigeants. Mais exigeants comment ?
« Évidemment, vous ne pourrez pas écrire un roman… » Phrase admirable à mes yeux. Comment avez-vous trouvé ça ?
Alors un récit ? Un essai ? Un polar ? Un manuel ? Un reportage ? Une autofiction ?
La question de fond, c’est celle de l’interlocuteur, de celui à qui l’on s’adresse.
Êtes-vous une interlocutrice ? Après tout, cela ne vous coûte pas grand-chose, de réclamer des livres à droite et à gauche à ceux que vous rencontrez dans le petit monde du journalisme et de l’écrit. C’est la politique du « on ne sait jamais ».
Ce qui me trouble, c’est que vous pourriez être ma fille.
C’est un peu le monde à l’envers ! Moi qui voulais jadis un éditeur père spirituel, un éditeur accoucheur ! (Mais, de ce côté, je suis tombée sur un os).
Et si vous étiez ma fille ? Et si vous étiez la voix de Clara ? Que cherche-t-elle à savoir, ma fille, sur sa mère ? et sur ses occasions manquées ?
Sans doute la même chose que moi sur les occasions manquées de ma mère : « Quelle femme aurait-elle été si… ? » (et surtout s’il n’y avait pas eu la guerre, la défaite et l’Occupation).
(Envie de cigarette. Intermède du bureau de tabac. Seigneur, elles sont à 5 euros à présent ? Pour me donner bonne conscience, j’achète des timbres. Rentrée chez moi, je fume trois cigarettes. Faute de frappe. J’ai écrit fulme. Donc, prenons le mot juste : je fulmine trois cigarettes. Ce goût infect… Je jette le reste à la poubelle. Cinq euros moins trois cigarettes, ça fait quoi ??)
Je reviens à mon pensum.
Et si j’écrivais deux livres à la fois, un pour vous, un pour moi ?
Dans l’un le projet, le plan, le programme. Dans l’autre les restes, les débris, les bourgeonnements.
Et si et si et si ?
Allons, commençons. On verra bien.
(Annita, tout cela s’adresse aussi un peu à toi : ton désir d’écrire, mon désir d’écrire, de nous soutenir, qui se sont enlisés, mais peut-être pas taris.)
Décidément, ce rire était un saut de carpe (m’a secouée comme un coup de reins). Ce serait dommage d’en rester là, bref, de louper cette occasion.
Même si, vous vous en doutez bien…
Vous m’avez donné rendez-vous dans cette brasserie exactement comme si vous-même étiez une occasion (à manquer).
Bon. C’est sûr à présent que je n’enverrai pas cette lettre. Et ce qui m’ennuie, c’est que je ne vois pas quoi répondre à Patricia D. Je ne veux pas couper court, mais je ne veux pas laisser entendre que son projet m’agrée.
Par ailleurs, cela m’enquiquine vraiment d’aller mettre le nez dans les occasions manquées de ma vie. Il y en a eu tellement !
*
Date : Mar 20 jan 2004 19:03
Objet : Re : séminaire sens
Bonjour Baptiste, shalom Annita
D’accord, c’est bien noté, ainsi que le code pour entrer.
Et n’est-ce pas le jour de la saint Baptiste ? Cette date est presque toujours une période radieuse, ensoleillée, le vrai début de l’année, où on commence à se sentir pousser des ailes.
(Sur Annick, je me pose quand même une question : est-ce vraiment un hasard quand on ne peut jamais venir à un groupe qui se réunit déjà si peu souvent ?… Cela me rappelle une époque, lointaine, où, comme par hasard, chaque soir du groupe Sens j’avais mal à la gorge, j’étais crevée, ou bien il y avait trop de vent à l’arrêt du bus et je faisais demi-tour au dernier moment en me murmurant que j’avais bien le droit d’être crevée, bien le droit de me cocooner, bien le droit… Cela m’avait signalé que, mine de rien, il devait y avoir pour moi un enjeu dans ce groupe…)
Je vous embrasse,
Marie-Noëlle
PS. Annita, le sais-tu ? j’essaie de recommencer à écrire… et j’ai besoin de soutien. De soutien pour ne pas flancher, pour ne pas m’arrêter. En fait, j’écris dans le plus grand désordre et la plus grande fragmentation, mais au fil de la chose je me rends compte que ces fragments sont chargés… un peu comme je m’étais rendu compte à un certain groupe Sens que mon petit texte tranquille aux allures d’haiku sur le parc Montsouris était bien plus chargé pour moi d’affects et d’arrière-mondes que je ne le supposais…
En fait, je ne supporte plus d’écrire en solitaire ou dans la tour d’ivoire, et les fragments que j’écris sont comme des lambeaux de lettres adressés à des interlocuteurs plus ou moins réels, plus ou moins fantasmés, un peu transitionnels.
Et puis, il y a les lectures. Pour écrire, il faut les meilleurs compagnons dans son lit, les meilleurs ! ( je dis dans son lit car je lis au lit). Par exemple, je viens de relire le portrait que fait de lui Michel Leiris dans L’Âge d’Homme. Quel texte !! À apprendre par cœur pour faire remarcher sa mémoire.
Il m’est aussi arrivé ces derniers temps, pour exercer ladite mémoire qui flanche, de réapprendre des textes de Victor Hugo déjà appris dans l’enfance. La Rose de l’Infante, en fait. Moi qui, par paresse et facilité, me suis mise à parler aussi mal et aussi relâché que la jeune génération – on reste jeune comme on peut !! – cela m’a fait un effet salubre. Quelle tenue dans ces textes !
PPS Je ne sais jamais très bien si mes e-mail vous arrivent. Si oui, me faire un « réponse à l’auteur »
Date : mardi 20 janvier 2004 21:26
Objet : Re : séminaire sens
Chère Marie Noëlle
merci pour ton mel très sympa. Mais la suite me met dans un état !
Bien sûr que je suis ok pour te soutenir, il manquerait plus que ça que je ne sois pas là donc vas-y lance toi, adresse moi des textes je te promets que je t’accompagnerai.
Mais tu sais quoi ? j’ai la même demande à ton égard mais moi c’est pas tout à fait pareil j’ai tant envie d’écrire et suis toujours aussi INHIBÉE (ou surchargée mais comme dirait le mel du dessus faudrait savoir si c’est parce que tu veux y aller ou non) alors que j’ai plein d’idées que j’aimerai aussi te soumettre avec la peur que je ne tienne pas la route et puis moi J’AI UN VRAI PROBLÈME avec l’écriture et ça me donne envie de pleurer quand j’y pense… A suivre
Bisou
Annita
Date : Mer 21 jan 2004 19:03
Moi aussi, pour écrire, j’ai un VRAI PROBLÈME, tu sais…
Mais, si je te demande un soutien, ce n’est pas forcément que je te demande de FAIRE quelque chose
Juste que tu le saches (que j’ai besoin d’un soutien), que ce soit quelque part dans la tête de quelqu’un d’autre que moi, à savoir toi. Mais pas que ça te fatigue !
Comment écrire sans se fatiguer, sans fatiguer les autres, sans se tracasser, sans tracasser les autres, sans se persécuter etc. etc. ?
Comment écrire en se laissant porter ? en se laissant aller dans le sens du courant? c’est-à-dire sans dépenser d’énergie ?
Question bien orientale qui ne demande pas de réponse à la lectrice de haïku.
Bisous
Marie-Noëlle
*
Date : mercredi 21 janvier 2004 22:14
C’est tout à fait cela pourquoi faire des nœuds quand il y a une partie de soi qui est convaincue qu’on pourrait le faire en détente sans forcer en laissant aller mais où est la voie, par où ça passe la simplicité.
j’aime ta réponse
les feuilles tombent sur les feuilles
la pluie tombe sur la pluie
Bisou
Annita
20 janvier 2004
Désordre
Désordre, c’est le mot qui est revenu
tandis que j’envoyais une carte de vœux fantaisiste à Philippe et Nicole.
“Quel désordre, ma pauvre fille !”
Est-ce le mot qui m’obsède ? me ronge ? m’érode ? me submerge ? m’envahit ? m’asphyxie ?me noie ? m’aspire ? me happe ? m’encercle ? me tentaculise ?
“ une chatte n’y retrouverait pas ses petits”.
Mots de ma mère.
Quel poids dans ces dictons.
Mardi 20 janvier 2004
Filigrane
En lisant l’article de Wainrib sur la séduction pour lui remettre quelques virgules, je tombe sur un mot : malentendu. Mot que j’ai employé hier dans mon essai de réponse écrite à Patricia Delahaie. Séduction de l’éclat des yeux aigue-marine dans le soleil de janvier.
“Quand je lui ai dit que j’aimerais bien écrire sur mes occasions manquées, ai-je dit hier soir à Olga, ses yeux se sont mis à briller d’un éclat diabolique”.
Olga a ri : ce rire qui signale un déclic, l’irruption du connu dans de l’inconnu (ou inversement).
Donc, séduction, malentendu (comme avec Lambrichs), et maintenant quoi ? Qu’est-ce qui va venir ?
Avec Lambrichs, je me désolais du malentendu. C’était au fond, quand je l’ai découvert, comme si rien n’était arrivé. Mais aujourd’hui, je suis plus sage. Je pense que le malentendu est un sûrement un cheval à enfourcher (ou un train à prendre).
… Je reviens à mon sujet : Toutes ces petites connections électriques qui crépitent dans mon cerveau tandis que je lis ceci ou cela me donnent la certitude que, si je me remets vraiment à écrire, ce seront des filigranes. Je n’aurai qu’à écrire ce qui surgit en filigrane de mes autres activités. Je soulèverai l’activité en cours comme une feuille de papier, la présenterai devant la fenêtre (de la contemplation errante), et y verrai écrit en transparence, par exemple, “Roi de Navarre”, ou “Canson”. Ou simplement des stries parallèles, comme sur le papier Ingres.
Shérane hier me dit au moment où je pars : “Tu pars déjà ?
– Oui, je travaille demain.
– Quand est-ce que tu t’arrêtes de travailler ?
– Dans un an.
– Chouette ! Alors, tu pourras venir beaucoup plus ! ”
J’ai été émue. Je ne lui ai pas dit que, déjà, je pourrais venir plus, mais que je craignais d’encombrer l’espace vital de ses parents. Je lui ai dit : “On pourrait se parler plus… C’est quoi, déjà, ton adresse électronique ? Tu regardes ta boîte aux lettres tous les jours ?
– Oui. Tu m’as d’ailleurs envoyé une photo (une carte de vœux)
-Bon, ce n’était pas grand-chose. Je pourrais t’écrire plus souvent, des petits mots. ”
Elle portait son étrange T-Shirt aux manches rayées orange et noir, aux épaules trouées (dénudées) et au plastron décoré d’une figure de fillette genre BD très vulgaire, avec surtout ces mots : Punky for ever, qui m’avaient fortement déplu, mais dont elle-même ne semblait pas saisir le sens. Je l’ai serrée dans mes bras. Elle s’est mise à jouer avec une sorte de mantille en tulle noir pailleté, la déployant dans une danse des sept voiles.
– “ Tu veux que je te montre comment font les Arabes ?
– Oui, montre !“
Elle a commencé à s’entortiller le menton de la mantille transparente, la faisant remonter sur son crâne et l’enroulant sur ses cheveux, puis tirant pour rabattre comme une visière le haut du tissu sur son front : le voile islamique tout craché. Que se racontent-elles au lycée entre elles en pleine diatribe sur le voile islamique, ces petites filles dont les seins poussent et qui sont en train de devenir pubères dans l’indifférence générale ? Entre le tee-shirt punk aux épaules dénudées et la mantille islamique, qu’est-ce qui cherche à se dire ?
J’ai ri : “ Il est trop petit, ton tissu ! ”
Elle a alors remonté sur la bouche et son nez le bas de la mantille. On ne voyait plus que ses yeux.
– “ Cela me fait penser à un de mes premiers déguisements, quand j’étais petite. Je m’étais déguisée en Schéhérazade, et j’avais un foulard sur le nez, on ne voyait que les yeux. Au bout d’un moment, je ne pouvais plus respirer !
– Oui, mais là, c’est transparent ! ”
Nous nous sommes une fois plus enlacées, et j’ai redescendu l’escalier (majestueux).
Dans le hall d’entrée, Olga m’a couru après : “Salut, Marie-Noëlle !” (Pourtant, on s’était déjà dit au-revoir) “ Si tu as l’occasion d’emmener Joachim voir la Cantatrice chauve… ”
Deux petites occasions à ne pas manquer.
J’en ai manqué de grandes, des occasions. Mais les petites, maintenant, c’est mon truc.
Je reviens à mon malentendu.
Patricia, cette jeune femme moderne, performante et battante, sera mon leurre : je l’utiliserai pour faire tout à fait autre chose que ce qu’elle attend de moi. Mais quelque chose de mieux.
(Éclaircir un peu l’image du leurre).
Aria : C’était un foulard en satin vert et bordé de sequins, que ma mère avait cousus pour le déguisement du corso fleuri de Saint-Cast sur le thème des pirates. J’étais la Mauresque captive. Peut-être ai-je encore des photos. Il y avait aussi Xénia Smitten, tellement plus jolie que moi, tellement plus fine et féminine, avec son pantalon bouffant et son turban (toutes les filles étaient donc des mauresques captives ).
Qu’est devenue Xénia Smitten ? Et est-ce à cause d’elle qu’un jour, je suis devenue orthodoxe ?
Je n’ai pas tardé à savoir que Xénia voulait dire l’étrangère, ou bien l’accueillie.
Les deux.
Bizarrement, avec Xénia, c’était moi qui me sentais l’étrangère, la déplacée.
Date : Jeu 22 jan 2004 10:34
Objet : qu’est-ce qu’une géante rouge ?
Annita, merci de ton mot de ce matin. Je relis celui d’hier, tu dis « j’ai plein d’idées que j’aimerais bien te soumettre », eh bien vas-y ! Bien entendu, depuis que cette conversation s’est ouverte (que cette plaie s’est rouverte* ?), cela se poursuit dans ma tête, et c’est déjà ça, ce crépitement des neurones, ces petites étincelles électriques. Éclairent-elles le chemin? Je me dis pour ma part que, pour écrire, on a peut-être besoin d’une zone intermédiaire de mots et petits papiers pour faire le pont entre ses pensées et son porte-plume. Certains auteurs accumulent des fiches, beaucoup tiennent un journal, quant à moi, je me rappelle que, du temps de L’Envahie, j’avais un gros agenda sur lequel j’écrivais à la queue-leu-leu, telle une collectionneuse, un tas de mots bizarres que je pêchais dans le dictionnaire, « stromate », « flouve aquatique », « griotte, » praliner », « prandial »… je crois que cela m’était très utile car c’était un jeu, et en plus, en copiant ces mots, je ne donnais pas, je prenais, je me nourrissais.
Hier soir, par hasard (ou plutôt : au hasard), je suis tombée dans Leiris (Zébrage) sur un passage qui s’appelle « Glanes ». Il s’agit de mots qui lui plaisent et qu’il développe comme on tire un fil de la pelote.
Exemple : « Cigüe: si aiguë
Citerne : urne si terne
Échelle : lèche le ciel
Écume : les grumeaux de la mer, le mucus des écueils
Églantine : la sanglante étamine »
Etc etc. Cela m’a enchantée.
Pourquoi ne jouerions-nous pas à des jeux de mots surréalistes ? Peut-être pas comme but, mais comme gamme, comme carburant. Enfant, j’ai joué aux petits papiers,
c’était un enchantement. j’ai appris par la suite que c’était le cadavre exquis de Breton, mais comme ma grand-mère avec qui je jouais à cela n’avait pas l’âme très surréaliste, je pense que ce jeu existait déjà avant Breton.
Finalement, tout ça, ce sont des échauffements, des gammes.
Comme tu le sais, je lis et relis beaucoup de textes de sciences humaines et je me rends compte à quel point la complexité des analyses rend difficile la belle écriture, la limpidité. Peut-être aussi parce que, quand on rend un article, on a un délai, on est donc à la bourre, et on n’a pas le temps de laisser reposer, décanter.
Bon, j’arrête là, car je suis au bureau (mais je ne me sens pas coupable de prendre sur mon temps, car tout ce qui m’aère l’esprit est bon pour mon boulot)
Je t’embrasse
Marie-Noëlle
PS Une géante rouge n’est pas une énorme personne en robe rouge. Non, c’est une étoile qui, après avoir grandi et brillé des milliards d’années, approche de sa fin
* plaie concernant l’écriture, bien entendu
26 janvier 04
Pages blanches par temps de neige
Annita
Pour ne pas te surcharger (ni moi) je vais commencer par t’envoyer des idées de feuilles, des feuilles blanches, des feuilles sans rien d’écrit dessus ; je ne sais comment dire. Simplement que tu saches qu’il y a quelque part des feuilles qui s’écrivent dans le plus grand fatras et illisibles, digressives et désordonnées (« quel désordre, ma pauvre fille ! » disait ma mère en entrant dans ma chambre) Je te dis juste leurs numéros,1, 2, 3, 4, 5. Pour l’instant, c’est du genre : on verra bien où cela va mener, le tout, c’est de persévérer.
(Eh oui, persévérer, pour moi, that is the question.)
Reçois donc ces quelques pages blanches, avec rien à lire dessus, pas d’avis à donner, et qu’elles te soient légères !
Je t’embrasse
Marie-Noëlle
Date : mardi 27 janvier 2004 18:42
Objet : Re: qu’est-ce qu’une géante rouge?
Annita
Comment te désencombrer ? j’ai l’impression que tu étouffes.
1. Si tu ne fais pas l’article projeté pour Dialogue sur le harcèlement moral, je regretterai, mais ne serai pas du tout vexée.
2. Idée à explorer ensemble mais qui n’est ni un projet ni un engagement : que je te coache d’une façon ou d’une autre pour te mettre en selle dans ton projet d’écriture sur « ton » cancer (et peut-être le nôtre, car, si Baptiste disparaît… c’est un des « hommes repère » de mon existence).
Je ne sais pas bien sous quelle forme, peut-être, d’abord en te faisant parler ? en t’enregistrant ? je ne sais.
Ce serait surtout une proposition de mise en route. Je ne te tiendrais pas la main 300 pages, je crois que ce serait trop contraignant.
(Tout ça, c’est juste dans la rubrique « Why not ? » Tu prends et tu laisses)
Bisous
Marie-Noëlle
Dimanche 25 janvier 04
Toutes les pensées qui me sont venues ce matin avec mon appareil-photo.
D’abord, le soleil par la fenêtre. « Il n’y a pas de mystère, pour faire une bonne photo, c’est en extérieur, et avec du soleil ».
Dans le 21, envie de photographier plein de gens. Mais personne ne lisait. Or, dans le bus ou dans le métro, je ne prends que des photos de gens qui lisent, intitulant cela : la Très Grande Bibliothèque. J’ai l’idée de faire une autre série : les Très Vieilles Personnes. Une vieille dame, un peu trop loin, me plaisait beaucoup. Toutes ces frustrations me donnaient des milliers d’envies. Je les trouvais beaux, j’avais envie d’eux, envie de leur portrait, envie de les collectionner, envie de les prendre, envie de les célébrer, de les sublimer, envie de les assumer, pourquoi pas ? Je voulais aussi les relier aux portraits de vieilles femmes de Rembrandt. Et une question surgissait : un Rembrandt est-il beau ?? (« Peindre, c’est aimer à nouveau » : eh oui. Ou même, pour moi à qui on n’a pas tellement appris ce verbe sur le tas, « peindre, c’est apprendre à aimer »).
Je n’ai pas photographié la vieille dame. Dans le bus, il y a souvent des vieux, que je voudrais photographier.
Je descends rue de Rivoli. Les quais. La Seine est haute. Pied des arbres dans l’eau. Vaguelettes, clapotis de bord de mer. Ciel bleu entrecoupé de cumulus éclatants de blancheur d’un côté, de gris violacé de l’autre. Quelques marcheurs. Le quai est coupé par le crue par endroits.
Toujours la même difficulté à photographier des gens. Il faudrait leur demander la permission, et alors, ils ne seraient plus les mêmes. Faute d’humains, je cours après les oiseaux. Où sont les mouettes ? Au loin, sur les pavés mouillés, un couple de canards. À mon approche, apeurés, ils se remettent à l’eau. Je ris de les voir tenter de remonter le courant, vers l’est. En vain. Ils reculent. Moi, je me dirige vers l’ouest. Prise de photos compulsive et un peu à l’aveugle. Pont, arches. La branche droite de mes lunettes se démantibule.
Conversation incessante avec moi-même. Bizarre comme je me sens toujours accusée. Je marmonne en réponse à un interlocuteur imaginaire que, si je prends tant de photos, c’est parce que mon fils va avoir quarante ans, et que je veux lui offrir 40 berges en photo… Pourquoi ce flash-back ? Les 40 berges, c’était en mai dernier. Et d’ailleurs, l’hiver dernier, je n’avais pas pris toutes ces photos de la Seine ou de la Garonne en fonction de ce jeu de mots. Je les ai prises pour l’eau, la lumière, la pierre, la ville, les arbres, les gens, les jambes, les vélos, la marche, le croquis. Pour croquer. Pour manger. Pour me sustenter. Prendre, prendre, prendre. (Est-ce mal, de prendre ?)
La mayonnaise prend. Le plâtre prend. Moi aussi, je veux prendre.
(Ne pas oublier d’aller au grand marché de l’art cour Saint-Émilion. Il y a Olivier qui expose.
Ne pas oublier d’écrire un carnet de peinture sur l’atelier avec Laurent G. Cela devient de plus en plus vivant. Avant-hier, j’ai trouvé particulièrement chaleureuse la conversation avec Lucie. Elle soutient une thèse sur le miroir dans la peinture du 17e siècle le 12 février, à l’École du Louvre.
Sur ce carnet, j’ai dessiné un Tanagra avec ses drapés triangulaires.
Au dernier atelier de nu : la protestation du modèle, Stéphanie, à l’éclat de mon flash. Je lui dis précipitamment : « Non, non, ce n’est pas vous que je photographiais. Je photographiais Frédéric ». Je me tourne vers Frédéric en riant : « Tu ne vas pas me faire un procès, au moins ? »