2005. CLÉA et DOMINIQUE – ou UNE INTERLOCUTRICE MUETTE QUE LA COLÈRE ÉTOUFFE

NOVEMBRE 1981.

Encore un dimanche que j’ai passé à préparer ma mort c’est-à-dire à écrire, plutôt qu’à m’occuper des vivants, Clara et Bo, qui, l’un, regarde la télévision, l’autre, gelée, s’enveloppe de lainages dans sa chambre et travaille (je suppose).
Je suis triste. Rémy qui a passé les vacances de la Toussaint ici avec un camarade de lycée, Hassan, est reparti en me disant  : «  À dans longtemps  ».
Le travail m’absorbe. Je suis perpétuellement absente, faute d’en venir à bout. Le moindre coup de téléphone me donne des angoisses.
Samedi, Cléa est là, à déjeuner d’un poulet avec foie, farce, haricots verts et marrons, en compagnie de Florence R, thérapeute familiale (psychologue) rencontrée à Zürich. Les enfants aussi sont là, naturellement. Longtemps nous parlons. Cléa accroche mal avec Florence. Celle-ci, fragile et acide, visage jeune et étroit, cheveux déjà gris, ressemble d’après elle à une bonne sœur…
Florence semble comprendre ce que dit Cléa, qui me paraît à moi souvent de plus en plus obscur, en raison de son visage ravagé, qui m’effraie, de ses yeux de plus en plus calcinés, de sa peinture de plus en plus désertique – ni formes ni sentiments – et, sous-jacente à tout cela, sa maladie, dont je lui ai reparlé ce soir, et qui l’enferme, de par son silence même, dans le monde du rejet.
Le soir, je devais aller dîner chez Jean-Paul G, à qui j’ai abandonné deux de mes cours de yoga, et qui, « en remerciement », m’invite le samedi soir chez lui depuis déjà près d’un mois. Plus la nuit tombe, plus le froid devient ostensiblement hivernal, plus je me rends compte que c’est insurmontable pour moi de me «  rendre  » à cette invitation à la Porte dorée, septième étage sans ascenseur, et, par dessus le marché, le code de sa porte commence par les lettres «  OB  ». Quel tampon  !
Il est de plus en plus évident que je n’effectuerais pas ce voyage au bout de la nuit glaciale. L’angoisse monte, car il est patent aussi que je ne téléphonerais pas, que je le ferais attendre. De plus en plus obsédée par le temps persécuteur qui m’accule à une décision que je n’ai pas – pour quelle raison obscure  ? – les moyens de prendre, j’explique mon cas à Florence et Cléa en leur demandant si elles ne me trouvent pas complètement folle.
Florence répond qu’il lui est déjà arrivé deux fois, ayant invité des amis à déjeuner chez elle, de ne pas être chez elle ce jour-là, d’avoir filé. Cela me rassure. Cléa, de son côté, pense que j’aurais intérêt à éclaircir cette obscure panique,   que, pour elle, ce n’est plus possible, cette absence de rigueur. Elle me blâme. Fronce les sourcils. Se sent-elle menacée par mes tentatives de fuite ?
Toujours dans l’hésitation, sur le balancement de l’horloge, j’ai une inspiration : «  Et finalement, si…  »
A ce moment, le téléphone retentit lugubrement. Il est six heures du soir.
C’est Jean-Paul G. «  Ah, bon, tu n’es pas encore partie  ?
– Non non, fais-je lâchement.
  C’était pour te dire qu’en bas de l’immeuble il y a un code… Si c’est fermé, tu fais OB 2348. OK  ?  »
Je claque des dents sans avouer que se dérobe sous mon ventre – comme par un coup à l’estomac  ? comme dans un précipice  ? – la possibilité de traverser Paris et de gravir les fameux sept étages. Et maintenant le code  !
Je raccroche.
«  Retéléphone, dit Cléa. Dis-lui que tu ne viens pas.
Je me demande pourquoi j’éprouve le besoin de faire des coups comme ça… Pas possible, sur le coup, de lui téléphoner… Demain, peut-être… quand il sera trop tard… ou quand j’aurai compris… Persécuteur, le téléphone  ! Ce type me persécute  !!  »
Il me semble que ma vie n’est plus que la proie d’une longue persécution, toute fuite étant désormais impossible, excepté dans le sommeil, toute dérobade inimaginable, puisque désormais dans la société j’occupe une place, une place de salariée.
Fini de plaisanter. La trappe de secours est fermée.
La nuit tombe. Je fais du thé.
Ô nuit  ! Réveil des altérités insolites  ! Réveil des altérés  !
Tant pis, j’y vais. Je monte en claquant des dents, froid et terreur , dans la 2CV de Cléa. La porte claque. Florence monte derrière. Je ferai un bout de chemin vers Paris avec elle dans le fatidique bateau des âmes mortes, le RER du samedi soir.

A la gare du RER, au moment de descendre de la voiture, je me cramponne  à Cléa  :
«  Et si on allait au cinéma  ?
Je suis en robe légère, légère, les pieds chaussés de simples lanières. Dehors, il fait O°. Florence file. Cléa a l’air furieuse.
Nous montons au C2L à Saint-Germain pour voir Le Torchon brûle. Plus que des places au premier rang. Au premier rang  !
Nous revenons passer la soirée chez moi.
Par deux fois le téléphone retentit  : lugubrement, interminablement.

*

Sous la lampe rouge aux airs de marmite enjuponnée, le visage de Cléa me fascine. Volumes accusés de vigoureux angles osseux, aux pommettes autant qu’aux mâchoires, son visage offre ce soir des métamorphoses inquiétantes suivant l’inclinaison de sa nuque et la tournure de sa pensée, dont m’effraie de plus en plus le discours inappris, autodidacte, qui me semble désormais presque sorti du langage commun pour se réduire à des éructations rocheuses, purs grumeaux expressifs. Conglomérats encore plus abstraits que sa peinture abstraite. Dans des blocs, des îlots glaciaires érigés en vérités péremptoires, refroidissent des laves encore fumantes.
Phrases à l’emporte-pièce, mot à mot d’un pays sans grammaire. Je ne distingue plus les articulations de sa pensée ni la fluidité interrogative d’une chanson d’être humain. Elle ne parle plus qu’à elle-même, dans un idiome qu’elle semble parfaitement comprendre. Mais moi je lui demande  : «  À quoi tu penses lorsque tu dis cela  ?  ». Ou  : «  Par exemple  ? Donne-moi un exemple  !  »
Florence, elle, tout à l’heure, a semblé ne jamais perdre le fil, et traduire aisément. Moi, je suis murée dans une sidération. Le visage de Cléa sous mes yeux défait toute cohérence, vieillit, se tord, se métamorphose en celui d’une vieille femme au tragique destin, abandonnée des hommes, qui menace le sort comme une sorte de Pythie   puis, soudain, d’un coup de nuque, clac, redevient la Cléa que j’aime. J’ai à nouveau sous les yeux une jeune femme avec le beau masque du charme. Les cernes, les ravines sont bus par le rougeoiement de la lampe.
Ce qui a changé en elle depuis toutes ces années, c’est que maintenant elle ne porte plus jamais de robe, de jupe, toujours en pantalon, ses cheveux ont perdu leur or et leur frisure, elle se coiffe en bonne sœur, au bol, à la Jeanne d’Arc, «  si ça ne vous plaît pas c’est le même prix  », fini les artifices, le coiffeur, les bouclettes, «  moi, on me prend comme je suis  »   son mystère en prend un vieux coup.
Elle a quitté le règne de la séduction pour celui de l’emprise.
Il fait de plus en plus froid. Les réverbères scintillent du halo d’un gel sec quand je raccompagne enfin Cléa à sa 2 CV vert clair.
Je passe une assez mauvaise nuit à me demander pourquoi, pourquoi, pourquoi, je n’ai pas été chez ce type.
Oui pourquoi  ? Suis-je définitivement sonnée  ?

DIMANCHE suivant (nov. 81).

Je traîne dans ma chambre. J’ouvre les pages de mon pseudo-journal. Vais-je me noyer dedans  ? Classe, pauvre pomme ! Classe tes vieux diplômes ! Ils ont l’air de diplodocus ! Et tes vieux poèmes de schizophrène ? Et pourtant, ils embaument ! la violence de l’enfant ! Ils embaument le temps où je ne faisais pas semblant de croire aux autres ! Le temps ne me dérangeait guère, j’étais la même et j’étais l’autre, je ne me gênais pas trop pour m’admirer, je m’admirais tellement que je me répétais, comme le transsibérien avec ses wagons tous pareils, comme le Paris-Amiens, le Paris-Amsterdam   comme les cumulus se répètent dans la splendeur du ciel, un cumulus deux cumulus trois cumulus… C’était bien culotté ces textes. Quel toupet ! J’ai tant rêvé le monde qu’il a fini par exister, voilà ce que j’osais écrire. Et le plus drôle, c’est que c’était vrai. Mon fils premier-né peut en témoigner. À peine ai-je eu le temps de le rêver qu’il est là Vrai de vrai. Lui pas moi. En chair en os en sexe. Bien différent de moi. Qu’est-ce que vous dites de ça ? Mon lecteur irrité proteste : comment  ! vous êtes encore deux dans le même corps ? Qu’est-ce que c’est que ces sornettes  ? Qu’est-ce que c’est ce serpent à sonnette ? Ce ver de terre qu’on coupe en deux et cela fait deux vers entiers ? Le lecteur est récalcitrant. Récalcitre, mon beau, récalcitre  ! Je dis à l’éditeur : je cherche un serviteur. Il y a bien des hommes qui servent de grandes idées, pourquoi pas une petite femme ? C’est encore mieux, une femme. Mais, pour admettre cela, il faut être un homme supérieur. Allez, allez, cessez ! Tout le monde a envie de servir ! tout le monde a envie d’être utile ! Et pourquoi pas me servir moi ? m’être utile ?  Vous voyez bien que j’ai besoin d’un petit étayage !
Bon, me voilà avec tous les feuillets par terre, dégringolés du lit. C’est le passé, ces vieux papiers. Maintenant, je suis rédactrice en chef d’une revue aux contours précis, pas de littérature, non, de sciences humaines… Je m’en vais publier des psy. Je n’écrirai plus rien, je relirai leurs fautes de français, de grammaire, de pensée. Je pêcherai dedans deux ou trois bonnes idées. Je naviguerai à vue. Mais ai-je jamais fait autre chose  ?
Je serai payée. Oui, vous me le paierez.

Aïe ! le téléphone recommence à sonner et Clara va répondre, la malheureuse.
« C’est pour toi… le type chez qui tu as dîné hier » (on voit bien que Clara était chez son père hier soir).
«  Ouais ouais… (voix pâteuse) Dis que je suis occupée…
Voix de Clara par l’escalier  : «  Elle est dans son bain.  »
À moi  : «  Il rappelle à midi. »
Bon, préparons-nous à faire face.
Ce type me persécute, eh bien, il va voir.

En fait, je me suis excusée platement. J’ai inventé un mensonge.
J’ai dit qu’hier soir je n’étais pas très bien.
Mais était-ce vraiment un mensonge  ?
C’est toujours comme ça, avec moi. J’invente un gros mensonge, et je me rends compte, atterrée, que je ne faisais que dire la stricte vérité.

J’ai un peu de mal, avec ce boulot salarié.
Comment vais-je m’en tirer  ?
En fait, personne ne m’aide.
On me laisse me dépatouiller.
Je dois faire plaisir à tout le monde. Aplanir les contradictions.
« Harmoniser », qu’ils disent.
Et, surtout, ne pas trop penser par moi-même.
Les penseurs, ce sont les autres : les membres du comité de rédaction.

*

Le soir, Gilles passe en coup de vent, comme d’habitude. C’est la maison des coups de vent, des passages. Il est difficile d’y résider vraiment. Chacun entre et sort, comme sur une scène de théâtre. Cette maison est un théâtre.

PYLA-SUR-MER, 1er AVRIL 1983, ALIAS VENDREDI-SAINT

Chère Cléa,
La dernière cigarette fumée (un résidu oublié depuis X années dans la boîte laquée de mes parents, sèches et archi-sèches, piquantes comme des dards au fond de ma gorge malade à peine arrivée ici – marque Charminar, The Vizir Sultan Tobacco co Ltd), me voilà au pied du mur. Rien d’autre à faire dans cette chambrette humide que de réaliser le vœu dont je te parlais : écrire trois jours de suite et à jet continu tout ce qui me passe par la tête et sans me laisser arrêter par aucune hésitation ni censure, ni murmure ni doute intérieur. Il pleut, le lieu ressemble aux coulisses moisies qu’un théâtre qui fait relâche en attendant la grande mise en scène d’été, et, si je suis venue ici, c’était aussi pour me permettre cette grande relâche des activités nourricières et sociales (on appelle ça des vacances).
Donc, plus d’échappatoire  ! Hier soir, les épreuves du n° 80 de la revue sont parties à la grande poste d’Arcachon.
F
lash-back : autour de l’horloge murale de cette bâtisse des années 50, je remarque une série de quatre canards en faïence des plus kitsch pendus au mur, exactement comme ceux qu’on a volés à mes parents il y a treize ans – on leur avait cambriolé aussi le téléphone, mais rien d’autre. Le stylo de marque Osmiroïd que j’agrippe entre pouce, index et majeur (pas du tout comme une fleur, mais les mâchoires serrées : la volonté, la volonté  !) est celui que m’a offert dans un accès de bonne humeur le sieur Jack B. – Béré faisait-elle pendant ce temps la grimace  ? je ne crois pas  !   et le papier, dont tu peux admirer le filigrane en transparence, fait partie de ces résidus, débris, bribes, rogatons et laissés pour compte de l’industrieuse activité de mon père, alors que, dans les années 60, en pleine expansion économique, il se considérait encore, sinon comme le roi, du moins comme le dauphin du papier.
Plus aucun devoir à remplir. L’irresponsabilité totale  ! Bon signe, je me suis remise à rêver d’abondance : rien d’autre à faire que de me rappeler mes rêves.
Pas boiteux, traînant, précautionneux de mon père : il boite sans se déhancher, vissé, raide, comme sur des roulettes, automate qui soudain se dresse comme un diable de sa boîte. Ma mère, hyperactive, indispensable : ainsi toute sa vie elle aura pu se dispenser de faire connaissance avec la dépression. (Mais cela explique mieux notre léthargie, notre apathie profonde, à mes frères et à moi, un état végétatif proche de l’aboulie  : des légumes.)
Sans doute rien d’étonnant, en cette villégiature hantée, que je me mette à rêver d’hommes. Un de mes auteurs (sociologue), à qui je téléphone en rêve pour une collaboration personnelle, et, cette nuit, Pierre, mon voisin de la route de Croissy, sorte de revenant lui aussi, le joueur d’orgue que tu as rencontré un soir à la maison, et avec qui j’ai renoncé depuis longtemps à voisiner tellement il est, non pas «  ailleurs  » (on pourrait alors le suivre), mais réglé comme du papier à musique. Dans le rêve, je l’avais dans le dos, sans le voir, et de réception en réception nous franchissions les portes sans jamais nous frôler, moi devant et lui derrière, éperdus de désir naturellement, nous prenions le métro, métros, métros sans fin, il me proposait un détour par Dijon, Dijon, pourquoi  ? Canaux, écluses, Côte d’or, la moutarde me monte au nez.
«  Qu’est-ce qui t’arrive  ?  », dit ma mère à mon père pendant le pot-au-feu. «  On dirait que tu es en train de passer…
– La moutarde, la moutarde…  », éructe mon père d’une voix pâteuse et le nez rougeoyant.
Quoi, la moutarde  ? En fait de moutarde, il y a Charlotte, la fille de mon frère Jean-Pierre. Grandes séances de dessin au crayon-feutre ensemble. Squiggles, gribouilles, énigmes et barbouilles. « Tu m’appelleras Pelote », dit Charlotte, et moi je t’appellerai «  de laine  ».
Autre personnage, totem et dieu du lieu : le dénommé Zinzin (chat de ma chatte, si je puis dire). Charlotte : «  Drôle de nom, quand même, Zinzin ! » moi (absente) : « Ah ? » Charlotte : « Ben oui, ça veut dire complètement cinglé. » Cette enfant m’étourdit de sa sagacité.
Vendredi-saint. Trois jours à écrire n’importe quoi – non, pas n’importe quoi, à dévider la pelote, qu’est-ce qu’il y a au bout du fil ? Trois jours pour descendre paresseusement aux Enfers. Je n’aime pas les jeunes, parce qu’ils ont toujours quelque chose à prouver, mais moi, qui pense que je n’ai plus rien à prouver, il me reste quelque chose à faire – est-ce le comble de la paresse, d’écrire, je veux dire de transcrire, dresser procès-verbal, ethnologue de soi-même, ou le comble de l’énergie ? Ou les deux ?
Tous ces temps-ci, je marmonnais, bizarre : où est-ce que ça va nous mener tout ça ? Faire le croquis en buste de mon analyste sur le vif, par exemple. Ou encore  : mais j’ai oublié quoi encore. Ah si. Écrire tous les jours ce qui s’est passé, ce qui s’est dit, ce que j’ai vu ou traversé  ; un journal  ; une transcription maniaque. Une vie ordinaire. Une semaine comme les autres. Non, jamais comme les autres. Car il y a lui  : le Temps.
Sortant du RER, pensée de foudre : Mais j’ai trouvé le secret de la vie, la pierre philosophale  ! Tout mettre en mots – sans génie, surtout, sans chef-d’œuvre, en témoin, en anthropologue, le quotidien, le prétendu quotidien, le soi-disant banal, même pas un gros effort à faire, facile, facile, trop facile, voilà l’obstacle, si au moins c’était difficile, héroïque, inaccessible… Mais non.
Le secret de la vie dans les feuilles filigranées Navarre de Voiron… Mais où est-ce que ça va nous mener tout ça ? cet instrument  ? si sophistiqué, si enfantin, des bâtons, b-a ba, l’alphabet, l’école, toujours l’école, et toujours rester en enfance.
Sans doute, pendant tout ce temps-là, le plus morbide est-il qu’on s’arrête de bouger, de s’agiter, on reste assis, penché, immobile, on ne vit plus sa vie, on l’écrit, on crie  : «  assez de vie, il y en a trop, où cela s’arrêtera-t-il ce grouillement, cette épaisseur, à force de croire qu’on ne vit rien de tout on finit par s’apercevoir qu’on en vit encore mille fois trop pour sa maigre capacité, et alors on s’arrange pour ne plus en avoir conscience. Tout devient inaperçu. Stylo, pinceau  : machines à percevoir  ?
Quel travail, percevoir  !
Je t’écris donc, posture mélancolique, tête dans la main. Samedi dernier, au Vésinet, Georges M contemplant ton dessin d’accroupie à l’huile : « Vision complètement glauque, on dirait remous et remugles dans l’eau du canal Saint-Martin, un jour de suicide. » Je proteste  : « Mais c’est très beau, non ! » Décidément, dans son coin d’ombre, cette image travaille mes invités. Elle les inquiète sur ma part d’ombre.
Dans un coin de ma chambre, à l’heure où je t’écris, l’enfant trop sage, Charlotte, tapote discrètement mes pieds, sifflote, dessine des poissons d’avril, tente d’attirer mon attention, petite résurgence, fille d’une morte, tout de suite trop familière, tout de suite comme si je l’avais connue depuis la plus haute antiquité. Me méfier de cette familiarité, la garder à distance. Pas d’adoption surtout, pas de nourriture entre nous, pas d’englobement, rien que des feuilles de papier, des crayons, des couleurs… et dans mon dos, la porte ouverte, toujours la porte dans mon dos ouverte – raisons de chauffage, un radiateur unique et commun dans le corridor, des pas, des silhouettes, ma mère dans mon dos, mon écriture de plus en plus illisible, mon dos de plus en plus large, paravent. «  Tiens, tu veux signer la carte postale pour Jacques et sa famille  ? – Joyeuses Pâques et bonnes vacances… oh, très original  !  » Je signe, elle s’éloigne…
Heureusement pour moi, ce vendredi saint, cette semaine sainte, c’est seulement pour faire semblant. Seulement la répétition générale. La Grande Semaine, la Descente aux limbes, la nuit de Pâques orthodoxe, la vraie histoire originelle, c’est plus tard. Encore cinq semaines devant moi, décalage des calendriers. Pouvoir s’y prendre à deux fois.
Coup de fil  : est-ce pour moi  ? Non, non. Fils respectueux. Bernard. Pluie et beau temps. «  De temps en temps un petit rayon… mardi… mais autrement… le vent…enfin on arrive à sortir quand même un petit peu tous les matins… Djerba… Djerba, en Tunisie… » (ma parole, je bois ses paroles  !)
Et ce matin sur la route  : «  Tiens, la boucherie est ouverte… autrefois, le vendredi-saint, les boucheries étaient fermées  », dit ma mère. «  – On mange du poisson  ?  » dit mon père. «  Du colin à midi, de la soupe de poisson ce soir  », dit ma mère. «  Poisson d’avril  », dit Charlotte.
Tu l’as compris, ici, c’est comme faire l’apprentissage de sa mort. Quand on a fait cet apprentissage, on est initié. Je t’embrasse,
Dominique

PS. Au fait, je ne vais pas dans les Cévennes. Le sieur Jack est parti aux États-Unis sans me prévenir, Béré passe les vacances de Pâques à Paris, douillette et calfeutrée, avec ses deux enfants. D’un petit ton satisfait, elle me dit au téléphone qu’elle ne m’a pas prévenue car elle estimait que c’était à Jack de le faire. J’imagine qu’elle peint, qu’elle écrit… elle me dit qu’elle a refusé d’accompagner Jack à New York. Gâchis  ? Je ne sais. «  Ma solitude vaut bien New York  », dit-elle. Consolant pour nous autres pauvres esseulées  ! Mère du Ciel Reine des pauvres Joie des affligés, priez pour nous. Amen  !
L’épreuve est ici pour moi comparable à celle que tu t’infligeas pour Noël, enfermement, prison, pas de vie sociale, vie de vieillard, interdit de parler, interdit de bouger, interdit d’être heureux, interdit d’être malheureux, interdit de tout, sauf de lire, d’écrire et de dessiner. Plus le temps avance, plus c’est facile de s’enfoncer, d’éteindre tout désir, toute locomotion, toute promenade, toute tentation d’aller voir la mer, de descendre saluer le coucher du soleil, mais le choix subsiste. Plus loin, à la croisée des chemins, dans l’extinction de tout désir, il reste encore un choix me semble-t-il, remplacer le désir de vivre par l’ambition, ou alors par la soif de Dieu. Nul désert n’éteint ce choix-là. Plus le temps passe ici et plus je ressemble à une morte-vivante, sans révolte ni vivacité, adoptant à fond, jusqu’à l’absurde, en rajoutant même, la logique, les règles du lieu, ma mère en est même mal à l’aise, elle s’attendait sans doute de ma part à plus d’esprit critique, plus de haine, plus de sentiment, plus d’humanité. Elle espérait plus d’impatiences, de fuites, de brusqueries, d’énervements, d’attaques, de saillies et sorties. Cette docilité informe doit l’exaspérer, cette conformité, cette passion de me nier… Perinde ac cadaver.
Oh, voix de ma conscience, et femme entre les femmes, cette descente dans les limbes d’un berceau me donne une fois de plus à craindre que, poussée sur un tel terreau, dont je ne trouve rien à dire ni à décrire tellement il me semble «  absolu  », la plante ne soit condamnée à un destin bizarre. La fille des petits bourgeois glacés de Mon Oncle de Jacques Tati ne peut être qu’une sainte, ou une excentrique. Aucun film ne m’a semblé plus tragique, plus intolérable que celui-là.
Porte du ciel, Vierge fidèle, please, tenez le porte-plume à ma place.
Amen  ! Alléluia  ! Christ est ressuscité des morts  ! Que dire d’autre  ?
Soudain, je vois mon père serrant comme un missel le transistor qui délivre le message pascal du pape. Ses semelles traînent, il ne lève pas les pieds du sol, « Bonjour papa, tu as bien dormi ? » Il est devenu sourd, il n’entend plus que ce qu’il veut entendre, la seule chose qu’il réussit à me dire, c’est  : « Tu peux rester aussi longtemps que tu voudras ».
Décidément, il est temps que je parte. Ces mots-là dans le silence qui règne sont bien trop déchirants. Reine du Ciel, Étoile de la mer, au secours  ! Pitié  ! pitié pour lui  !
Mais, peu à peu, voilà que je m’effraie de commencer à ne plus souffrir du tout, à ne plus trouver les journées longues, je vieillis, je régresse, je vieillis, je régresse, je suis un petit bébé, je suis une petite vieille, je suis un petit bébé, je suis une petite vieille…

*

Hiver 1985

Cléa à dîner.
Clara a fait un album de photos avec une sélection des clichés les plus ringards et les plus moches que j’ai pu prendre l’année dernière (toujours les images précèdent les mots, je le savais bien que c’était important, les photos). Albums, recueils.
Entre son choix de photos loupées, précisément de celles qu’on ne colle jamais dans l’album de famille parce qu’elles montrent l’envers des choses, la grisaille quotidienne, et les légendes qu’elle a composées, le résultat est hilarant. Je n’arrête pas de rire, stupéfaite de l’audace intérieure de cette petite Clara, mais aussi incroyablement soulagée d’un poids qui est celui-même de la vie en société et qui est de toujours devoir faire bonne figure., dans la vie comme sur le photos.
Dans l’album de Clara, c’est clair, tout le monde fait mauvaise figure !
Voici son commentaire  :

La famille PROY-MATHIS
Le petit dernier : Boris le bien nommé
Conciliant (parfois)
(assis dans le jardin faisant la moue)
Euphorique (rarement)
(Debout près du noyer, bâillant)
Quelle ambiance ici !
(l’air inexpressif et quasiment stupide)
Heureusement, on bouffe pas trop mal !
(bouche ouverte comme un four, s’enfilant goulûment une énorme tartine)
… Et il y a la chatte à emmerder.
(Assis sur le seuil, la chatte sur les genoux)
Parfois, il faut quand même travailler…
(sciant une branche d’arbre, l’érable pirate du fond du jardin)
… ou faire semblant !
(prendre l’air affairé devant le feu par exemple)
(debout devant un brasero, les mains dans les poches)
Enfin, je ne vous en veux pas, vous me faites bien rire, les jeunes!”
(se fendant la pêche)

La seconde : Clara
l’intello de la maison (au soleil de préférence)
(assise dans le jardin devant une théière et un pot de confiture, un journal sur les genoux)
en pleine activité : bronzage…
(photo de bain de soleil)
ou méditation  ?
(accoudée à la table de la salle à manger, posant visiblement et l’air à la fois condescendant, excédé et content ― malheureusement, la mise au point a été faite sur le bouquet de soucis et le visage est flou)
Quelquefois elle mange
(petit déjeuner, soleil, photo floue)
ou alors elle bricole efficacement
(avec Boris devant une mob rouge et un solex noir, l’air de visser quelque chose)
Il ne faut quand même pas trop lui parler
(à nouveau assise dans le jardin un journal sur les genoux et le regard absent)
ou alors elle regarde élégamment ailleurs
(même cliché que celui au pot de soucis, mais le visage de trois quarts, tourné vers la fenêtre)
La pin-up vue de haut (tatouée, vous avez vu ?)
(jardin, soleil, grand décolleté, vue plongeante)
passionnée par ses pieds, qui sont quand même plus intéressants que vous !
(le cul dans une jardinière vide, contemplant d’un air ardent ses chaussures, sur fond de mobylette, solex, pièces détachées éparses, pot de peinture rouge, pinceaux)

L’aîné, le grand Rémy
Je me présente…
(torse nu, bras ouverts, tirant la langue)
C’est moi le motard !
(même cliché, mais ne tirant plus la langue et cette fois on voit un guidon de moto sous ses mains)
Je peux parfois me  donner l’air sérieux
(jardin, petit déjeuner, journal, visage noyé d’ombre et de cheveux)
tout en n’oubliant jamais qu’on m’observe !
(plein soleil, s’étirant, air légèrement crispé)
Je peux aussi parfois rire (toujours ironiquement)
(il se fend la pêche)
Enfin, vous voyez ce que je pense de vous tous… (ma moue est expressive)
(air méfiant, scrutateur et impatienté)

La mère, génératrice de tant de chefs-d’œuvre
Marie-Dominique-Noëlle
(sourire pour photographe, mais grosses poches sous les yeux)
N’en ayant pas fait assez, elle en prend un autre (le seul qui daigne aller dans ses bras)
(assise sur le seuil, un gros chat sur les genoux)
M’enfin, c’est pas tous les jours la joie….
(traits tirés et air pathétique)
… d’avoir des génies à la maison  : ça demande beaucoup de travail, c’est éreintant.
Elle nous ferait pitié…
(courbée en deux, traits tirés, l’air d’avoir soixante ans)
Heureusement, je peux rire aussi…
(rire laborieux)
… et ce grâce à mes amis, ma seule consolation
(photo de Cléa frisée, de profil, très souriante)
…. qui connaissent ma douleur
(Cléa, l’air sinistre et méchant, tifs raides comme des baguettes, et photo d’Anna H carrément ravagée, genre sorcière)

Le Père :
(photo de Gilles grimaçant et faisant la moue)
Merci mon Dieu

En feuilletant l’album, je ris à gorge déployée. Cléa aussi.
Justement Gilles arrive, il porte des livres pour Boris, des papiers pour moi.
Je le fais pénétrer dans le salon, lui colle dans les mains l’album de famille fomenté par Clara, m’attendant qu’il éclate de rire. “Ris ! Je t’ordonne de rire, de te réjouir avec nous !” Cléa et moi sommes assises, lui debout, engoncé dans sa redingote étriquée qui l’enfonce comme un petit garçon sage mais très empêtré (toujours le thème du petit garçon sage, triste, encombré, pétrifié, que j’ai balancé à Frédéric dans ma lettre). Il oscille d’une jambe sur l’autre, feint de se concentrer sur le texte – un vrai piège que je lui ai tendu, me dira Cléa avec réprobation. A un moment pourtant, il rit… “A quel moment tu ris ? Qu’est-ce qui te fait rire ?” Embarrassé, il s’excuse de ne pas être au parfum, “il faut être dedans pour comprendre”.
(Et alors, tu n’étais pas dedans ?? en plein dedans ,dans ta propre histoire ?)
Exit Gilles. Soirée gaie, légère, pleine d’humour. Clara très en forme, très complice avec Bo. Quand Clara a de l’humour, quand Clara s’amuse, est complice, se sent bien, quelle réjouissance ! me dis-je.
Le soir je me couche avec le sentiment que, quand je fais un travail de liaison de moi avec moi-même – tous ces écrits laborieux qui valent bien une messe, et puis, ce n’était pas si difficile, si lourd, si monstrueux que ça, rien d’insurmontable en somme, un simple week-end ordinaire –  oui, quand je me remets en circulation, Clara aussi, bizarrement, s’en ressent. J’écris un journal de famille, séquences, dialogues, repas de famille, aussitôt la voilà qui fait un album de famille, le même jour. Curieuse coïncidence me dis-je.

Le samedi, pas de nouvelles de Rémy. Rien d’inquiétant, il a pris pied chez sa nouvelle amie Chloé (elle a aussi beaucoup d’autres noms). Appartement près de Montmartre. Lui qui ne rêve que d’appartement et de pied à terre à Paris.

Moi aussi, je ne rêve que d’appartement à Paris, mais je ne m’en occupe pas. Je suis la théorie très lâche des germinations obscures et des maturations psychiques, qui consiste à peu près en ceci  : l’action, la décision me sont choses insurmontable, je crève de trouille devant le changement, la décision, et plus encore le déménagement et le déplacement. Il faut peut-être faire avec soi-même, on ne dompte pas ses peurs à la trique. Par ailleurs, j’ai cru remarquer que chaque fois que je m’étais formulé clairement, et avec force mots et écrits, un désir, même si je n’y croyais guère ou n’avais même pas conscience que c’était un désir, presque immanquablement – même des années après, quand je n’y songeais plus – la chose se matérialisait d’une façon ou d’une autre. Ainsi, je me rappelle avec clarté avoir jadis dans des lettres à Gilles longuement formulé mon désir de diriger – ou de m’occuper, ou de fonder – une revue –  ; par ailleurs, donnant des cours de yoga à Bayard-Presse et à Télérama, je ne cessais de penser que le journalisme, la presse me tentaient, mais comment faire  ? Et maintenant, sans lien objectif apparent de ces événements entre eux, je m’occupe d’une revue et j’ai une carte de presse – mais je dois reconnaître que je ne développe guère le côté “journaliste” de mon job. Je me complais plutôt dans le côté “éditeur”.
Pour revenir à cette dernière réflexion, elle viendrait modérer d’une façon rassurante ma triste constatation que, finalement, j’ai pris les jobs que l’on me proposait (yoga, Dialogue , mais que ce n’est jamais moi qui ai dit “je veux devenir prof de yoga, je veux m’occuper d’une revue sur le couple et sur la famille”… En somme, me disais-je, j’ai épousé la voix passive et un peu masochiste. Et, par ailleurs, on ne m’a pas choisie, mais on n‘a trouvé personne d’autre… Il n’y a pas eu de concurrence. Je me suis sentie d’emblée décalée et suffisamment méprisante de ces identités d’emprunt pour être délivrée d’ambitions fulgurantes ou de désirs paralysants concernant ces boulots, que je fais proprement et consciencieusement, mais sans aucun charisme.
Écrire, c’est autre chose… trop désirer devenir un écrivain n’est pas trop bon pour la santé, surtout lorsque, comme dans mon cas, il s’agit d’un retour en arrière. Malheureusement, je pense toujours qu’il faut de la magie là où il ne faut que des liaisons et de l’obstination. Des liens entre les moments de la vie et des ponts entre les êtres.
Or, cela, c’est un travail, et même minuscule, de dentellière, pas la baguette d’un mage. Je me suis toujours trompée là-dessus, trouvant l’amour inespérable, c’est-à-dire magique et immérité, coupé des élaborations et labeur personnels. (L’amour, ou bien la grâce  ?)
Mais l’amour est peut-être espérable, parce qu’il est façonnable comme l’est un travail à façon (recommence à tricoter, ma vieille, ou à faire du crochet  : à défaut de baguette magique, tu auras les aiguilles).
Le cadeau des dieux, ce serait donc la bafouille qu’on s’écrit à soi-même, le cadeau qu’on se fait à soi-même. Telles sont en tout cas aujourd’hui 16 février 1985 mes autopsies d’un doute et pensées de femme de quarante-quatre ans. Le ciel est bleu, il fait moins 6°. Clara part ce soir faire du ski avec Gilles, Boris joue avec l’ordinateur que ce dernier lui a apporté et qui le symbolise ou le matérialise dans cette demeure.

*

Samedi 16 février 1985
Soleil. Je retrouve un rouleau de pellicules sur la table-planche à dessin du salon.
Qui a pris des photos  ?
Nous, dit Clara
Vous avez pris quoi  ?
Boris des photos de moi, et moi des photos de Boris.
Vous avez su faire les réglages  ?
Pas moi, dit Clara, mais Boris, oui. On a pris des photos avec le masque et avec la statue nègre, on s’est prosterné devant la statue.
C’était quand  ? Il y avait assez de lumière  ? C’était dehors ou à l’intérieur  ?
Hier matin, dans le salon. Il y avait une lumière très blanche.”
Aujourd’hui, je prends des photos de Clara dans le jardin avec du 400 ASA. Dès qu’elle pose, elle se crispe et se fige. De mon côté, je ne sais pas toujours me servir très bien de cet appareil sophistiqué (troqué avec Frédéric contre le piano de mon père… Quand est-il venu au fait Frédéric ? Jeudi ? Moi et la chronologie… «  Frédéric est arrivé avec dix kilos de rentrée scolaire sous le bras  », ai-je dit à Cléa.)
…Voilà que maintenant c’est Clara, le soutien de famille. Rémy a moins de souci à se faire, surtout depuis qu’elle prend des leçons de conduite. Ça lui permet, lui, de s’en aller.

*

Vendredi 15 février 1985
Je rentre tôt, trois heures. Clara me dit  : «  Je vais au cinéma voir Péril en la demeure. »
Boris avec son plâtre tourne en rond, me réclame son argent du mois.
Tu auras ton argent du mois quand tu m’auras donné les références du livre de maths que tu n’as jamais acheté, pour que je le commande… et alors, tu les a demandées à un copain  ?  »
Il maugrée, prend le téléphone, me donne la référence.
Quelque chose à te demander, au fait.
– Ah bon  ? Quoi ?
– Tu pourrais pas m’avancer 50 F du mois prochain, m’acheter une cassette de jeux, pour le Comodore ?
– Ça coûte combien ? etc. Pas question de donner une avance, y en a marre, et toi si je te le donne, qu’est-ce que tu feras en échange ?

Je téléphone à Cléa  :
Pas envie d’aller voir Péril en la demeure à Saint-Germain ??
– Si…”
Clara et moi montons à Saint-Germain la rejoindre au cinéma.
Le soir, avec ses enfants, Cléa dîne ici. Petits avocats en forme de cornichons et sans noyaux, franc succès, surtout quand j’en coupe un voluptueusement en deux pour montrer qu’il n’y a pas de noyau… Très poliment, ils s’émerveillent : “Tu as fait un vœu  ?”
Autre vision de ce dîner : à table, Cléa et ses enfants. Clara en bout, moi à l’autre bout, en retrait, observatrice, un peu ailleurs. (Boris n’est pas là.) Je remarque que Manue regarde fixement, ardemment, fascinée sa mère en parlant et qu’Éric regarde Manue regarder sa mère, également fasciné. Il me semble que leurs regards bougent très peu de ces positions, que ce n’est pas la première fois que je remarque cette constellation de regards.
Éric regarde sa sœur oser regarder sa mère en face.
Comme si lui-même n’osait pas.
Trop peur. Trop sacré.

Le Vésinet, 12 février 1987
Coup de fil de Cléa  : venir taper son curriculum vitae sur mon Amstrad.
Je corrige les épreuves du numéro de la revue sur la thérapie de couple.
Épreuve. Bouillon. Potion. Assommée. Somme.

Le Vésinet, 8 juin 1987
Coup de fil de Cléa : je vais très mal, je veux venir tout de suite. Après trois semaines de silence. Pas pu m’empêcher de lui dire que, dans ces conditions-là, j’arrivais mal à rentrer dans le jeu, que je trouvais le contraste violent. «  Est-ce que tu t’imagines l’effet que ça me peut me faire, ce silence, et, maintenant, cette urgence  ?  » Elle me trouve conventionnelle, toujours sur la réserve. Pleure. Moi, je m’ennuie. En fait, ma relation à elle est devenue dépressive. Elle aussi, je la trouve dépressive, malgré les effets dramatiques qu’elle ménage.

Le Vésinet, 9 juin 1987
Aujourd’hui, pas passé à l’acte : juste lu. Tranquillement, des choses qui m’intéressent. Difficile liberté, de Levinas. Enquête sur les idées contemporaines, de Domenach. Pris des notes (dans cahier bleu avec effigie de beffroi).
Demain, Boris passe le bac philo.
Est-ce pour cela que j’ai lu de la philo tout l’après-midi  ?
Mal au bas du dos. Toujours la même petite épine à la charnière lombo-sacrée.

*

Difficile de vendre la maison. Difficile de quitter le Vésinet.
Difficile de tourner la page sur seize ans de ma vie et sur la maison où les enfants ont grandi.
Pour me préparer au passage, je prends dans le salon des postures de yoga inversées, des postures sur la tête. Je m’imagine que, si je reste longtemps la tête en bas, le changement sera plus facile.
À la revue, je prépare un numéro sur «  La présence de l’absent  ».
Je pense à la mémoire et je pense à l’oubli.
Il y a l’âge d’oublier et il y a l’âge de faire table rase, il y a l’âge de renier et de trahir, il y a l’âge de refaire son arbre généalogique, il y a l’âge de retourner à l’université écouter des enseignements et des professeurs, il y a l’âge aussi de déménager et de recommencer non pas à zéro mais en ayant transformé les choses en pensées, les meubles en lettres imprimées qui s’envolent… Où l’on passe du mythe de la terre natale au mythe du désert et de sa traversée. Où le mythe s’amenuise pour devenir pensée.
Pensée, pensée. La pensée, c’est ce qui fait passer.

Paris, 21 sept. 1992. Après la visite de Cléa.
Que dire, ne pas dire, et à qui  ?
Me voilà molestée comme…

Paris, 11 février 1996. Encore un RV manqué
Pourquoi je n’ai pas eu le courage d’y aller, aux 30 ans du fils de Cléa  ? Sans doute parce qu’aucun de mes enfants n’y allait. Rémy, Boris, c’était normal, ils le connaissaient peu. Mais s’ils y avaient été, cela aurait réglé le problème de transport.
Restait Clara. Elle avait dit oui, ensuite oui peut-être, ensuite je ne sais pas, et puis ensuite est arrivé le pépin de son père – son incarcération à Châteauroux.
De toutes façons, Clara n’a pas de voiture, elle est comme moi.
Cléa m’appelle vendredi (au fait, il ne faut pas que j’oublie de lui envoyer les 100 F promis pour le cadeau collectif à Eric)  :
«  Et Clara, elle vient  ?
– Je ne sais pas
– Pour le transport, c’est Pierrot qui t’emmènera… il viendra te chercher près de chez lui au métro Marcel-Sembat.
– Pierrot ton frère  ?
– Oui, mon petit frère  !
– Ils n’habitent plus Neuilly  ?
– Ils ont déménagé…. Et, le soir, il te déposera porte de Saint-Cloud à une station de taxi, il n’a pas envie non plus de faire le détour… Voici son numéro de téléphone, pour que vous vous retrouviez ce soir.
– Pas de problème… Enfin, si, quand même, je sens un problème à l’idée d’être déposée à 3 heures du matin porte de Saint-Cloud et de pas trouver de taxi…
– S’il n’y a pas de taxi, il te raccompagnera… Ce n’est pas un monstre, mon petit frère  !  »

Ça, c’était samedi matin – le samedi 10 février. Je me trompe tout le temps dans les dates. Je vais vérifier sur l’invitation.

«  Les 10 950 jours d’Eric
Pour faire la fête samedi, nous aurions besoin
DE VOUS (voir plan ci-joint pour ne pas trop vous perdre)
D’un Plateau de Fromage + Pain pour 8 personnes
D’une Bouteille de Bordeaux Rouge
De Bonne Humeur
D’une folle envie de faire la Fête
Et d’Honorer … notre Vedette  »

Mais pas de date dans ce chef-d’œuvre de majuscules.

Quelque chose me chiffonne, dans le coup de fil de Cléa. Il y a Quelqu’un-dans-cette-Fête-que-cela-Dérange-de-me-Raccompagner-jusqu’à-ma-Porte-en-pleine-nuit, alors que cela roule à toute blinde la nuit, quelqu’un qui trouve normal de me jeter dans un taxi en pleine nuit et qui, s’il n’y a pas de taxi, ne sera pas très content, quelqu’un pour qui je suis une corvée… Donc, je me sens de trop. Logique. Et puis, c’est une fête de famille. Leur famille. La célébration de leur famille.
Si Clara était venue, les choses eussent été différentes. Si Boris ou Rémy étaient venus. Mais visiblement ils n’avaient pas envie. S’en foutaient. Cela aussi, cela m’avait assombrie. Il ne leur était pas venu à l’idée que cela pouvait me faire plaisir qu’ils m’accompagnent… Et moi, maintenant, ce qui me chiffonne, c’est l’idée d’une nuit blanche qui va me déverser sur une place noire sinistre et qui va me coûter, outre 100 F de cadeau, un plateau de fromage, du pain et du bordeaux, et ensuite, un taxi de nuit… Une invitation finalement très payante, un peu trop chère pour moi. Oui, surtout en ce moment, ce n’est pas le moment de claquer de l’argent pour des gens que j’emmerde en n’ayant pas de voiture.
Cela me rappelle confusément des histoires que j’aie eues naguère avec Cléa parce que je lui demandais de m’accompagner en voiture, elle me reprochait de la prendre pour son chauffeur, cela m’épuisait, j’avais l’impression que moi aussi je lui rendais des services, parfois… Mais elle rugissait comme une lionne blessée, tout à sa furie asociale. Et, du coup, elle me délivrait de la mienne.

Retour à l’invitation de Gilles. Il fait beau à la gare du Pecq, et il règne un silence, un de ces silences presque campagnards des dimanches au Vésinet. L’air est bien plus vif qu’à Paris. Je vérifie où se trouve la rue sur le plan. Je cherche le 5 bis. Pas de 5 bis, mais, dans le jardin du 5, Noémie et Joujouk sur une balançoire, avec le petit Tom, le fils de Coline.
Je pense que finalement Gilles voulait me montrer sa nouvelle maison. Ou fêter sa récente levée d’écrou avec des familiers.
Je remarque dans l’entrée une icône que j’ai faite, jadis, couleurs très criardes, bien ratée  : une annonciation avec du vert acide et du jaune citron.
Mon Dieu  !
Mais où est donc passé l’autre peinture sur bois, très belle, en trois panneaux, un vrai original, que je lui ai donnée aussi  ?
J’aimerais bien la revoir.

7 mars 96
Je suis dans le TGV pour Toulouse. Cela m’a été très difficile de partir, irréel, angoissant. Pas un voyage que j’aurais préparé mentalement, plutôt une fuite. Et toujours ce sentiment de culpabilité.
Pourtant il le fallait : l’an dernier, je m’étais juré de partir m’aérer en hiver, car, arrivée à Pâques, j’étais rétamée. Eh bien voilà, c’est chose faite. Je vais chez Jeanne, l’air de la Haute-Garonne.
Pas répondu au dernier message de Cléa. Donc : lui écrire. Et en profiter pour écrire à d’autres. C’est un exercice que j’ai abandonné…
Pas comme Baptiste  !
Dommage cet échange entre lui et moi  : il m’a laissé sa manie de fumer, je lui ai laissé ma manie d’écrire. L’échange n’est pas en ma faveur.
Il me semble que j’ai échangé avec beaucoup de gens pour qu’ils aient le meilleur et moi le pire.
Cette idée de l’échange de substance me tracasse. Pourquoi ce troc de dupes dans lequel je me rue tête baissée  ?

Paris, 4 avril 1997
Conversation au téléphone avec Cléa qui m’incite à nouveau à m’inscrire à son groupe de formation personnelle (dit “Forum”).
«  Il faut que tu risques de grandes choses pour avoir de grands résultats  !  » (j’ai du mal à me rappeler ses mots exacts, faire un effort de mémoire, son vocabulaire si particulier, si méprisant de la langue commune… comme si elle vous obligeait à parler sa langue). Injonctions qu’elle m’assène avec sa force habituelle (sa violence  ?)  : «  Regarde, Agnès n’a rien risqué, elle n’a rien eu  ! Philippe a pris un risque énorme, et il a beaucoup eu…  » etc.
Un monde en noir et blanc, une escalade d’intensités verbales qui se déchaînent et me mettent la puce à l’oreille. Je me racle la gorge  : «  Grands risques, grands résultats, grandes choses… Grand, petit, pour moi cela ne fait aucune différence… un tout petit bout du petit doigt, ça suffit. Par exemple, pour moi, entre un grand sentiment et un petit sentiment, il n’y a pas de différence… La différence c’est entre un sentiment, ou pas de sentiment.  »
Mais elle est sur sa lancée, elle continue son affaire de risque, prendre un grand risque pour gagner gros. «  Qu’est-ce que tu entends par risque  ?
Je suis agacée par son vocabulaire taillé à la hache, ses phrases à coup de marteau-piqueur. Ils provoquent si souvent des moments de brouillard dans ma tête  : nous sommes toutes les deux, assises, elle parle, se répand, veut me convaincre, veut que je lui donne raison, oui, c’est ça, que je lui rende raison, quelque chose ne va pas, ne va plus, et voilà, elle m’a assommée, estoquée, une sorte d’évanouissement ou d’étourdissement s’abat sur moi. Je n’ai plus les yeux en face des trous, je ne suis plus celle qui écoute, qui comprends, qui aurais quelque chose à dire. Et pourtant, c’est sans doute l’être que j’aime le plus aujourd’hui, avec qui j’échange le plus de choses.
Mais toujours, me semble-t-il, avec un arrière-fond de relations du plus fort au plus faible, une intolérance de sa part et de la mienne un excès de tolérance, proche du mépris («  cause toujours…  »), ou peut-être, plus exactement, de la peur («  je ne te dirai pas la vérité, j’ai trop peur de toi  »). Sans doute en fait cela se passe-t-il autrement, et sans doute lui fais-je crédit de bien autre chose que de ces tête à tête qui me font mal à la tête, qui ressemblent à des scènes et non à des conversations. Ce que j’aime, c’est son absence d’indifférence. Et puis, qu’on ne mêle de ma vie, qu’on y fasse intrusion, cela ne doit pas me déplaire. Et c’est sûr que j’admire son courage d’essayer de le faire  : tant d’autres ont cessé de s’y risquer  ! Et je fais très attention. Dans mon silence, pendant ces violents tête à tête, je sens en moi des mots de trop qui menacent. Sans doute, ce qu’elle veut avec les autres, c’est les pousser à bout. Façon d’être au monde comme un autre, respectable comme un autre, créative, avec son côté généreux et aussi son côté insupportable.
Bref, j’ai un peu de mal avec cette invitation (injonction  ?) à m’inscrire au Forum. Je suis à la fois tentée par l’expérience qu’elle me décrit, piégée par son prosélytisme et révulsée par la sourde menace de perdre son amitié si je n’en passe pas par là.
Je trouve qu’elle en fait trop.
En outre, les informations qui circulent affirment que c’est une secte, bien que les animateurs le nient et argumentent  : «  La preuve que ce n’est pas une secte, c’est qu’on n’essaie pas de vous couper de votre famille et de vos amis ― c’est même tout le contraire  !  » En effet ils s’efforcent que tout participant invite à des séances de présentation du Forum tout son entourage, conjoints, enfants, parents, amis, relations de travail… C’est d’ailleurs comme ça que j’ai déjà été à deux séances de présentation, et que la deuxième, surtout, m’a tentée, à cause de la façon à la fois simple et chargée d’émotion dont s’exprimaient les stagiaires qu’on faisait témoigner. Je me suis dit  : les gens sont formidables quand ils s’expriment vraiment  ! Et ils avaient l’air, en effet, de s’exprimer vraiment.
Peut-être qu’en écrivant ce journal j’y verrai plus clair à ce sujet. A condition d’écrire en n’éludant pas ce qui me tracasse, les zones d’ombre. Car de toute façon je suis mûre pour quelque chose. Pour émerger de mon marasme.

*

1997. Fin du Forum d’initiation Mandrak, fait sous la pression de Cléa.
Je crois que j’y ai été  pour lui faire plaisir, pour ne pas la perdre. Pour partager cela avec elle, avoir encore quelque chose à se dire. Ses propos dithyrambiques sur ce stage m‘avaient séduite. Attirée. Mais, dans sa façon d‘zn parler, un petit quelque chose me coinçait, comme si je n‘avais aucune possibilité d’y échapper sans encourir sa haine. Son enthousiasme abritait un chantage  : « « Si tu ne fais pas ce stage, je ne t‘aimerai plus. »
Donc, j’y vais. Je me dis  : «  On verra bien…  »
Grand hôtel moderne porte de la Villette. La cheville droite prise dans des attelles, suite de mon entorse de l’île d’Yeu. Les gentils organisateurs m’attribuent deux fauteuils, un pour mes fesses, l’autre pour mon pied.
Trois jours. Salle sans fenêtres. Sur l’estrade, un grand type énergique, blême, un peu patibulaire. Pour boucher les issues, un tas de jeunes personne discrètes. Et au moins 200 participants néophytes et pleins de grands espoirs.

Deuxième jour. Je suis mal. Noyée dans la masse des 200 têtes de pipe, incapable de raconter mes problèmes devant une si grande foule et me ratatinant dans un anonymat de plus en plus anonyme. A une ou deux questions que je pose en levant le doigt au moment des «  discussions», me fais rembarrer par l’animateur aux traits charbonneux. A-t-il flairé en moi le mauvais esprit  ? Est-ce sa méthode habituelle avec les gens qui hésitent  ? Je ne me sens pas en confiance. Me noie dans une panique, comme si soudain j’étais coupée de tout ce qui avait fait ma vie.
J’ai un besoin vital d’entendre une voix connue.
Un petit quart d’heure pour déjeuner. Donc impossible d’échanger avec les autres participants, sauf à la sauvette. Au break, je galope vers le métro pour trouver une cabine. J’appelle Rémy. «  Finalement, je suis en train de faire le stage de Cléa dont je t’avais parlé, que vous m’avez offert pour mon anniversaire… Pour vous dire donc que je me viens pas ce week-end…

– C’est bien ce stage  ?
– Écoute… il y a de très bonnes choses, très intéressantes, assez fortes, je vous raconterai, mais je trouve dur d’être assis douze heures sur sa chaise sans bouger, sans manger, je suis dans un état un peu glauque…  »
Lui, toujours chevaleresque :
– Un simple coup de fil, et je viens te chercher quand tu veux  !
– Non, je n’en suis pas là  ! j’ai l’intention d’aller jusqu’au bout.

Je me sens à nouveau reliée à quelque chose, à quelqu’un de central, familier, réel, je remonte du métro un peu moins glauque. Mais, dans le groupe, ou plutôt la masse du Forum, je ne me sens reliée à personne, je m’embourbe dans un sentiment d’exclusion. Une certaine Cendrine, avec qui j’ai déjeuné hier et sympathisé, aujourd’hui me tourne le dos  : je lui ai confié quelques-uns de mes doutes et réticences à la bonne parole. En fait, j’ai été simplement interrogative, je lui ai demandé  : «  Toi, qu’est-ce que tu en penses  ?  » Mais, dès le deuxième jour, l’idée qu’elle pourrait penser, penser autre chose que le type sur l’estrade, ne semble plus d’actualité pour elle. Déjà elle se laisse porter par le grand mouvement de croyance, la grande tornade blanche. J’ai en face de moi une inconditionnelle. En face de moi, d’ailleurs, c’est beaucoup dire, car, sur le trottoir, elle m’aperçoit et file dans la direction opposée. Je ne vois plus que son dos.
Cela m’attriste. Je la trouvais sympathique.
Ok, elle a ses raisons. Elle a eu un accident de moto, s’est retrouvée paralysée. Maintenant, elle marche jambes raides, comme un automate. De dos, sa démarche dans la rue est pathétique. Comment s’étonner qu’elle désire se laisser porter  ?
Rien n’y fait. Je lui en veux.

Le samedi suivant, je vais à Montreuil chez Rémy et Olga, ne serait-ce que pour les rassurer.
«  Alors, c’était comment  ?
  Dur physiquement, mais des choses très intéressantes.  »
Je leur présente les choses un peu hypocritement, leur disant que les gens qui sont là ont l’air très insérés dans la vie active, 35-45 ans, des médecins ou des architectes, ou peut-être des ingénieurs, du moins d’après ce que j’ai entendu   des gens comme eux, en somme.
«  Pourquoi laisserait-on les bonnes choses aux médecins  ? dit Olga, que je sens très intéressée. D’ailleurs pourquoi offrir à quelqu’un quelque chose qui ne vous intéresse pas  ?  » Je lui dis que c’est «  assez rafraîchissant par rapport à une psychothérapie, où on s’intéresse à ce qui va mal, ici, on s’intéresse aux ‘ressources’, c’est-à-dire à ce qui va bien  ; par exemple, la formule gagnante de chacun…  »
«  Formule gagnante, ça me parle  », dit Olga.

Rémy écoute, bras croisés, un peu renversé en arrière, les yeux enfoncés dans l’orbite. Il fait beau. Il a cet art d’écouter l’autre en s’écoutant lui-même, me dis-je. Mais il pose plus de questions qu’il ne dit ce qu’il pense. Comme moi, il a besoin de se situer, de placer des repères, de saisir les correspondances entre le langage de l’autre et son propre langage. J’embraie sur la question des ressources personnelles, de la formule gagnante. «  Par exemple, moi, je pense que si on me laisse me débrouiller j’y arrive. Je me débrouille toujours, mais il faut qu’on me fiche la paix, qu’on ne soit pas sur mon dos, et qu’on me laisse du temps. Du coup, je fonctionne en autodidacte, je puise tout en moi et dans les livres, et je bricole sur le tas. Le revers, c’est que je ne sais pas me faire aider… Par exemple, dans mon boulot, je ne demande pas de formation extérieure, je reconstitue tout par moi-même, je perds du temps et de l’énergie   et peut-être aussi du plaisir.  »
Il me semble que j’en ai rarement dit autant à Rémy sur moi-même. Je conclus  : «  Je ne sais pas travailler en équipe.  »
Olga n’aime pas les psy. Je lui demande pourquoi. Je lui explique le processus que Mandrak appelle le «  racket  »  : ça ressemble aux «  bénéfices secondaires  » de la psychanalyse. Par exemple, on se plaint de façon répétitive de sa mère, de son éducation. On dit que c’est de leur faute si on n’a pas réussi à faire ce qu’on voulait, et on rate tout rien que pour les accuser et leur donner les torts. Rien que pour avoir raison, rien que pour leur donner tort, on s’empêche de vivre. Alors qu’on peut se dire  : ils ont fait ce qu’ils ont pu, m’ont donné des atouts, maintenant, à moi de jouer.
Je dis à Olga que, bien que cela fasse longtemps que je ne fais plus le procès de ma mère, vu son âge et la nécessité vitale d’une réconciliation lorsque la mort viendra, ce n’est pas si sûr que ma rumeur intérieure ne continue pas le procès. Une mère malveillante, qui rabaisse les autres pour se mettre en valeur, n’a pas la moindre idée qu’on peut être deux ensemble à avoir de la valeur, etc. Évidemment, maintenant, le procès s’adresse à une image intériorisée, pas à la petite vieille dame. Je poursuis  : «  Le racket, est-ce un bon mot  ? Drôle de vocabulaire  ! Pourtant, on comprend ce que ça veut dire. On se ponctionne soi-même, on ponctionne ses forces vives au profit du caïd accusateur tout-puissant qui clame  : j’ai raison, et lui il a tort… Mais je dirais autre chose que racket  : plainte, hypocrisie imposture, cinéma  ? Imposture, ce n’est pas mal, car c’est le contraire de posture.  »
Je téléphone à Clara : «  Assez surréaliste, ce mâtinage de Sartre et de marketing à l’américaine  !  » Je lui expose la définition du «  racket  », et je l’entends qui rigole  :
«  Ça, c’est la mauvaise foi de Sartre  !
– Oh, dis donc, tu es bonne  !  »
Elle m’épate, cette Clara. J’ajoute  :
«  Tout ça, cette vision du monde, c’est à la fois très pessimiste et très optimiste. Pessimiste, parce que l’adage «  le monde est vide et sans sens  », ça ne va pas. Optimiste, parce que, du coup, on est libre, on a le choix.  »
Clara  : «  Tout ce que tu me racontes, c’est Les Chemins de la liberté… Tu ne l’as pas  ?
  Je relirais bien Sartre maintenant, mais… Non, je ne l’ai pas, et j’ai un jour jeté L’Être et le néant à la poubelle, je l’avais depuis khâgne, et vingt ou trente ans après je me suis dit  : jamais je ne le lirai, poubelle  !  »
Clara  : «  Tu ne l’as pas jeté. Il est chez moi, c’est moi qui l’ai récupéré, il tombe presque en poussière. Je te l’apporterai  !
  Je veux bien.  »
Mais je me demande si ce n’est pas le vieil exemplaire des Chemins de la liberté de son père dont elle me parle. Jeune homme, il était très marqué par Sartre et Beauvoir. M’a fait lire L’Invitée de force en me laissant entendre que, pour lui (donc, pour nous), il y avait là un modèle pour la vie de couple. Et immédiatement j’ai détesté ce roman.

*

Justement, je déjeune avec le père de Clara lundi au restaurant place Denfert. Il m’a invitée, et je sais que ce n’est pas seulement pour le plaisir. Il a quelque chose à me dire, c’est une question d’argent. Je claque des dents.
Finalement, cette question d’argent n’était pas si grave (il ne veut pas qu’après sa mort ses héritiers continuent de me servir une prestation compensatoire), et je lui case quelques réflexions au passage sur la notion de «  racket  » qui me trotte par la tête. «  Il y a des gens qui sont capables de foutre leur vie en l’air pour avoir raison, et je suis de ceux-là.  »
Lui  : «  Je ne me sens pas étranger à cela…  »
Les langoustine sont bonnes et le restaurant bien au-dessus de mon standing habituel. (Est-ce encore une fois aux frais de la Tigresse des eaux  ?). Je confonds le verre à eau que je confonds avec le verre à vin.

*

J’ai tenté d’être une bonne élève. De relire Sartre. De faire la part des choses. De prendre le bon du stage Mandrak et de jeter le mauvais. De remplacer le traumatisme par un peu de pensée. Car il y a eu traumatisme  : comme si ma subjectivité et ma pensée avaient été pendant ce stage interdites de séjour.
Cela a tout de même eu du bon. Ne pouvant en rester à ce coup de bambou sur la tête, je m’inscris à un autre stage, «  le sujet face à l’exclusion  », qu’animent Baptiste et Annita. Juste six ou sept participants. Et là, au moins, 1. je me sens en confiance et 2. je suis sûre qu’on me laissera la parole et que je la prendrai.
Reste le problème Cléa.
Cléa comme Cendrine a été emportée par la tornade blanche. De toutes façons, pour elle, les choses sont toutes noires ou toutes blanches. Jamais elle ne pourra entendre mes observations en grisé, «  d’un côté je trouve qu’il y a des choses très intéressantes, mais de l’autre je pense que la méthode est violente, contradictoire avec le propos, et elle exclut les faibles.  » Si je lui dis cela (et je le lui dirai), elle sera furieuse. Me fera la morale, me reprochera mes ratiocinations. Elle a tant envie de se débarrasser de moi et de mes réserves mentales, de moi et de mon quant à soi, de moi qui l’écoute si souvent sans rien dire et n’en pense pas moins  ! Elle en a marre de ma fascination qui n’est pas si totale et de mes arrière-mondes. Elle veut que tout de moi vienne à la surface, comme sur une table offerte où on peut se servir. «  Dis ce que tu penses  ! Dis qui tu es  ! Arrête de marmonner dans ta barbe  ! Tu triches, tu triches, tu triches  ! Moi, au moins, je m’engage  !  »

Au téléphone, je confie à Baptiste le souci que me donnent mes relations à Cléa.
Il n’y va pas par quatre chemins  :  «  Ne te fais pas d’illusions  ! Si c’est une secte, et si elle est prise dedans, tu peux faire le deuil de votre amitié.  »
J’ai du mal à entendre ça. Je décide que je serai la plus forte, que j’aurai tant de patience et de tolérance avec Cléa qu’une fois la crise passée, notre amitié fleurira de plus belle.
Mais, finalement, est-ce une secte, ou est-ce Cléa qui est par nature sectaire  ?
Du mal à me dire que Cléa est folle  : ce serait me dire que je le suis aussi.
En fait, depuis longtemps, je la traite comme on traite un malade  : quelqu’un à qui l’on ne dit pas tout, quelqu’un que l’on ménage, à qui l’on cache la vérité. Quelqu’un qui n’est pas comme les autres. Ne me suis-je pas servie d’elle pour lui confier comme en dépôt mes propres aspects fous, ma grandiosité délétère, et, délestée de ce fardeau, commencer à me diriger à pas lents dans la vie sociale comme une femme ordinaire  ?
Finalement, je lui ai dit  : «  Si tu veux, je te ferai une mouture de ce que j’ai cru comprendre de la vision du monde du Forum, dite «  phénoménologique  ». Avec mes propres mots. Ça t‘intéresse  ?
Elle  : Oui, ça m’intéresse.
En somme, cette dissertation, c’est cela… sauf que j’en suis au brouillon…

Paris, 26 septembre 1998
Coup de fil à Cléa : a-t-elle réussi à se servir de l’Amstrad du bureau que je lui ai filé… Non, n’a pas essayé, trop de choses à faire. “Qu’est-ce que tu fais ce week-end  ? – Pas grand’chose.” Viens déjeuner demain dimanche. On pourrait retourner au parc de Bercy  ?
– Ce week-end, il pleut  ! – Alors au cinéma  ? Y a bien quelque chose à voir  ?” Peut-être en fait qu’on pourra essayer de faire marcher l’autre vieil Amstrad que j’ai mis en bas, au rez-de-chaussée. Le cinéma, ce sera juste, Isabelle débarque à six heures.
Projets dans ma tête, demain dimanche, avec elle  : faire des collages typo avec l’énorme pile de feuillets jamais jetés des mille et une versions des articles que je travaille ici. Un bel hybride de Neyrand mâtiné Ménéchal avec de l’Irène Théry et pourquoi pas du Mathis faux self  ?
Inconvénient  : ces feuillets sont en écriture brouillon (“impression rapide”), caractères plus gris que noirs.
En fait, nous ne ferons pas ça, mais des dessins sur ClarisWorks, sur le Mac que m’a vendu Clara et dont je perds l’usage si j’achète celui d’Isabelle.
Cléa tout à coup trépigne : maintenant qu’elle l’a manipulé, elle veut le Mac de Clara. Tellement mieux que l’Amstrad que je lui ai donné  ! Mais 1500 francs, c’est trop pour elle. M’enjoint de demander un rabais à Isabelle sur son prix, et de l’en faire bénéficier en retour sur le mien. Je suis un peu estomaquée. Pour elle, il va de soi que, si j’obtiens un rabais d’Isabelle, c’est elle qui doit en bénéficier, pas moi  !
«  Tu me promets, que tu lui demandes un rabais  ! Fais-le  !  »
Rien de tout ça finalement. Je n’achète plus le Mac d’Isabelle. Internet y marche très bien, mais pas le reste : lent, poussif, antédiluvien, et Word ne fonctionne pas. Isabelle blême, ne s’attendait pas à ça. «  Je vais baisser le prix… Je ne peux pas te vendre une machine qui ne marche pas…  » Me dit qu’elle a voulu bien faire, a trop bourré la machine, nouveau système, nouveaux logiciels, pour répondre à ma demande. Tout plante. Mon sentiment d’arnaque, lui, augmente à vue d’œil.
«  Tu as vu l’étiquette, derrière, la machine est de 1992… Même celle de Clara est plus récente.  »
Isabelle part déconfite, me laisse la machine à l’essai, avec Internet.

Paris, 29 nov 98
je t‘envoie cette lettre sans adresse
tu pardonneras ma maladresse
j’ai si peur d’être une tigresse
donc d’être celle qui agresse
je t’envoie cette lettre sans adresse

Bon  ! Autant dire que je ne l’envoie pas  !!

Paris, février 1999.
Maman à l’hôpital.
Cléa à déjeuner. Cuisine, table ronde, soleil.
Je parle de l’accident de maman. Encore tombée. La nuit sur le carrelage. Pas pu se relever.
Mon frère. Mes remords. Notre matinée aux urgences.
Elle  : «  Ta mère, qu’est-ce que tu voudrais  ?
Moi, voix forte  : «  Je voudrais qu’elle meure.  »
Comment pardonner à Cléa de m’avoir fait dire ça  ?
Jamais ! je ne lui pardonnerai.
Maman vient de mourir.

Paris, début juillet 2000
Mon cher Baptiste,
Je suis préoccupée par Cléa, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle n’a cessé ces derniers temps de me “rentrer dedans” à tout bout de champ en m’accusant de ne rien dire de moi, de prendre et de ne jamais donner etc. Avec à la clé, si j’ai bien compris, une image d’elle hyper-généreuse, intéressante et vivante, et de moi une image terne, flétrie, avaricieuse. La générosité étant chez elle (si j’ai bien compris) d’attaquer frontalement chez ses proches tous les malaises et déceptions de la relation, d’en parler, de secouer, de faire réagir et cracher le morceau sur le champ, et surtout pas de temporiser, d’attendre ou de changer de registre (au lieu du tête à tête infernal, aller voir une expo par exemple… tactique que je tente souvent, avec plus ou moins de bonheur). Avec moi, cela démarre en trombe sous le mode de reproches parfaitement verrouillés, du genre “Parle ! Je ne t’écoute pas !”. Par exemple, nous étions chez Catherine O’K, elle parlait avec fougue de choses qui la préoccupent dans la vie, franchement j’ai oublié les termes, des progrès qu’elle faisait, qu’elle était complètement vivante, bref, je ne me rappelle pas bien tant son discours souvent m’assomme au sens physique du terme. L’échange se passait entre Catherine et elle, Catherine était pleine de vivacité, faisait des allées et venues entre la cuisine et la table, très mobile, moi assise, un peu immobile, partagée entre l’agacement, l’intérêt, et aussi un certain sentiment de jalousie devant toute cette intensité partagée. Soudain Cléa se tourne comme une furie vers moi : “Je ne peux pas parler avec le silence de Dominique… C’est lourd ! C’est insupportable !” et la voilà qui pour me réveiller de mon inertie m’assène des coups de marteau verbaux. Pour le coup, chez moi, ce n’était plus de l’inertie, mais de la paralysie complète, ou de la sidération, jusqu’au moment où un sentiment simple a réussi à émerger chez moi, du genre “je ne vais quand même pas tout supporter passivement”. Je me suis levée brusquement en disant : “J’en ai marre de me faire engueuler tout le temps” et j’ai quitté la table pour aller faire un tour dans le jardin.
Le jardin est assez petit, très vite, je suis revenue dans la maison. Je me souviens avoir croisé Cléa le visage fulminant et évitant soigneusement mon regard, comme si j’étais rayée de la carte du monde, l’impression était assez horrible. J’ai alors balbutié : “Écoute, on ne peut pas rester comme ça… Tu veux qu’on en reparle ?” et son visage s’est tout de suite éclairé, elle a dit oui. Catherine de la cuisine a dit : “Écoutez, on est toutes un peu énervées, fatiguées, on a toutes les trois nos petits problèmes, moi aussi, vous avez bien compris que j’ai des petits problèmes avec Jean-Paul…” et les choses ont repris. On a évité le grand règlement de compte et je me suis réentendu parler, de choses et d’autres, hors programme…
Le petit fait que j’ai noté dans cette période, c’est que Cléa décrochait un peu plus souvent son téléphone que d’ordinaire pour me joindre – l’ordinaire étant plutôt que c’est moi qui appelle. En outre, quand elle appelle, je me demande si elle ne me met pas souvent assez vite en position de demandeuse, du genre “On avait dit qu’on se verrait ce week-end… Qu’est-ce que tu proposes ?” Et moi, je fonce tête baissée dans les propositions, je ne réponds pas : “Dis-moi ce que toi, tu proposes”. Si bien que, quand je vais déjeuner chez elle, par exemple, ce n’est jamais en réponse à un “je t’invite”, mais au terme d’une négociation de chiffonniers  : “Je viens, ou tu viens ? demande-t-elle – Puisque tu le demandes, j’aime autant que tu viennes. Après, on pourrait aller voir une expo, ou un film. – Je ne sais pas si tu te rends compte, mais c’est toujours moi qui me déplace ! Je viens bien plus souvent à Paris que toi à Bougival, cela finit par peser !” Etc.
Il y a donc eu un samedi matin récent ce genre de coup de téléphone. J’ai proposé d’aller voir l’exposition de sculptures de Picasso, à Beaubourg. J’ai proposé dimanche soir, ça n’allait pas : elle ne sort en aucun cas le dimanche soir à Paris. J’ai dit alors bon, à l’ouverture. J’ai acheté le Pariscope pour vérifier l’heure et l’ai rappelée: J’ai proposé un quart d’heure avant l’ouverture, je craignais la queue. Elle a un peu ergoté que onze heures et quart était bien suffisant, que le flot serait entré; j’ai tenu bon. J’ai ensuite évoqué le problème du déjeuner : irait-on ensuite chez moi ou dans un petit resto près de Beaubourg ? Aller chez moi, non, sûrement pas, ça lui ferait un trop grand détour car elle comptait venir en RER. Bon, ai-je dit toute gaillarde, on trouvera bien un bouiboui. Je ne sais si j’ai précisé que je l’invitais, je crois que oui, ou ça allait sans dire.
Plus tard dans la soirée, coup de fil de Catherine qui me demande si je suis d’accord pour venir déjeuner chez elle après notre expo Picasso. Cléa, elle, «  est d’accord… Si on n’est là qu’à deux heures, ce n’est pas grave…  » Tout de suite, j’ai dit oui, mais j’ai trouvé une bizarrerie dans ce coup de fil. Est-ce que cela ne voulait pas dire que si, pour une raison ou une autre, aller déjeuner à Bois-Colombes chez Catherine ne m’arrangeait pas, la mère Cléa me plantait là nonobstant nos arrangements précédents ? Je n’en suis pas sûre, et puis de toutes façons j’ai dit oui. Mais si j’avais dit non ?
L’expo Picasso s’est bien passée, mais j’ai souvenir d’autres expos Picasso où nous rigolions plus franchement toutes les deux. Nous étions un peu tendues. Ensuite, il a fallu rejoindre en métro sa bagnole garée avenue Foch. En route pour Bois-Colombes. Tout de suite, elle s’est mal orientée, se dirigeant d’abord vers le pont de Saint-Cloud et Bougival, puis loupant la bonne porte et nous emmenant à Saint-Denis puis plein Nord, moi n’en menant pas large. “Paris, c’est à gauche, n’est-ce pas ?” ; moi balbutiant: “Non, je crois que c’est derrière nous”; un lambeau de phrase dans sa bouche “Avoir raison toujours raison, c’est dingue, c’est ça que tu veux… Allez, non, j’écoute mon intuition, on va par là ! toujours écouter mon intuition !”. Bref, nous étions complètement paumées, depuis la porte de St-Cloud elle me prenait à partie: “Tu comprends ce que je veux dire ?” et moi pour une fois qui ai le courage de dire “non, rien du tout”, au lieu de faire semblant. En fait je meurs de trouille, je crains l’accident, je suis comme sur une mer déchaînée, et surtout, il est de plus en plus certain que je la trouve délirante et que depuis son expérience Mandrak je ne la vois plus tout à fait comme une personne normale, mais pour quelqu’un d’à la fois très fragile et très redoutable, un être à part à qui il faut un traitement à part, pas un traitement normal.
Et donc, elle a raison, il est clair qu’avec elle je ne suis pas tout à fait moi-même. Je la protège et je me  protège.
Et ça ne lui plaît pas.
Et peut-être qu’elle a raison ?

*

… Depuis, ça s’est un peu arrangé, mais j’estime que j’ai fait un effort considérable ! L’effort considérable, c’est que je lui ai écrit une lettre très brutale en essayant de repérer tous les présupposés qui se sont installés depuis Mandrak dans notre communication, le premier et le pire étant qu’elle est désormais avec moi dans le rôle de la décoinceuse et de la distributrice de vérités vitaminées. Et la deuxième, c’est que moi, au lieu de l’envoyer paître ou de lui dire franchement mes inquiétudes à son sujet, je temporise et je fais diversion, en tentant d’installer un tas de petites plages d’activités non mandrakiennes et de modestes plaisirs partagés, mais non sans laisser filtrer mon malaise.
Dans cette lettre, je lui dis en gros : je ne marche plus dans la combine, et j’essaie d’analyser la combine en question.
J’ai passé une bonne après-midi à l’écrire, et, bien sûr, ne l’ai pas envoyée, mais à moi, elle a fait du bien : j’y vois un peu plus clair. J’en avais besoin !
Au lieu de cette lettre, je lui ai envoyé la photocopie d’un article d’Esprit sur les Danses de Matisse et une interview de Christian Bobin. Non sans l’appeler pour lui demander si ça l’intéressait (je lui ai déjà envoyé des textes, même de moi, par la poste, et la réponse c’est du genre : moi, ce qui m’intéresse, c’est la vie, l’écriture, c’est le contraire de la vie).
Elle m’a dit que oui, peut-être, ça l’intéressait , mais… Et est-ce qu’on pouvait se voir dimanche  ?
Je t‘embrasse,

PS Je joins à cette lettre une transcription d’une conversation récente au téléphone avec Cléa. Cette transcription aussi m’a aidée à y voir plus clair.

Extrait de son coup de fil de juin 2000
(avant l’expo PIcasso à Beaubourg)

… Nostalgie que ça existe encore…
Ce que je veux, c’est quelque chose qui me transporte dans ma vie. Par exemple, tu es amie avec moi parce que tu dis “moi je te vois peintre”, tu me mets en demeure de me dépasser à cet endroit-là.
… J’ai envie d’accéder à ce côté enchanté.
Toi, tu ne veux pas avoir accès à tes désirs, à cet endroit.
Et moi, ce que je vois de toi, c’est que tu baisses les bras. C’est ce qu’on a désiré pour notre vie… ah non, tu ne vas pas lâcher, tu vas le réveiller le truc.
Dominique, elle me fait aucun cadeau, c’est pas facile de se mettre à poil dans ton silence à ne pas partager.
Je ne peux pas me foutre à poil et toi non plus.
Depuis que tu as fait Mandrak, il y a eu quelque chose.
Il y a eu une huître qui s’est refermée.
Exemple l’Eau Vive l’autre samedi (le café théo philo), j’ai eu beaucoup de plaisir sauf qu’il y a eu un moment où tu n’as pas pu d’empêcher de mettre une griffe (ma remarque humoristique à mon cousin sur le programme de cours de Cléa qu’elle intitule “espace-temps-matière”, j’ai doucement persiflé : Vaste programme ! en le prenant à témoin.)

Mes réflexions : je suis un peu désespérée que tout ce qu’elle ait retenu de ce samedi matin, c’est une petite phrase amusée de ma part, qu’elle vit comme un coup de patte. Tout le reste a été balayé : que c’est elle qui m’a demandé si j’allais ce samedi-là à l’Eau Vive, qu’elle avait besoin de moi pour y aller, n’étant pas familière des lieux et désirant être accompagnée. Que je l’ai invitée au petit restaurant de la place (après tout, elle aurait pu penser à m’emmener déjeuner chez elle, à Bougival). Mais surtout, ce qu’elle n’a pas perçu, c’est toute l’énergie que j’ai mise pour trouver ce jour-là à notre relation un cadre qui ne soit pas ce face à face destructeur qui va en s’amplifiant. Ou peut-être que si, qu’elle l’a très bien perçu, et qu’elle guettait le premier mot de travers de ma part pour pouvoir démolir mon pauvre jeu de construction.
Elle me fait penser à une mère jamais contente, jamais satisfaite, et fière de l’être.)

Paris , lundi 19 juin 2000
Cléa,
ce petit mot pour te dire que, de la journée d’hier et de cet étrange voyage en voiture entre l’avenue Foch et la rue Baralou, ce que j’ai plus particulièrement retenu, c’est ce que tu m’as dit concernant la mort de ma mère  : que je ne te l’avais apprise que quinze jours plus tard, que tu serais venue à l’enterrement, et surtout cette phrase  : si les amis ne servent pas à vous soutenir, on se demande à quoi sert l’amitié. Ce ne sont pas tout à fait tes termes exacts, mais ce que j’en ai retenu, c’est que tu aurais voulu être associée à mon deuil, à mon chagrin, que tu aurais désiré me soutenir.
J’ai été stupéfaite de me rendre compte que, de la mort de maman, je t’avais avertie si tard. Je n’avais aucune conscience de cela, cela m’a troublée. Est-ce cela voudrait dire que, dans mon imaginaire, il y a des gens à qui je peux demander un soutien dans ce qui m’afflige et d’autres non, et que tu ne ferais pas partie de ceux à qui je peux demander de l’aide, de la compréhension, de la compassion et un peu de douceur ? J’espère que non.
Certes, notre relation n’est pas sous le signe de la douceur. Et il y a beaucoup d’imaginaire enkysté dans ma tête te concernant. Par exemple, qu’il ne faut pas te demander de services. C’est stupidement lié à un épisode très ancien et obscur dans ma tête où je t’avais demandé “de me servir de chauffeur” – si on peut appeler ça comme ça, pour moi, à l’époque c’était simplement te demander un service – il me semble que tu m’avais fait comprendre que j’abusais, qu’il ne fallait pas recommencer. Avais-je tort ? En tout cas, je me le suis tenu pour dit : ne pas te demander de services sur un plan pratique, puisque de toutes façons tu donnais beaucoup sur un autre plan, pourquoi en faire un plat ? Etait-ce vraiment grave ?
En fait, en écrivant ces mots, je me rends compte que c’était vraiment grave.
J’ai toujours eu beaucoup de mal à demander quoi que ce soit à quiconque (du genre : je me débrouille très bien seule, merci, je n’ai pas besoin de vous), et là, quelque chose ne s’est pas bien passé pour moi.
Or, voilà que tu me dis cette phrase extraordinaire  : à quoi sert l’amitié, si on ne demande pas aux amis de vous soutenir ? Donc, je n’avais rien compris. Et tu serais venue à l’enterrement de maman.
Merci en tout cas de m’avoir dit cette phrase magnifique.
Et aussi d’être venue me soutenir pour mes 60 ans. J’y ai été très sensible.
Je trouve que dans l’état actuel des choses, s’écrire ne serait pas mal. Réponds-moi par écrit.
Je t’embrasse

Le Kremlin-Bicêtre, coup de téléphone du 1er juillet 2000 (c’est moi qui appelle. Je suis au bureau)
Sur le stage de peinture qu’elle anime ce week-end à Jouy-en-Josas ― elle m’a téléphoné que si je voulais, je pouvais venir (“je veux avoir une position ouverte”), mais j’ai estimé imprudent d’y aller (“c’est à haut risque en ce moment, nous serions très tendues”) :
Elle : Ce stage… c’est toujours pareil : moi j’ouvre, toi tu fermes !”
Moi : “C’était à haut risque !
Elle ::“J’ai envie de me risquer

Me fait penser à un livre de David Le Breton sur les conduites à risque. Il écrit : “Dans la mouvance de cette crise anthropologique qui est l’une des données essentielles de la modernité, la recherche de limites pousse un nombre croissant d’acteurs vers des pratiques ou des prises de risque où la mort est symboliquement approchée”. Bien sûr, entre Cléa et moi, il s’agit du risque de mort de la relation, non de mort physique. Mais elle a eu aussi des accidents de voiture et sa conduite avec l’argent lui fait frôler la mort de faim réelle .“Seule en effet la mort sollicitée symboliquement, à la manière d’un oracle, peut dire la légitimité d’exister et nourrir le goût de vivre d’un second souffle. Dans certaines circonstances, l’approche de la mort produit un sentiment d’identité renouvelée, elle a la faculté anthropologique de générer du sens si l’acteur accepte le défi qui lui est lancé ou au-devant duquel il s’est précipité.”
Mais peut-être que j’extrapole.

Elle n’a pas répondu à ma lettre où je lui demandais de me répondre par écrit  : “Je ne sais pas écrire, je n’ai pas l’instrument, tu le sais bien. J’ai trouvé un peu violent que tu me demandes de te répondre par écrit.
Moi : Arrête  ! Je ne marche pas. Tu m’as dit qu’en préparant ton expo tu écrivais des carnets et que ça t’apportait beaucoup de plaisir… Et, depuis deux mois, tu es sur ce fameux texte sur “Voir et regarder” pour cette école de textiles…

Elle : Écrire pour moi, c’est effrayant”.
Moi : Ton texte Voir et regarder, quand tu l’auras fini, j’aimerais bien le lire. Tu me l’enverras ?
Je la sens très réservée à ce sujet.
Elle revient sur ma lettre et me reproche de me souvenir de la période où elle ne voulait pas me servir de chauffeur ni me rendre de services…
Moi : Excuse-moi, j’ai dû mal m’exprimer (NB: avec elle, je m’excuse beaucoup) … J’évoquais cet épisode pour dire que j’avais fait une fixation là-dessus, et que je venais de comprendre que maintenant ce n’était plus d’actualité.”
Elle: C’est comme si moi je reparlais de la période où je voulais me foutre en l’air et où tu m’as fermé la porte.
Moi: C’était quand ? “(Je n’en ai aucun souvenir ,mais en ce moment justement je me demande si elle n’est pas sur le bord de se foutre en l’air)
Elle  :Le début de Bougival… Si on refait nos guerres du passé… c’est effrayant ta rancune. Tu n’as rien oublié, tu n’as pas remis le passé dans le passé…
Moi : J’ai dû mal me faire comprendre…”
Elle : Dans ton regard sur moi, tu ne lâches rien. Tu ne veux pas me voir bouger. Quand je bouge, ça t’est insupportable. Je vois bien qu’il y a quelque chose. Mon idée, c’est que tu attends tout des autres, je n’ai pas le sentiment que tu te dises : “Mais qu’est-ce que je fais pour les autres ?” Non, même pas pour les autres, tu ne te dis “mais qu’est-ce que je fais pour moi-même ?” Quelqu’un m’a dit : “Personne ne vous place”. Ca veut dire que c’est toi et toi seul qui choisis ta place.
Dans tes phrases, avec moi, c’est tout le temps : “L’amie que tu es ne me donne pas ce que j’attends”. Dominique, elle attend que je la nourrisse. Je n’ai pas à te donner parce que tu attends quelque chose. Je ne suis pas la bonne amie, tu attends tout de moi pour bouger, dans cette relation-là je me détruis.
J’ai besoin d’un soutien non pas qui me dise “c’est bien”, mais de quelqu’un qui aurait une démarche comme la mienne. Au début nous avions un démarche commune.
Si j’ai ce sentiment, c’est que quand je suis dans une difficulté à bouger, je te le partage. Je partage beaucoup mes manquements humains. Toi non.
Sur la mort de ta mère, si tu ne m’as pas prévenue, c’est parce que huit jours avant avec moi tu avais eu cette phrase terrible. Je comprenais. Mais tu as oublié, dans ta lettre tu n’en parles pas. C’est énorme.
Moi : Je n’ai pas du tout oublié. C’est parce que c’est trop terrible, je ne sais pas comment en parler.
Elle : Je t’ai dit que je voulais que nous parlions de nos mères, et ça ne prend pas.
Moi : Disons que maintenant j’entends clairement que tu veux que nous parlions de nos mères. je suis d’accord.
Elle : Tu es dans une méfiance totale de moi. Il y a quelque chose que tu ne reconnais pas chez moi d’une pertinence intelligente, lumineuse pour la relation. Il y a quelque chose que tu me refuses et tu te gardes dans ton silence parce que tu as des outils en réserve. Tu me reconnais un instinct, mais pas l’intelligence.
Pour moi, entre la parole échangée et le racontage dans l’écriture… Il y a quand même plus de distance dans l’histoire racontée dans l’écriture que dans des paroles.
Moi : Justement, si je t’ai écrit une lettre, c’est que je pensais qu’on avait besoin d’un peu de distance, de recul… et moi me ressaisir. Je pense qu’il y a besoin de recul entre nous.
Elle : Moi, ce n’est pas ça que je désire. Je désire être dans du VIVANT ! et pas dans des lettres. Moi, j’ai envie de me risquer. Pour moi, l’écriture, c’est avoir du recul pour ne pas oser vivre. Etre dans du vivant, c’est ce que je fais, je suis dans l’émotion.
Je suis très généreuse d’oser me montrer dans mes dénuements, mais j’ai pas envie de m’exposer pour être tuée par toi.
Ça fait 50 ans que j’ai pas osé parce que je pétais de trouille. Avec toi, en ce moment, je pète de trouille. S’il y a de la distance, ça devient de la théorie.
Moi : Je suis un peu étonnée, parce que dans tout ce que tu dis notamment sur la peinture ou “voir et regarder”, il y a de la théorie. Pour moi, c’est très passionnant la théorie, mais justement ça demande à être écrit. Je trouve que tu devrais te réconcilier avec ton côté théoricien, écrire un essai, des carnets.
Elle : “Ça me désespère, de théoriser… J’ai des outils qui me manquent, ne serait-ce que pour écrire en bon français. Ça ne me fait pas peur de mettre un sujet au singulier et un verbe au pluriel parce que le complément est au pluriel… Et quand on me le dit, je pense que remettre les choses en français, ça va réduire ce que j’ai envie de dire. Je me permets des choses qui ne tiennent pas debout… Florence m’a dit : “Le français, la langue, ça se déploie”. Je me suis dit que c’était…
… En ce moment, j’aime plutôt notre conversation
Moi, in petto:: Cette manie de donner des bons points et des mauvais points !!
Elle: … Je ne pensais pas qu’on pouvait avoir une conversation comme ça en ce moment.

La difficulté, pour moi, c’est que je ne désire pas que tu sois comme moi, la tristesse que j’ai c’est que je trouve ― c’est pas gentil, ce que je vais dire ―. je me suis posé beaucoup de questions sur comment était notre amitié au début, et je me suis vue comme te reconnaissant quelque chose d’extrêmement brillant et réciproquement. Mais la suite, je ne l’ai pas vue, que toutes les deux je nous voyais ne pas oser affronter tout ce qu’il fallait faire pour affronter ce côté brillant, et que nous en étions ravies (nous nous confortions dans la dérobade?). Moi en tout cas je pétais de trouille. En amitié, nous n’allions pas nous faire du mal là-dessus, on jouerait notre petite vie bien à part et tranquille et on jugerait les autres.
Et Mandrak m’a chavirée dans tous mes repères. Sans Mandrak, je n’aurais jamais osé nettoyer tout ce que j’ai nettoyé chez moi. Ca m’a brûlée (dans sa bouche, ce terme est très lyrique, comme le “Avec le feu “ de “Comment viens-tu, grâce de Dieu”. Mais à l’écrire je le trouve fort ambivalent).
Et maintenant, cette souffrance que je me farcis avec tout le monde, sans exception. Il n’y a pas une personne où je n’aie pas été touchée par ce chamboulement. Je me suis rendu compte que je testais beaucoup. J’ai testé toutes choses que j’ai apprises à Mandrak avec tout le monde. Maintenant, je l’ai réintégré à ma sauce.”
Moi : Tu veux dire que tu as retrouvé ta petite musique ? Je me rappelle, après Mandrak, tu disais “je n’entends plus ma petite musique”. Phrase très belle, qui m’a frappée.
Elle : .. J’ai retrouvé ma petite musique! Et maintenant que j’ai retrouvé intacts mes désirs auxquels je n’avais pas touché depuis 50 ans et intacte ma peur aussi, j’ai bougé beaucoup trop de choses pour reculer maintenant.
Moi : Ces désirs, c’est quoi ?
Elle : Ces désirs, c’est oser écrire Voir et regarder, c’est peut-être de me risquer à demander aux autres, c’est aussi que maintenant je vais vraiment entrer dans mon métier de peintre – m’occuper de vendre ma peinture c’est ça aussi être peintre – jusqu’ici, je n’ai jamais osé être peintre, j’ai juste osé peindre ― mais pas me représenter l’ensemble de ce travail.
… Je ne peux pas te voir aujourd’hui, je ne suis pas libre car je dois boucler Voir et regarder. Je lâche pas l’idée, je perçois qu’il va être bouclé, là bientôt…

Je lui demande maintenant des nouvelles de la petite Marie B.
C’est une fillette handicapée qu’elle voit souvent. Elle m’a dit récemment qu’elle était à l’agonie, en train de mourir, mais que sa mère ne voulait pas le voir.. Elle est amie avec ses parents, qui ont aussi trois autres enfants, et tout un réseau d’amis pour les soutenir. C’est avec eux que depuis deux ans elle passe ses vacances d’été, en Corse, dans une sorte d’échange de services : elle les aide – avec d’autres – à s’occuper de l’enfant et eux lui offrent des vacances gratuites. Cette famille a l’air d’être un nœud de socialité, drainer autour d’elle toutes sortes de solidarités amicales.

Elle : Le caractère de cette famille ― ce n’est pas par hasard si je les vois beaucoup à présent, alors que je les connaissais depuis quinze ans ― très rigides mais très engagés, des convictions assez raides, mais ce qui m’enthousiasme, c’est leur capacité à oser. Comme moi, oser ça m’est très difficile, leur contact me fait du bien.
Autour d’eux, il y a une chaîne d’amitié pour les soutenir et je m’y suis glissée. D’abord avec l’impression d’être un peu faux-cul, et ensuite je me suis rendu compte qu’il se passait des choses. Par exemple, en ce moment, dans l’était où est la petite Marie, la mère dit : “Malgré tout, on va faire comme si on allait en vacances”. C’est insensé ! La petite fille a un tube d’oxygène dans le nez, elle est nourrie en 4 heures par sonde, mais la mère soulève tout de terre. Elle soulève des montagnes.
C’est comme ça qu’elle a fait son centre pour handicapés, à St-Germain-en-Laye, pour avoir un endroit qui prenne son enfant aux heures de classe et lui permette quand même de vivre chez elle sans saboter sa vie. Et là, elle a soulevé des montagnes avec l’ancien maire, Péricard. Et maintenant, elle refait un projet à Poissy pour des handicapés adultes, tout en disant qu’elle sait bien que Marie n’en profitera pas…
Et son mari, lui, est dans la permanence de lui-même, il continue à travailler etc.
Line, l’autre fille, est anorexique. Elle a 24 ans. L’engagement de ses parents, elle se l’achète comme une vraie vérité. Les trois autres enfants en ont bavé. Line doit se reprocher de reprocher à sa mère de ne pas s’être occupée d’elle.
Elle est anorexique, et l’ennui, c’est que la mère veut absolument que ce soit Bernard le mari le fautif. Bernard est très viscéral, il dit tout ce qu’il pense, il ne se retient pas, et, malgré tout, il y a des choses qui blessent les autres. Line dit : “Mon père ne m’estime pas.“ Elle n’a de cesse de démontrer que son père ne l’estime pas. Par exemple, il lui dit qu’elle ne conduit pas bien. Attends ! Un enfant n’est pas parfait !
Moi : Un adulte non plus…
Elle (riant) : Bien sûr, un adulte non plus ! Line veut écraser son père de culpabilité. Lui, il fait beaucoup de gaffes, et , s’il s’efforce d’éviter une gaffe, il en fait une autre. Dans la famille, on le fragilise de plus en plus. La mère dit : “Mais quand même, il pourrait se retenir”, et moi je dis : “Non ! Il ne peut pas se retenir, et c’est même pour ça que tu t’es mariée avec lui !”
Maintenant, il a des boutons plein la figure.
C’est eux qui… Tu connais le “patterning” ?
Moi : “Non.
Elle : “Les enfants myopathes, pour entretenir leurs muscles, ne devraient jamais s’arrêter de bouger, de faire des exercices, et quand Marie était petite, il fallait en permanence deux personnes pour faire bouger ce petit enfant de deux ans. C’est ça le patterning, un programme où les gens se succèdent en permanence pour s’occuper de l’enfant.
Moi : “Et ça a marché ?
Elle :”Non. Ils ont arrêté. Elle n’est pas myopathe, on se sait pas trop ce que c’est, mais ça aboutit à ça, ses muscles se raidissent. Cette posture raide, c’est à la limite du supportable de la regarder. Au début je ne pouvais pas, mais maintenant que j’y vais souvent, je peux…”

*

Paris, le 2 juillet 2000
(lettre dont il est douteux que je l’enverrai à sa destinataire)

Chère Cléa,
Puisque tu insistes tant, eh bien je vais oser, et commettre l’irréparable.
Premièrement, tes discours m’assomment.
Deuxièmement, leurs présupposés sont de l’ordre du délire. Dans ta conception de l’”amitié” (hum hum) entre nous, il ne s’agit plus de partager de bons moments, des plaisirs, de la détente, des rires ou autres petites choses légères, réconfortantes et douces, mais de m’imposer des sortes de séances de “développement personnel” obligé où tu serais le mentor et moi l’adepte (un peu récalcitrant). L’ennui, c’est que je ne t’ai pas demandé de me servir de gourou. Non pas que dans l’amitié on ne puisse parfois se guider mutuelle­ ment, s’entraider quand on a cru entendre chez l’autre quelque chose qui le gêne et que lui-même n’entend pas. Mais, dans l’état bizarre où je te vois depuis ton passage par les stages Mandrak, privée de tout discours autonome et réflexif, de tout recul, de toute retenue, de toute méditation, de tout silence intérieur et surtout de toute écoute, je ne te reconnais pas la moindre qualité en la matière.
Tertio, ta façon de ne plus me reconnaître désormais aucun charme ni qualité et de me l’asséner sans vergogne est d’une méchanceté sans nom, d’une grossièreté affligeante et d’une bêtise crasse. Tu t’attribues tous les mérites (générosité, courage, ouverture, intelligence de la relation etc.) et m’écrases de ta splendeur comme un vermisseau. Charmant. Ton culot est sans nom.
Quarto, je pense que Mandrak t’a ramolli le cerveau (ou “nettoyé”, comme tu dis si bien).
Quinto, je me demande si, par moments ou bouffées, tu ne déjantes pas complètement.
Sexto, je pense que tu as bien de la chance d’avoir une amie aussi attentive que moi à ton endroit. Aussi patiente, capable d’une telle qualité d’écoute, d’un tel souci de te protéger, de te faire crédit malgré tout, de se remettre en question intérieurement, d’espérer contre vents et marées, d’encaisser, de te tendre la perche encore et en­ core, de se creuser le ciboulot à ton propos…
Sur mon attitude :
Quand tu es allée à Mandrak, j’ai bien vu que ça dérapait, que tu n’étais plus capable d’entendre autre chose que tes propres injonctions hallucinées. Mais je pensais que c’était un moment obligé et que ça te passerait. Il fallait patienter, et puis aussi aller voir de près ce que c’était que ce Mandrak. Ce que j’ai fait – ce n’était pas facile, car ton message était verrouillé, tu ne disais pas seulement : vas-y, ça va beaucoup t’apporter, tu ajoutais : si tu n’y vas pas, c’est fini entre nous. En fait, dans le message de Mandrak, beaucoup de choses m’ont vraiment intéressée, mais la méthode m’a semblée brutale et suspecte.
Tu n’as pas supporté ma tiédeur. C’était d’ailleurs le but du piège que tu m’avais tendu : me déclarer tiède, et t’approprier l’ardeur.
J’ajoute en passant que moi aussi j’ai l’expérience d’une conversion (quand je suis devenue orthodoxe), mais que je n’ai pas éprouvé pour autant le besoin de convertir tout l’entourage. Donc, je peux comparer ce qu’il en est d’une expérience de conversion et de la rage sectaire.
Je pense que ton passage par Mandrak est la plus mauvaise chose qui te soit jamais arrivée. Peut-être pas à cause du message de Mandrak en lui-même, mais à cause de l’usage immodéré, totalitaire et délirant que tu en as fais. Tu as eu la sottise d’en attendre “la solution”. Et tu as eu la solution finale  : l’anéantissement de ta propre histoire dans une sorte d’explosion extatique appelée à grands cris. Quelque chose de toi est mort dans ces stages  : ce que tu appelais “ta petite musique”. Aujourd’hui, plus beaucoup de “petite musique” dans tes mots : des gros flonflons.
Tu étais fragile et pas très armée intellectuellement pour faire la part des choses, et ils t’ont estoquée. Mais tu désirais l’être. Réfléchir, ça te fatiguait. En fait, tu désirais mourir pour renaître. Pour toi, la vie, ta vie, c’était trop imparfait, trop lourd, il fallait assumer trop de choses. Tu t’en es débarrassée d’un seul coup, comme on se suicide, en troquant ton moi contre un mode d’emploi. Mais après cette mort symbolique, tu n’es pas renée, et tu as hérité maintenant d’une parole méca­nique et calquée que tu nous sers sur l’air du “j’éructe, donc je suis vivante”. C’est vraiment à pleurer.
Ressaisis-toi, il est temps. Au lieu de vaticiner, écris noir sur blanc ce que tu penses sur une feuille de papier: Cela t’obligera à un retour réflexif, tu t’entendras toi-même, au lieu de rester dans le pur déballage. C’est peut-être ça, écrire.
Quand je pense que tu as eu le culot de me dire que ma demande de te répondre par écrit était “violente” !! Tu me prends pour une conne, ou tu cultives ta propre connerie ?? Selon toi, répondre à ma lettre par une lettre, ce serait te mettre en infériorité par rapport à moi car tu “n’as pas l’instrument” ! Ton présupposé que notre relation ne peut être que sous le signe de la domination réciproque montre ici le bout de l’oreille. Il ne t’est jamais venu à l’esprit qu’écrire, ce n’est pas faire un concours de beau style, mais se donner des nouvelles qu’on n’arrive pas à se donner autrement.  ?
Pour en revenir à mon attitude : toutes ces dernières années, j’ai patienté, pensant que tu reviendrais à la vie, et je t’ai sans doute ainsi malencontreusement confortée dans tes dérapages, faute de dire clairement “stop” quand il le fallait. Je ne voulais rien détruire, je ne voulais pas te perdre (eh non  !), je te sentais cassante comme du verre, à deux pas du désarrimage. Et puis, bien sûr, tu me fascinais. Et puis aussi, surtout, il n’y avait pas que des côtés néga­tifs. Tu avais l’air joyeuse, allante, tes tableaux avaient des couleurs gaies et simples. Comment peut-on se prononcer avec certitude sur ce qui arrive  ? Rien n’est jamais tout noir ou tout blanc.
C’est ainsi que je me suis retrouvée avec toi dans l’attitude louche d’une sorte de psychothérapeute qui marche sur des œufs et qui ronge son frein en attendant le déclic. A moi le doute, la prudence, la rétention, à toi les certitudes fracassantes. Mon attitude de thérapeute plus tracassé que dilaté, c’est toi qui l’as induite. Tu ne détestais pas venir chez moi déverser ton flots de paroles et repartir délestée, fraîche, une fois vidé ton sac. Mon quant à soi crispé, ça ne te dérangeait pas trop.
Un jour, j’ai eu le malheur de te dire que tu ne m’en laissais jamais placer une, que moi aussi j’aimerais bien parler un peu de ce qui me préoccupe (“Se raconter les choses de la vie et tout”, comme dirait Béatrice), et dans ton im­ mense culot tu n’as rien trouvé de mieux à faire que de te servir ensuite de cette requête pour me reprocher avec véhémence de ne jamais rien dire de moi. Oui, tu as eu le culot de faire d’un désir exprimé un reproche permanent: “Tu ne dis jamais rien de toi ! Ton mutisme est insupportable ! C’est lourd, ton silence ! Etc.”.
Notre dernier coup de fil :
Moi j’ouvre, et toi tu fermes”, dis-tu en parlant de notre relation.
Moi je dis : Cléa, tu verrouilles en permanence le dialogue. Et sans doute pas seulement avec moi, mais avec tout le monde, puisque tu me dis que, depuis Mandrak, tu as des difficultés avec tous tes amis.
En tout cas, ton schéma préféré avec moi en ce moment, c’est : “Parle ! je ne t’écoute pas  !”
De moi telle que je suis, tu n’en as rien à foutre. Quand tu me dis : “Moi j’ouvre, et toi tu fermes”, je ne l’entends pas comme un constat, mais comme un ordre que tu me lances : “Moi, je l’ouvre, et toi, tu la fermes !!”
Salut, belle naufragée (et malheureusement aussi naufrageuse).

PS. Ma pauvre chérie, je me rends bien compte que, quand tu me re­proches mon silence, c’est parce que tu sens bien que je ne dis pas tout ce que je pense et que tout ce non-dit t’angoisse. Et bien, cette fois-ci, ce que je pense, tu l’as. Et ça te soulage, pas vrai  ?
Parce que, si tu es tout à fait franche, ce que je t’écris là, tu le savais déjà.
Et le fait que Mandrak a été un désastre dans ta vie, depuis longtemps tu le sais aussi bien que moi.
Mais tu as aussi grand besoin que je te le dise, car il est clair que tu fais crédit à ma sagacité. En tout cas, quand tu dis que tu n’as pas l’instrument intellectuel et que moi je l’ai, c’est ça que j’entends.

… Tu imagines bien que je ne t’enverrai jamais cette lettre. Je crains que tu ne sois trop fragile. Mais c’est symptomatique de nos relations. D’un côté, je suis sûre que tu me réclames un électrochoc, de l’autre, je suis à peu près sûre que tu ne le supporterais pas. Je suis coincée. C’est comme si tu me mettais en demeure de t’administrer un coup mortel. La fameuse estocade. Mais je ne suis pas un torero. Je tenterai donc de me servir de ces réflexions écrites comme d’un travail d’éclaircissement sur moi-même, pour pouvoir y puiser au compte-goutte au fil de nos futures rencontres, en situation.

*

Paris, dimanche 9 juillet 2000.
Terrible déjeuner avec Cléa. La reverrai-je ?
Pas sûr.
Si son but est depuis trois ans de me faire craquer, cette fois c’est fait. Après tout ce que nous nous sommes dit, et après que pour faire un peu diversion je l’ai invitée à reparler de la famille de la petite Marie, je n’ai pas supporté de la voir refaire pour la n-ième fois son petit monologue les prunelles toutes brillantes de satisfaction, remontée comme une mécanique insensible par un ressort d’acier frétillant. J’ai cru voir danser dans ses yeux un petit gnome méchant et assez triomphant, et j’ai été prise d’un épais malaise. Supporter ce robinet à paroles, c’était trop pour moi.
Mais je dois l’avouer, supporter le silence et les regards précédents, c’était aussi bien trop pour moi.
Finalement, c’est clair : avec elle, je ne suis pas de force.
Je passerai sous silence la façon dont elle a ébranlé le portail et prétendu que je ne lui avais pas donné le nouveau code de ma porte d’entrée, alors qu’il a changé en février et qu’elle est venue un tas de fois depuis lors― au lieu de dire tout simplement : “j’ai dû me tromper”, elle a déclaré d’un ton sec : “Tu ne me l’as jamais donné !” (et moi j’ai soupiré : “Bon, ça n’a pas d’importance”). Je passerai sous silence la façon dont elle a pris la main à peine arrivée en inversant les rôles d’un ton sans réplique  : “Excuse-moi, j’ai faim, on passe à table !”, alors que c’était moi l’hôtesse. Je passerai sous silence la façon dont elle a déclaré que la cuisse de poulet n’était pas cuite, alors que le volatile rôtissait depuis deux heures et partait en charpie. Tout cela sentait le léger délire, la machine détraquée. Le scénario était-il joué d’avance ?
Je passerai sous silence la question que je lui ai très vite posée  : “Pourquoi est-ce que tu voulais qu’on se voie ce dimanche ?” et contre laquelle elle s’est débattue comme un diable tombé dans le bénitier noyant le poisson sous les invectives et les soubresauts.
Je passerai sous silence le couplet aberrant sur Johnny Hallyday, qui était sans rapport avec ce qui nous préoccupait, mais censé l’illustrer d’après elle. Je passerai sous silence la façon très habile dont elle interrompu entre nous tout ce qui commençait à se dire de sincère, d’important et de vrai. Je passerai sous silence la façon dont j’ai loupé le coche quand elle a hurlé : “Je voudrais qu’on enregistre notre conversation au magnétophone pour que tu puisses t’entendre !” et que, très bêtement je ne me suis pas levée tout de go chercher le magnétophone et l’installer dans la cuisine. La suite de la conversation aurait sans doute beaucoup changé.
Je passerai sous silence la façon dont, alors qu’elle me parlait de son texte Voir et regarder et que je m’y intéressais, elle s’est interrompue pour me dire : “Là, ce que je dis, est-ce que tu vois ?” ― et dont, comme je répondais oui, elle s’est dressée sur ses ergots, les yeux dardés sur moi : “Est-ce que tu vois vraiment ! Dis-moi ce que tu vois!” Alors j’ai répondu : “Arrête de faire ta maîtresse d’école ! Quand je dis oui, O,U,I, ça ne te suffit pas ? Ces trois lettres, ça n’arrive donc pas jusqu’à toi ?” Je passerai sous silence tout ce que j’ai réussi à lui dire, qu’elle n’arrêtait pas de me faisait la morale, de me dire que j’étais désormais sans aucun intérêt ni qualité à ses yeux, qu’elle était peut-être voyante mais sourde comme un pot, que j’étais profondément blessée, et je passerai sous silence mon impression atterrée d’un désastre programmé, d’être tombée en plein dans le panneau. Je passerai sous silence la façon dont elle m’a dit : “Qu’est-ce que tu fais de ta vie ???!” et dont je lui ai répondu  : “Ne te mêle pas de ma vie ! Tu n’es pas mon gourou !”
Mais je ne passerai pas sous silence ce qui, finalement, m’est venu à l’idée. C’est que ces dernières années je me suis servie d’elle comme d’un mauvais génie et que je l’ai peut-être utilisée sans vraiment m’en rendre compte pour me dispenser de peindre moi-même.
Sans doute parce j’ai déposé en elle beaucoup de choses qui m’inquiétaient en moi.
Qu’elle s’en charge, qu’elle en prenne soin. Qu’elle les fasse croître et embellir, mais loin de chez moi. Loin de mes enfants.
Ma paranoïa, ma schizophrénie, j’ai dû en faire cadeau à Cléa en la plaquant. Qu’elle soit folle pour moi, puisqu’elle aime tant ça  !

Autre essai de lettre
… Ma pauvre Mioutte, quand nous reverrons-nous ?
Merci en tout cas de m’avoir fait réagir et sortir de mon inertie, et ce à ton détriment. C’est vrai qu’on a toujours besoin d’un fou près de chez soi, et que c’est un jeu cruel : on lui confie un peu de sa propre folie, à lui de la porter. Mais toi, qu’est-ce que tu m’as confié de ton côté que tu ne supportais pas chez toi, de quoi t’es-tu délestée sur moi ? De quelles hésitations ? Doutes ? Contradictions internes, conflits, guerres intestines, désaccords entre toi et toi, que tu ne sais pas penser et nies avec férocité en me les faisant endosser ? Toi, la “tout d’une pièce”, moi, la “complexe”, l’hésitante, la timorée… ?
Je n’y vois pas très clair, mais ton colis, il va bien falloir maintenant que tu te le réappropries.
Ce n’est que si tu le fais, si tu reprends ton faix, et si moi je reprends le mien, que nous pourrons nous revoir.”

Paris, 16 juillet 2000
Clara est au mariage d’Anne B. M’a dit qu’elle passerait sans doute demain après-midi, à moins qu’elle ne vienne dormir ici dans la nuit, très tard. Pas très précis.
Cléa a laissé sur mon répondeur la petite phrase rituelle : “Est-ce qu’on pourrait se voir dimanche”. J’hésite à répondre. Mon premier mouvement  : pas envie de la voir. Mon deuxième : si Clara passe juste en coup de vent dimanche, finalement Cléa est un bon bouche-trou.
Le mot “bouche-trou“ retentit dans mes oreilles, c’est un peu ça qui se passe entre nous : ce déjeuner du dimanche, c’est souvent pour boucher un trou. Il n’y a pas de mal à ça, mais dans mon cas à moi c’est un peu différent du sien : moi, si je veux écrire ou peindre, le dimanche pourrait m’être utile. Elle, elle peint en semaine.
Mais c’est bien ma faute : cette manie que j’ai de ne pas me fixer de programme à l’avance, d’attendre toujours le dernier moment et de me retrouver devant le trou béant d’un dimanche vide de projets… Par ailleurs, il y a ses diktats comme quoi elle ne peut pas me voir en semaine et puis le samedi non plus, ça ne l’arrange pas. Pourquoi je marche tout le temps et n’impose jamais mes priorités, comme si j’étais infiniment malléable ? Je fais ça avec beaucoup de gens.
Finalement, mon troisième mouvement est de la rappeler pour lui dire OK : maintenant que je lui ai écrit ma “lettre terrible” où je mets les points sur les i (pas envoyée à elle c’est plus prudent, mais du moins envoyée à moi !), j’ai envie de voir si je réussis à être moins caoutchouc avec elle. Et envie de lui dire en face quelques vérités si elle m’en donne l’occasion. (Pas sûr d’ailleurs qu’elle m’en donne l’occasion, car au téléphone la voilà tout miel… Enfin, si l’on veut, car dans son discours exalté sur la coupe d’Europe de football, il y a toujours les mêmes mots : “c’est pas supportable”, “c’est trop puissant”, “ça va me tuer”, “c’était époustouflant” etc. Pénible !))
… Pour les emplois du temps, si je m’y perds moi-même, pas facile non plus de s’y retrouver avec Rémy et Olga : hier soir, au téléphone, Rémy me dit que, finalement, pour garder le chat à Montreuil, il n’y a plus besoin de moi : ils se sont arrangés avec les voisins. Ce matin, Olga me dit l’inverse. En plus, elle a l’air très soucieuse du chat, une chatte en l’occurrence qui attend des petits pour bientôt et justement ils partent le 13 et la chatte a un comportement très bizarre, saute en l’air, il paraîtrait que pour sa première portée une chatte ne sait pas ce qui se passe, abandonne ses petits un peu partout , les laisse crever etc.
J’y vais dîner ce soir.

18 juillet 2000
Fous-toi la paix. Cesse de harceler toi-même, de te faire la morale…”
Ma tête s’alourdit sur La Promenade au phare, de Virginia Woolf, dédale de mots et de lumières enchevêtrés, qui prête davantage à la rêverie autonome qu’à un suivi rigoureux. Livre de poche rapporté de Montreuil où je viens de passer la nuit pour nourrir la chatte (Rémy et Olga sont partis). Maison vide, chatte et ses petits, ma voix qui s’en donne à cœur joie de rourouner et bêtifier avec elle (impression qu’elle relève la tête, très intéressée, quand je psalmodie : “petite chachatte, tu as bien travaillé… elle a bien travaillé, cette petite chachatte…”)
Besoin de psalmodier comme avec un bébé, besoin de bêtifier, de cantiler, de musiquer, d’écholaliser : besoin fondamental et dont une jeune chatte noir et blanc enroulée au fond d’un placard autour de sa portée indistincte vous donne une occasion bénie. Avec toujours en contrepoint cette incantation primitive et jamais oubliée que j’ai lue dans Colette : “Où sont les enfants… Où sont passés les enfants ?” (le cri de Sido).
J’entends encore au fond de moi cet appel des grandes cloches de la cathédrale engloutie. Le carillon du fond des temps.
Et puis aussi, peut-être, cet autre appel du fond des âges : “À taaaable!”
Dans la grande maison vide à Montreuil (oh, ce vide ! Où sont passés les cris d’enfants ?), je me plonge dans Le Citadin, de Jacques Réda (1998) : ses promenades dans les arrondissements de Paris et divers lieux suburbains souvent coïncident avec celles que je fais ces temps-ci pour cause de recherche de “Phalanstère”: la rue Amelot, le XXeme, la rue Oberkampf, Montreuil, Bagnolet, le cours de Vincennes… Attirante, cette façon de s’engager dans un bus de banlieue dont on ne sait pas trop où il mène… Je pense à l’étrange allégresse qui me saisit dans le 62. Ou, avant-hier, revenant de la porte des Lilas, à la petite extase gazeuse qui m’a dilatée dans le 96 qui dévalait joyeux la rue de Belleville, frôlait et traversait, longeait, caressait, râpait, faisait surgir des étincelles entre les façades à balcons et mes yeux. Une tranchée comme sculptée dans la pierre me conduisait de l’inconnu au connu, du périphérique au central, de la rue de Romainville avec son n°80 et sa clinique des ??? à l’île de la Cité.
Surprise de trouver chez Rémy et Olga un livre si peu grand public, un livre que quelque chose en moi déclare écrit “pour moi et moi toute seule ou presque” (rappelle-toi, petite âme, tu côtoyais Réda aux déjeuners du Chemin : tu ne l’as jamais bien connu, mais tu sympathisais. Lui aussi, peut-être ? Du moins, il l’aurait fait si tu t’étais fait un peu mieux connaître…)
Ça doit être un des livres laissés en dépôt par Safia avant son départ pour Londres.

*

Ma pauvre Mioutte…
ce sera difficile de se revoir, mais je pourrai t’écrire, avec la tranquille certitude que tu ne me répondras pas. En cela tu constitues le lecteur de livres idéal. Quelqu’un à qui je jetterai une bouteille à la mer et qui ne prendra pas la plume en retour. Or, celui qui écrit a bien besoin de ce grand silence habité, de cette absence de réplique digne d’une pierre tombale et pourtant frémissante, de cette plage inconnue mais pas pour autant déserte. Et peut-être, moi, ai je plus spécialement besoin d’une interlocutrice muette que la colère étouffe. Oui, ta colère même, de si loin, me sera précieuse.
Puisque tu ne prends jamais la peine de répondre quand je t’écris et te déclares partie prenante du camp des illettrés, te voilà sacrée la destinataire idéale – suffisamment estimée mais pas trop, suffisamment respectée et pourtant malmenable, suffisamment folle et pourtant suffisamment sage – bref, suffisamment trouble.
Tu m’as tellement fait peur avec tes yeux noirs d’examinateur et tes fulminations, tu m’as tellement fait la morale. Maintenant, joie, te voilà réduite au silence ! Et peut-être seulement à travers ton silence auto-bâillonné et mes jasements de pie, qui sait, nous retrouverons-nous ― de loin.
Tu vois, je me donne le beau rôle. À toi le bâillon, à moi le pépiement.

*

Où peut diable me mener cette idée d’écrire à Cléa plutôt que de la voir ? Pas au dialogue, puisqu’elle ne répond pas. Tentative de l’utiliser comme un support à la fois réel et imaginaire. (Relire dans Le Corps de l’oeuvre de Didier Anzieu sa description de l’interlocuteur à qui l’on s’adresse quand on écrit  : suffisamment malléable et même mou, un peu chahuté et méprisé, mais pas trop : résistant aussi à sa manière, réfractaire….
Bizarrement, ne viens-je de tracer mon exact portrait ? Serait-ce moi, le lecteur idéal, la pellicule photographique vierge et noire à la fois, la personne coite, malmenable, un peu veule et informe, et pourtant réfractaire? À suivre et à creuser.
(J’adore ce portrait de Virginia Woolf par elle-même : “femme d’âge mûr, mal fagotée, tatillonne, laide et incompétente ; vaniteuse, papoteuse et futile”. C’est du courage de se voir comme vous voient ceux qui ne vous aiment pas. Il faut beaucoup d’humour.)
Ah Cléa, voudrais-je te rendre coite et un peu flexible ? Élargir un peu ton champ de vision, écarter tes œillères ?
Lorsque tu as dit : “Les choses ne sont plus les mêmes entre nous depuis Mandrak”, ma première réaction a été de me coller le colis sur le dos, de m’accuser moi-même : je n’ai pas été assez bonne camarade, je ne t’ai pas assez soutenue, je n’ai pas partagé ta révélation avec suffisamment d’enthousiasme, je ne t’ai pas partagé assez de choses de ma vie. Alors qu’à l’évidence le gâchis est venu de toi, tu t’es saisie de cette expérience pour renier tout le reste, ta propre histoire passée, tes amis un peu compliqués et complexes, les rétifs, les pas tout d’une pièce, les réservés ― comme moi. Pour toi, c’était : la conversion, ou la poubelle !
Mais tu vois, même encore maintenant, j’ai un doute.

*

Coup de téléphone Cléa septembre 2000
Bribes notées
Elle : “Le plaisir, c’est de se dire qu’on va aller à des endroits de nos désirs de vie. C’est ça que je désire des proches. Je suis restée trop longtemps à éviter tous mes désirs de vie les plus profonds, car je me racontais des histoires. Le monde attend… Si moi je fais pas quelque chose…. C’est moi, cette démarche, je vais tenter avant de crever de réaliser mes vœux avec mes compétences. Qu’est-ce que je vais pouvoir mettre en place pour me battre, faire ce que je n’ai pas osé faire ?
Ce qui est clair, c’est que je n’y arriverai pas seule. L’amitié et la famille. Je pense que, quand on est dans des espaces où des gens nous aiment, dans le regard de l’autre, on peut être soutenu. On a des choses tellement en commun. On peut vraiment se soutenir, et même d’en rire. Ma colère, c’est de me dire : nous avons des qualités inouïes et on ne les exploite pas, ça me rend dingue. Ce que je réclame de la relation avec mes proches, c’est ce soutien.
Je ne t’ai jamais délégué… [mes ambitions??]
Je te vois des qualités formidables, une puissance, tu ne la soupçonnes pas comme elle peut être active. J’ai dit que notre relation est devenue inintéressante, pas toi… Et nous…. Je vois bien que c’est un vrai travail de chaque instant. Qu’est-ce que je veux de ma vie, très précisément ? Ça concerne la peinture, entre autres, mes relations avec les hommes, une qualité de plus en plus grande avec mes relations amicales, si ça fait passer le temps, c’est pas intéressant… si ça repose, c’est pas pour moi.
Je ne me suis pas battue pour être vivante, mais je n’ai pas été à l’écoute d’être authentique, engagée…. mais je l’ai pas inscrite…. je n’étais pas vivante avec les autres… Les autres insignifiants. Nous, nous étions dans une place où il y avait un droit de passage, est-ce que les gens sont bien ou pas ? C’est pas ça le problème.
C’est sur la planète Terre avec les autres que je veux être.
Seule, moi, tout se passe bien !
Moi : C’est déjà énorme !!
Elle : Pour moi, c’est rien. Pour moi, ce qui est excitant, c’est d’être avec les autres….
Cette trouille d’échouer… Aux Arts déco, j’ai été reçue deuxième. J’avais les meilleures notes partout, mais j’avais une note éliminatoire. Un prof a dit : Non, mettez-lui le minimum…
Moi je fais le deuil de ne pas aller dans la vie comme l’adolescente sans comprendre qui j’étais. A chaque fois qu’on se fait des reproches ou qu’on fait des reproches à l’autre, on n’avance pas. Avec le caractère que j’ai, je reprocherai, mais je peux le lâcher si je le distingue (N.B. vocabulaire Mandrak).
J’ai compris le deuil que je devais faire, ne pas être crispée pour réussir, mais je veux le tenter, peut-être que je veux aller à un endroit qui ne me réussira pas, mais tant pis, faut que j’y aille.
Avec toi, je me disais : Faut que ça s’arrête ! Ma vie ne m’amuse pas, elle m’ennuie quand je recule de quatre pas. Je veux ça poour ma vie. C’est ça qui ressurgit. Je me disais : Si je ne le résous pas, ça va revenir et ça sera pas rigolo. D’oser avoir eu des cris comme ça avec toi qui étais mon amie, je me disais : Mais qu’est-ce que tu es en train de faire ? Qu’est-ce que tu es en train de bousiller ?
Ca m’a coupée la relation à l’autre. On se dit : On s’en fout, on passe à quelqu’un d’autre ! Adolescente, je me suis dit : Si tu vas pas y voir, ça va te retomber dessus. Je fais avec ce que j’ai.
Peut-être que ça va échouer.
Si ça réussit, c’est ça que je voulais.
Moi : Se forcer ou s’efforcer, c’est pas pareil.
Elle : En découdre de ça, je suis 24 heures sur 24 en lutte, en vigilance d’être continuellement vivante et de ne pas me désister de ce que je veux avec toi… Parce que je sais que ça va me bouffer la tête. C’est cette lutte-là que je ne veux pas lâcher. Je suis dans cet état d’esprit d’être vivante et pour moi c’est une lutte, dans cette vigilance à rester vivante, mais je suis comme toi à me dire que l’harmonie, ce serait bien…
Moi : De mon côté, en ce moment, j’ai besoin de me ressaisir, peindre, écrire, me retrouver, quoi… Et j’ai décidé de ne pas te revoir avant la Toussaint, pour me laisser le temps de me retrouver moi-même.
Elle : Il y a là quelque chose qui est contre... La restauration (de l’amitié), ça ne se fait pas à des milliers de kilomètres. Ca ne me plaît pas. Quand on va se revoir, je vais me dire : Oh là là ! il va falloir que je fasse attention !
Toi tu attends tout le temps que les gens fassent des trucs pour toi. Mon désir de peindre, c’est bien ça qui est difficile pour moi, c’est mon désir de peindre, c’est pas le tien. Tu fais un portrait de moi qui est terrifiant.
Mon expérience, c’est qu’il y a des choses où tu vas être détruit et il y a une parole et c’est restauré. C’est magique !
Tout le temps parler de l’action sans faire l’action, ça ne colle pas. C’est pas dans trois mois !
Ce que j’ai constaté, c’est que j’étais incapable de vivre ma vie avec l’autre, que la place de mes désirs soit… Je t’écoute complètement ou je t’écoute pas du tout.
Moi, j’ai pas besoin de vivre sur une planète déserte pour vivre ma vie… Je peux vivre mes désirs devant les autres. J’ai eu souvent l’attitude inverse avec ces deux familles, par exemple, la négociation d’un film, je n’ai pas grandi de mon incapacité à avoir accès au désir de l’autre.
C’est une étape que j’ai vue, distinguée, mais maintenant j’ai à la coltiner, à la pratiquer. Par exemple, toi tu dis : Moi je veux m’enfermer, et moi je dis non. Mon désir, c’est…
Moi : Sur le fond, nous sommes bien d’accord : nous voudrions nous retrouver. C’est sur la méthode que nous divergeons. Moi, je pense qu’il faut prendre du recul, remettre de la distance.
Elle : L’amitié, ça se pratique ! La vie, c’est en la vivant !
Moi : Ça, c’est des phrases toutes faites ! Moi, je pense autrement.
Elle : C’est ce genre de petite répétition que je perçois 5 sur 5, elle fait de l’humour et elle me plante la gueule ! J’ai envie de dire : On fait ce que tu dis, mais… J’avais le sentiment que c’était tout le temps moi qui n’étais pas souple, mais je vois bien qu’il n’y avait pas que moi.
Moi : Je suis d’accord.”

*

Elle : “Moi, j’ai pas envie de vivre à travers la peinture, j’ai envie de vivre, que ma peinture soit vivante, ne soit pas un substitut. Moi, je veux vivre avec le monde entier. Je veux aller aux endroits où j’ai tout le temps fait l’impasse.
Je ne sais pas ce que tu attends. J’ai parlé de la rivalité. Ça a été présent dès l’adolescence, s’il y avait une rivalité, je me  mettais en dehors. Il va falloir que je me le coltine.
La paix, c’est un mot que je ne comprends pas. Etre en paix avec moi-même, c’est être en relation avec moi-même. Je n’étais pas en guerre, mon état d’esprit n’était pas de te vaincre. Je revisite. Tout ce que je découvrais en peinture ne me servait pas pour ma vie. Je ne vais plus me servir de la peinture pour découvrir la vie. Je vais maintenant avoir une vraie vision, me la coltiner de front, avec ma tête et mon corps.
Ça ne veut pas dire que, quand je suis en colère, je suis un être coléreux. Maintenant, je ne suis plus un monstre. Ca ne te donne aucune force de penser que tu es un monstre. Quand tu as blessé quelqu’un, tu te dis que tu es un monstre, tu n’as rien fait pour l’autre et tu t’es fermé son regard. Moi, quand ça quitte le registre de l’humain, c’est…. L’humain me fait hyper-peur, les réactions humaines me terrifient. C’est ça que je veux essayer de pouvoir vivre avec les autres.
(Je me suis dit) : Eh bien oui, j’étais en colère, parce qu’elle n’entendait rien….
J’ai pas vu que j’étais un être coléreux, je disais terrifiant, monstrueux, intolérable. Du coup, ça se contient dans du présent. Du coup, je peux le gérer dans une représentation, qui ne va pas m’anéantir. Je peux avoir une attitude à m’en occuper ou à ne pas m’en occuper. Quand ça me prendra trop la tête, certains de mes comportements, je les travaillerai. La colère, je ne l’ai pas travaillée parce qu’à travers cette colère, j’ai osé dire des choses que je pensais. Du coup, j’ai pu être en présence sur ma colère et ma tristesse qu’on ne s’entende pas. Je ne cherche pas à être Batman, ma seule raison c’est d’être vivante. Je ne sais pas où je vais en amitié avec toi, mais maintenant, je veux éclairer des choses qui permettent ensuite d’avoir du plaisir…
(Sans quoi), moi, je te verrais sous un jour insupportable, je veux une qualité d’amitié. Je n’ai pas le désir, ça ne me plaît pas d’être en colère. Ça ne m’a pas abattue comme quand je ne dis rien. Quand j’ai peur que tu sois goguenarde, je ne veux plus être sans rien dire. Ça m’anéantit au-delà même de notre amitié et je ne veux plus ça. C’est ma ligne de conduite que je te raconte. Ça a généré beaucoup de conversations.
C’est le cadeau de Mandrak, j’ai été accablée de voir que je m’étais servie de la peinture pour ne pas être vivante. Je me faisais croire que c’était ma vie, mais je ne me coltinais pas cette chose si embarrassante de se confronter à la matière de la vie. J’ai fait une métamorphose, je ne suis plus dans cette confusion. Ma façon d’aller directement à la chose qui fait mal, maintenant je ne veux plus évacuer, on transforme…
Mon caractère, c’est d’être exigeante d’origine, si tu es souple avec toi, tu le seras avec les autres. Du coup, on est attiré vers les autres. Les autres, c’est la cerise sur le gâteau. C’est eux qui nous révèlent le bordel, mais c’est eux qui nous font jouir.
Vigilante de l’amitié, je faisais très attention à partager des choses, à m’intéresser à l’autre, à approfondir les choses…

Paris, le 25 février 2001
Chère Cléa,
Envie de continuer à t’écrire. Pourquoi me taire ?
En même temps, c’est bizarre d’envoyer une lettre à quelqu’un qui vous a fait comprendre qu’il ne répondrait pas à vos lettres (par écrit, je veux dire). Et vous signifie que vos lettres sont des procédés violents. Donc, forcément, j’hésite, je rumine, je me retiens… Tout ce que tu détestes en somme (mais ce que tu détestes peut-être le plus, finalement, c’est que l’on marche dans tes injonctions).
Cette nuit, il a neigé sur Paris. Dans la cour, les lierres et les pots sont enluminés d’un blanc éclatant, un joli soleil d’hiver frissonne. Avant-hier, je me suis égarée vers la porte de la Muette, lisière luxueuse, pour aller voir l’exposition Signac au musée Marmottan. Première fois que je mets les pieds dans ce musée… Comment le trouver ? Une Japonaise avec bébé comme moi tourne en rond dans les pelouses râpées, un plan de Paris ouvert entre les mains. M’accoste. L’Asiatique du bout du monde et la native de Paris XVe aussi égarées l’une que l’autre en ce lieu hors de l’ordinaire : ça ressemble à la mise en scène par un rêve d’un lieu d’errance initiatique.
Dans sa poussette aux transparences plastiques, le bébé à la peau dorée dort, petit Bouddha vivant. La jeune femme étrangère et moi, appuyées l’une sur l’autre, trouvons enfin le lieu que nous cherchons, qui se cache avec art jusqu’au dernier instant derrière les merveilles architecturales de l’avenue Raphaël..

… Raphaël… J’associe avec cette merveille, sorte de bande dessinée d’une vingtaine d’épisodes au musée du jeu de Paume, intitulée “Raphaël et la Fornarina”. Picasso, toujours lui. On y voit le voyeur apparaître derrière un rideau, puis devenir le pape, puis en être bouche bée, puis en tirer la langue, puis sortir, revenir, demander une chaise, puis s’asseoir sur un pot, puis avoir un drôle de chapeau, puis Michel-Ange se cacher sous le lit, les voyeurs se multiplier de profil tandis que le peintre et son modèle tournoient en fastueuses arabesques en forme de palettes, le peintre se gardant bien de lâcher le pinceau dans ses ébats avec la voluptueuse, qui, dans des toiles ovales, se métamorphose en Madone au petit Jésus.
Peintre, modèle, voyeur, cacheur, montreur , dissimulateur, joueur de cache-cache… Je pense que tu as vu cette expo, que tu l’as adorée. Je pense aussi avec curiosité à ton texte sur “Voir et regarder”. Le lirai-je un jour ?
À cette exposition Picasso, j’ai pensé à toi, me suis souvenue de nos bonnes rigolades à d’autres expos Picasso – mais pas la dernière, nous marchions déjà sur les oeufs.
Voir et regarder… Pour moi, iI y a dans ces deux termes le couple : de face et de dos. Regarder l’autre en face, ne le voir que de dos.
Pour moi, regarder, c’est regarder des choses. Voir, c’est voir une personne.
Voir, ce n’est pas seulement percevoir un objet, c’est aussi percevoir une réponse de l’objet.
Je m’interroge toujours sur ce mémorable samedi 7 février 2001 où j’ai pris la fuite de chez toi à la suite de cette phrase  : “Comme tu ne me donnes plus rien d’humain…”
Tu dis parfois des phrases si incroyables que, par la suite, je n’arrive pas à m’en rappeler les termes exacts, je me demande si je n’ai pas rêvé. Cette phrase-là, je l’ai notée tout de suite sur mon agenda, rue des Sentes, pour être sûre. Mais l’enchaînement exact avec ce qui précédait, je ne m’en souviens pas bien. Brouillard.
Qu’est-ce qu’on a dans le coeur quand on dit cette phrase-là ? Est-ce une phrase dont a soi-même été victime, pense-t-on que c’est anodin, une façon de parler comme une autre ? Sans doute aurais-je mieux fait de garder mon calme, de te dire d’un ton ferme que là, c’en était trop, qu’il fallait que tu apprennes à te limiter, comme on dit stop à une adolescente caractérielle qui vous crache des injures. Mais je ne suis pas ta mère et, d’ailleurs, étais-tu hors de toi, ou simplement en train de vouloir me soumettre en me manipulant pour voir jusqu’où je pouvais m’aplatir ?
J’ai reçu en plein visage cette phrase défigurante. Du vitriol. Autour d’un camembert, et au mépris des lois les plus élémentaires de l’hospitalité, qui donc me défigurait, me chassait ainsi de l’humain ? Etais-je dans une tanière ?
Si je reste nuancée, complexe et interrogative – tout ce que tu détestes -, je pourrais dire que cette Circé qui me transformait en pourceau n’était sans doute pas la toi qui es toi, mais quelque autre, embusquée, qui te manipule à ton insu, et dont tu devrais un peu plus t’inquiéter.
Oui, elle était terrible, la dernière phrase entendue de toi !

Non, ce n’était pas la dernière. La dernière, c’était, sur le seuil de la porte  : “Dominique !” Et là, on rentrait dans l’humain. C’était comme si, alors, cessant de me voir de face et n’apercevant plus que mon dos, tu me reconnaissais  : “Dominique  !. Comme si, auparavant, dans le face à face, ce n’était pas mon visage que tu voyais, mais un miroir déformant, un miroir de sorcière, qui te renvoyait sous mes traits une figure haïe de ton théâtre intérieur. Mais il y a eu ce retournement… Je t’ai tourné le dos. Alors, tu t’es souvenue de moi, tu m’as reconnue.
On reconnaît toujours celui qui s’en va, celui qui prend la porte.
Faut-il tourner le dos pour reprendre visage ? Et les visages ne sont-ils jamais inscrits dans la vue, seulement dans la mémoire  ?
Quand je t’ai tourné le dos, je suis devenue pour toi une réminiscence.

Cléa, ça doit être dur pour toi d’entendre ce récit, la façon dont je te raconte, en te transformant en Circé, et donc moi en Ulysse. Ce n’est certes que mon point de vue. Mais je pense que, dans ta façon de me rentrer dans les plumes pour que je cesse de me taire, tu veux la vérité. Et ce serait te mépriser ou te traiter comme une grande malade de ne pas te la dire.
Il y a entre nous des choses très importantes comme la peinture, la marginalité (être à part), le rapport avec la folie (le génie ?), le désir de reconnaissance. Il y aussi une histoire d’emprise.
Longtemps, je me suis interrogée sur le brouillard, la terrible perturbation psychique que je ressentais si souvent avec toi. Tu es là, tu me parles, me secoues, m’apostrophes, mais tu ne me vois pas. Tu me regardes au fond des yeux, avec intensité, les yeux brillants, et je perds mes moyens. Trop d’intensité, trop de brillant. Trop de théâtre ? Trop de grandes scènes du 2  ? Ne peut-on se dire les choses à mi-voix ? Et ne peut-elle se retenir ?
Non, elle ne peut pas se retenir, car justement, pense-t-elle, “c’est parce que je ne peux pas me retenir et que je suis comme ça qu’elle s’intéresse à moi”.
Mais non, je ne m’intéresse pas à toi pour ton cirque. Tu peux t’en dispenser. Tu es mieux que cela.
Le temps passe. Maintenant, quand tu me regardes, de tes yeux si intenses, tu ne vois plus que des choses. Tu vois un tas de choses, un tas d’aspects, mais tu ne me vois plus. Moi, je vacille, gommée, annihilée. Je ne suis plus personne, je m’évanouis. Disqualifiée comme avec ma mère.
D’autant plus disqualifiée que je l’aime, et que j’ai besoin d’elle.
Est-ce que ça a toujours été comme ça avec toi ? Je me rappelle, souvent, même par le passé, quand tout était riant, allègre, ensoleillé, au coeur de nos entrevues, un léger moment de vertige, je sens que mes contours se dissolvent, je perds ma forme et mon centre, me décentre, invitée à une sorte de fusion, peut-être aussi je me vide, m’écoule, me disperse… Léger vertige, vacillement bien agréable quand on s’aime et qu’on se comprend, même s’il reste inquiétant et a toujours engendré en moi une difficulté à m’affirmer en face de toi (et d’autres). Peut-être une peur du conflit, pour faire durer le plaisir de l’accord… Mais aujourd’hui ?
Ces choses que tu me jettes à la figure, je m’y reconnais si peu que c’est peut-être à toi que tu les dis, comme s’il y avait en toi deux parties, deux côtés, qui se faisaient la guerre. Moi, je ne m’y retrouve pas, je file. Et toi, reprends tes billes.
Je regrette de ne pas t’avoir dit les choses au fur et à mesure, c’est-à-dire avant le drame. De ne pas les avoir repérées à temps, d’avoir trop fait confiance au temps, d’avoir attendu que ça passe, d’avoir tout censuré par prudence, espérance et autres vertus chrétiennes haïssables. Je suis désormais persuadée que tu n’attends que ça, que je te dise stop, arrête tes délires, ou tout simplement “arrête de faire chier”. Mais, si je n’ai pas pu, sauf assez récemment, c’est à cause de ce brouillard, de cette attaque de la pensée que tu provoques en moi. Difficile en face de toi d’identifier sur le coup ce que je ressens ! de te répondre du tac au tac. Je suis trop “secondarisée”. Lente. Et toi tu le sais, tu me prends de vitesse. Tu mènes le scénario à la baguette. Pas le temps de réfléchir que déjà je suis prise au piège.
J’en ai marre de ce scénario qui patine. Mais je crois aux lettres, à toutes les formes d’expression où on a le temps de s’entendre penser. Imagine après tout que je sois partie m’installer au Japon : tu ne m’aurais pas écrit  ?
Nous voilà désormais physiquement bien loin l’une de l’autre.
Suis-je en train de te transformer en personnage de roman ?
De toutes façons, tout est inquiétant entre nous !
Grosses bises quand même de l’attaquée de la pensée qui reprend du dard de la guêpe !

PS. Merci après tout de me faire réagir, de me donner l’occasion de t’écrire tout ça, ça m’aide à penser. Tu sais que moi, l’écrivain, j’ai du mal à écrire. Mais quand écrire, c’est écrire à quelqu’un, c’est un peu plus facile. Donc, merci de cet acculement volontaire ou involontaire vers mes retranchements.

2 juillet 2001
Cléa,
tout d’abord, le plaisir, la joie de reconnaître ton écriture sur l’enveloppe. Grand sourire en montant l’escalier.
Ensuite, ouvrir l’enveloppe.
Blessée… perdu confiance… moi aussi.
Tu me manques, mais le style de relations que nous avions depuis près d’un an ne me manque pas du tout. Fatiguée, harassée, de cette incompréhension.
Par ex, quand tu parles de mon geste “à froid”: s’il s’agit de ma fuite de chez toi à Bougival avec encore un bout de camembert entre les gencives, c’était un geste à chaud.
Mais à quoi bon ergoter, plaider, faire des mises au point ?
Je suis ensuite émue que tu prennes la défense de ma mère et reviennes sur la question de la mère, de nos mères. C’est certainement central, je ne sais pas bien comment.
Tu voulais que nous parlions de nos mères.
Moi, la mienne, je pense à elle tous les jours.
Tu as été blessée que je t’invite pas à son enterrement. C’était en effet stupéfiant, je n’avais rien compris. Je l’ai reconnu, moi-même frappée de stupeur. Je crois t’avoir écrit à ce sujet. Cette lettre, je m’en souviens, toi pas.
Fut-elle vraiment écrite ?
Après tout, j’ai peut-être omis de te l’envoyer.
(Comme tu ne le sais pas, je t’ai écrit plein de lettres que je ne t’ai pas envoyées).
Non, il n’y a rien de supérieur à t’écrire plutôt que te parler. C’est un signe d’impuissance et de besoin de trouver sa pensée.

Si les lettres sont pour toi lettre morte et les écrits fuite de la vie, les bras m’en tombent. Je trouve ça 1° bête à pleurer, 2° pas très gentil pour moi pour qui l’écriture est si importante, douloureuse et vitale. Mais peut-être ne t’en ai-je pas assez parlé. J’ai protégé de jardin secret.
Tu m’as un jour parlé d’inquiétudes que tu avais concernant l’intelligence ― l’intelligence de ta mère, notamment, et de la mienne.
Cela m’a semblé important. Que voulais-tu que nous partagions ?
L’intelligence, c’est un capital qu’on a tous (sauf QI vraiment inférieur), mais qu’on choisit de cultiver ou de laisser en jachère.
À  la génération de nos mères, la mentalité dominante était que les femmes n’avaient pas à développer leur intelligence, leur intellectualité, que c’était le privilège des hommes, de PENSER.
Mais ça, c’est le 19e siècle. Aujourd’hui, on est en 2001. Toutes les filles lisent, pensent et écrivent, et ont un ordinateur – même toi, me semble-t-il.
Pourquoi donc t’enferres-tu dans le discours plaqué du mépris de l’intellect et de la chose écrite ?
Est-ce parce que dans ton milieu d’origine, ce discours avait cours  ?
Dans le mien, c’était différent:. Mes grands parents, catholiques de province nés au 19e siècle, ont fait faire des études supérieures à leurs filles. Cette fierté s’est transmise.
Aujourd’hui, j’ai envie de te crier: réveille-toi ! Atterris ! Reviens parmi tes semblables.
Bref : pour moi, un écrit, ça se prononce avec la voix du corps (tout comme la peinture), et je sais par ailleurs que tu as lu Merleau-Ponty, demandé à Clara comment tu pourrais t’initier à la philo etc. Donc, avec moi, tu triches, tu fais la bête.
Ce n’est pas agréable pour moi de penser que je me trouve dans le rôle de celle qui t’incite à tricher, à t’autocaricaturer tout en m’hétéroflagellant.
Finalement, comme tu vois, je n’ai pas arrêté d’ergoter. La prochaine fois, je te ferai une lettre purement narrative, sur ce qui m’arrive et ceux à qui j’arrive.
Donc, cette lettre, je la garde au tiroir, ou bien, si je l’envoie, tu la mets au panier. Plus sage.
Déjà juillet… Je te dis bonnes vacances…

Transcription CT Cléa 17 décembre 2001
Elle me dit  :
«  C’était compliqué pour moi. Je lâchais pas. J’ai eu le sentiment de faire tout ce que tu disais et (tache d’encre ) n’avait rien gagné. C’était assez formidable ton exposition car c’est l’endroit où on s’expose. Essaie de s’exprimer dans le présent, c’est agréable, mais le présent, y a une pression.
«  Ton attitude, c’est de glisser, maintenant je comprends bien, c’est que…
«  Dans l’ensemble, il y a des gens qui veulent s’exprimer et ils explosent, et il y a les autres qui font «  tout va très bien  » et qui passent, qui n’expriment jamais ce qu’ils voudraient exprimer, ils se rencontrent, mais on s’était déplacées, on ne se retrouvait pas, moi je l’ai exprimé.. Je te disais ‘ toi tu ne t’exprimes pas, pourquoi je suis revenue  ? Je me suis dit  : on n’a pas des millions d’amis, j’y retourne mais en sachant très bien qu’on n’avait pas affronté ce qu’on devait affronter  : si tout à coup la relation explose, faut peut-être…
«  Qu’est-ce que j’attends  ? J’étais dans quelque chose, toute cette souffrance, le silence, je ne crois pas dans la vertu du temps, pour moi, ça détruit. Il a fallu que j’applique toutes tes règles à toi. J’ai écouté tout ce que tu as dit et je trouve que tu as… que ça ne marche pas.  

26 janvier 2003.
Cléa vient déjeuner à la maison.
À mon initiative. À l’occasion des vœux de nouvel an.
Ces retrouvailles, est-ce une bonne chose  ?
L’idée, c’est de «  faire des choses ensemble  ».
Le déjeuner ne se passe pas trop mal. Je fais des photos d’elle. Qui est-elle ?
Dans un de ces portraits, je remarque l’œil gauche, écarquillé d’angoisse et de haine. L’œil gauche plus doux, presque bienveillant. Velouté.
La discussion est âpre sur «  ce qu’on va faire ensemble  ».
Elle a son idée. Revenir sur les occasions manquées du passé, reconstituer un tandem jamais exploité, «  moi le peintre et toi l’écrivain  ».
Avec elle, c’est toujours son idée ou rien.
C’est elle qui dicte la règle. Ensuite, à toi de trouver les formes, du moins apparemment.
Comme ça, elle pourra dire que c’est toi qui as décidé.
Elle me montre des croquis qu’elle fait dans le métro. Cela m’intéresse, me touche.
Depuis peu, je fais des photos dans le métro  !

Je lui en envoie deux par la poste (pas les mieux), avec un petit mot qui dit en substance  : quelle coïncidence  ! tu fais des croquis dans le métro, et moi aussi j’en fais, pas au crayon-pinceau (tiens, elle ne me l’a pas montré, son crayon-pinceau), mais sur appareil photo numérique.
Ce «  moi aussi  » n’a pas l’heur de lui plaire.
Au téléphone, sa violence habituelle  : «  Ça ne m’intéresse pas du tout, tes photos  ! rien à foutre  !  »
Vais-je reprendre ma docilité  ? Mon silence  ?
À
 craindre. Je suis si lente à la détente que je n’identifie pas cette violence sur le coup. Je la reçois à l’estomac.
En attendant, rendez-vous le samedi 15 février au Louvre aux infos sous la pyramide avec un carnet pour écrire  !

Au Louvre avec Cléa, le 15 février 2003

Fragilité
D’une après-midi installée sur un bord improbable
La tasse de café est cassable
Dans le soleil de février.

Un visage au soleil
Un regard dans les ténèbres
Fracture du traumatisme

Qui la recollera  ?
La bonne foi la sincérité
L’aveuglement la surdité

“  On ne voit rien  ”, dit-elle,
“  avec ses yeux  ”. Et moi  :
“  Mais le pire, c’est la surdité.  ”

Telles sont bien nos infirmités.

*

Perdue tu es perdue
Perdue je t’ai perdue et je ne veux
Pas retrouver ce que j’ai perdu

Tu dis  : rien n’a bougé, notre histoire s’est interrompue
Là où nous nous sommes quittées
Et c’est là qu’il faut repriser

C’est vrai, j’admets. Pourtant, ce n’est
Qu’une moitié, juste un aspect.
Avec le deuil, avec la perte

Pour moi le temps a remarché
Et si j’étais restée
celle qui t’a lâchée
je te lâcherais pour l’éternité.

Mais à qui parles-tu  ? À moi  ?
Peut-être décris-tu, inlassable,
La fracture d’un traumatisme
Qui t’a sonnée. Jadis.

Moi aussi, j’ai été sonnée
Ou alors je me suis brûlée
Tant de soleil dans ce café
Interdit de photographier.

*

Petits événements minuscules
S’accumulent
Petits événements minuscules
Se bousculent.

À relier comme les pages d’un livre.

*

Soleil de février
lumière à la fois radieuse et sévère.

Olivier parle d’“inspiration”
S’agit-il de l’état de grâce ?
Mots que prononce aussi Cléa.
Raphaël dit  : “strezzatura”
Nous courons tous après cela
Il y a aussi le “souffle” des Chinois

Maintenant, je dis : l’esprit
À quand le Saint-Esprit  ?

Plus jamais je n’accepterai de liens
Qui ne me fassent pas grandir

*

Soleil de février
Soleil clair
Soleil presque vert.

Il y a quatre ans, presque jour pour jour
Ma mère disparaissait
Dans le soleil de février.
(Et Cléa qui me parle d’elle.)

Soleil clair
Soleil vert
Soleil de l’univers

Ce vert  !”, s’exclame Cléa
pointant le doigt
sur les icônes apparues au détour
d’une salle du Louvre.

Oui, ce vert-là
Ce vert si transparent
Sur la Vierge Hodigitria (vérifier).

Mais qu’est-ce qu’elle fait là  ?”
Je la croyais en Russie.
Ou alors, n’es-tu qu’une copie  ?

*

Vierge Hodigitria. Glacis.
Souvenir d’Ouspensky.

Avec mon appareil photo j’ai pris
Marchant sur le quai irradié
Le soleil en face.

Résultat  : de l’orange, du vert et du noir.

*

C’était ce vendredi. La Seine avait monté
Des vaguelettes léchaient le bord du quai.
Entre les deux, plus de dénivelé.

Je me suis dit  : c’est là.
Cet endroit. Reviens-y.
Ce calme clapotis qui effleure la pierre
Transparente au soleil si clair,
C’est là. C’est toi
Là où tu en es arrivée.

C’était peut-être le gué entre la vie et la mort.

Mais je n’ai pas eu peur
De ce petit lieu calme, inespéré.
J’y ai photographié des mouettes.

Pour décrire cet instant limpide,
Je voudrais avoir la plume simple
Et le mot juste. La plume
du “petit oiseau qui volète
au bord du gouffre ”.

*

Au Louvre, nous voici
assises côte à côte
Jumelles sur une banquette
Département des Arts premiers,
Nos carnets entr’ouverts.

Tu croques. Moi j’écris.

Parfois, je jette un oeil oblique
Sur tes carnets. Ces grands traits nets
Provoquent en moi de l’émotion.
C’est avec cela, de toi,
que je veux être en relation.

Je suis tendue, j’ai la voix sèche.
Est-ce que je peux te demander quelque chose  ?”
Tu réponds “oui, bien sûr”.
Nous levons nos crayons.

L’autre jour, à la maison,
j’ai pris des photos de toi, et sur certaines,
tu tiens un livre entre les mains,
tu le feuillettes. Je me suis demandé
ce que c’était, ce livre.
Ton carnet de croquis  ?

–  Sans doute.” Elle le sort de son sac.
–  Non, c’était bien plus grand.”
Qu’était ce livre ouvert  ?

Et que prend-on en photo
qui ne fait qu’apparaître
pour ensuite s’évanouir
avec un rire de mouette  ?

Voici le mot “surgir ”
Et voici le mot “grâc ”,
Voici le mot “passer”
Lorsque ces mots surgissent,
est-ce un événement  ?

“  Tu les as, ces photos  ?
– Certes. Mais pas sur moi.
Qu’est-ce que tu crois  ?  ”

L’appareil photo est un livre d’images.
L’appareil photo est un livre d’heures.
Je t’ai menti, Cléa.
Ces photos, je les ai sur moi
Dans la boîte noire.

Le temps passe, et tu dis
Que cet endroit t’oppresse  :
son côté  « religieux”.

J’étouffe moi aussi,. Ce sous-sol est funèbre,
Ce banc, inhabitable.
Le gardien de la salle tourne en rond
autour de trois statues totem
et ses bras croisés le ficellent
comme un moine dans un cloître

Moi, je suis comme un tigre en cage
J’étouffe à tes côtés
(Car ma jumelle me ficelle.)

*

Petits événements minuscules
Chemin virgule après virgule.
La nuit tombe. Le musée ferme.

Et je grimpe dans l’autobus.
Mais il s’arrête au Châtelet
Because la manifestation
Contre la guerre à l’Irak.

Bonheur de remonter à pied
Chez moi dans le froid sec.
Bonheur de marcher.

Bonjour Cléa,
Je n’ai jamais répondu à la lettre de l’année dernière après le lapin que tu m’avais posé. Sans doute parce que cette lettre n’appelait pas de réponse. C’était une lettre qui ne me demandait rien, exactement comme tu avais « oublié » notre rendez-vous, parce que tu n’avais pas envie de me voir.
Je n’ai jamais cru que tu avais « oublié » ce rendez-vous. Nous venions de nous retrouver, c’était février. Il y avait du soleil, dans ma vie aussi, j’avais mille envies, milles choses à vouloir te faire partager. Notamment mon plaisir, mon éblouissement à faire de la photo sur ordinateur, du traitement d’images. M’y mettre m’avait fortement fait penser à toi. J’aurais eu envie de faire cela avec toi. Enfin, faire quelque chose ensemble  ! Comme du temps de l’atelier de nu.
Je crois que je te l’ai dit.
Chose bizarre, quand nous nous sommes revues, la première chose que tu as prise en grippe, et que tu m’as interdite en ta compagnie, c’est la photographie  ! Tu as même été jusqu’à me reprocher d’avoir pris deux photos d’une statuette au Louvre en ta présence. C’était de la « tricherie ». Pas la « règle du jeu ». Je n’en croyais pas mes oreilles.
Je me demandais aussi : comme peut-on se ruer si vite et avec tant d’acharnement dans la disqualification de l’autre, alors qu’on vient de se retrouver  ?
C’était impressionnant de voir à quel point ce qui m’intéressait pouvait t’indisposer.
Je t’avais écrit que je prenais des photos « en douce dans le métro, comme une voleuse ».
Tu me répondis que j’étais une tricheuse.
Étais-tu donc tombée si bas dans le moralisme petit-bourgeois  ??
Mais moi, indécrottable, je rêvais à une certaine Cléa (ou Christine  ?) que je croyais avoir naguère connue.

Ta lettre.
À la première lecture, j’ai trouvé que tes piques tombaient juste, que tes notations sur moi étaient fines. Mon côté : je vais faire son éducation, je vais essayer de la « contenir ».
À la seconde lecture, j’ai compris pourquoi aucune de tes remarques (ou plutôt  : accusations) n’était pertinente. Toute ta lettre était basée sur le fait que toi, tu ne m’avais rien fait (ton petit coup de fil aussi primesautier qu’enjoué après ton lapin) et que moi, je finassais pour l’emporter sur toi. Rien sur le fait majeur et pourtant écrasant, tonitruant, que tu avait oublié notre rendez-vous, pris quelques jours plus tôt, que j’avais reçu ça dans l’estomac.
Que tu m’avais oubliée  !
Moi, ce jour-là, comment aurais-je pu oublier de venir  ? J’y pensais à l’avance, je bondissais vers ce jour, j’avais le trac. Toi, tu m’as laissée mariner sur le pont des Arts, et, ensuite, tu ne m’as donné aucune nouvelle. Il a fallu que je t‘écrive une carte pour qu’enfin tu te manifestes.
Une voix sucrée au téléphone : tu t’excusais, vraiment désolée. Je la connais, ta voix sucrée, ce ton anormal. Excuse-moi, emploi du temps surchargé, j’ai enregistré qu’on devait se voir plus tard, je n’ai pas vérifié, j’ai oublié de consulter mon agenda  – bref, tu me disais très clairement que je n’étais qu’une page sans importance dans ton agenda bourré de rendez-vous.
Comment aurais-je pu le croire  ?
J’ai pensé que tu mentais, ou que tu étais devenue une très petite chose. Tu jouais avec moi aux femmes d’affaires bousculées, ce qui était indigne.
« Et quand est-ce qu’on reprend rendez-vous  ?
– Excuse-moi, rappelle-moi. Là, c’est trop tôt. Il faut que je reprenne mon souffle.  »
J’ai entendu ta voix s’assombrir et se retirer. Une voix froide, coupante. «  Au-revoir…  »
Te demander de me rappeler  : c’était impardonnable.

*

C’est devenu ta façon de faire avec moi. Tu me décoches toutes sortes de remarques de détail fines et pertinentes, je peux m’y laisser prendre, mais leur énoncé repose sur un énorme vide, un énorme déni de ce qui s’est vraiment passé. Tu me tapes sur la tête à coups de marteau et ensuite tu cries  : «  mais enfin, parle  ! dis ce que tu penses  !  »
Es-tu à présent dévorée par la haine  ? T’enfonces-tu dans la perversité  ?
Et moi, après avoir simplement voulu me défendre de ton emprise et sortir les narines de l’eau, ne suis-je pas à présent un peu trop fascinée de te voir te métamorphoser en cette folle pathétique ? Cet affreux spectacle n’est-il pas soudain devenu pour moi une horrible jouissance  ?
C’est cela, qui m’a fait fuir.

*

Me rappelle plus bien la date de ta lettre. Avril. Tu me disais que tu ne viendrais pas à mon expo d’Amiens (je t’avais invitée) parce que ce jour-là, justement, tu en faisais une chez toi.
Cette coïncidence m’a frappée et je me suis livrée, bien sûr, à toutes sortes de supputations et fantasmes.
Catherine me dit que ton téléphone ne répond plus, que tu as déménagé. Elle a dégotté ton adresse dans le minitel (en tout cas de ton homonyme). Se demande pourquoi tu ne l’as pas prévenue.
Moi non plus, tu ne m’as pas prévenue. Pourquoi ?
Je n’ai pas envie de te voir, mais il reste dans ma tête quelqu’un qui te ressemble vaguement, un fantôme disparu qui dans ma tête gazeuse aurait la pace d’une interlocutrice virtuelle.
«  Sommes-nous donc devenus spectraux  ?  », s’exclame Paul Virilio au sujet des rencontres sur Internet. Avons-nous donc si peur du corps, de la réalité des autres  ?
Je t’envoie un aperçu de mes photos, que tu détestes tant. Celles-là, j’espère que tu les détesteras bien  !

4 avril 2003
Cher Baptiste,
Ta lettre m’a fait plaisir. Tu commences, comme souvent, par une sorte de vision contemplative : la vue de la verdure par la fenêtre de l’hôpital. Il me semble que tu fais souvent ça, te rebrancher sur des vies silencieuses.
Moi aussi, je fais ça. Je t’écris dans la cour de la rue Boussingault. Je respire la parfum assez fort d’une giroflée qui a poussé entre les pavés. Il ne fait pas très chaud (déjà 18 h 30), mais le calme est royal. Les occupants du bâtiment sur cour et leurs trois enfants sont peut-être partis en vacances. Je pense à toi et à tes complications de phlébite, à la grève des transports d’hier. Est-ce que tu as réussi à te rendre à l’hôpital sans que ce soit trop pénible et compliqué  ?
Moi, j’étais à Montreuil depuis mercredi soir, à cause de la grève. Olga est partie pour Israël marier son frère, ce n’est pas très commode. On a enterré sa grand-mère, elle n’était pas là. Pourtant, elle l’aimait, sa grand-mère. Allait souvent la voir.
Le soir, avec Noémi, on a joué au «  squiggle  » (le jeu de Winnicott  : le premier fait un gribouillis aléatoire, le deuxième le complète pur faire apparaître une figure). Pendant ce temps, Pacôme, le petit, jouait au squiggle avec lui-même ! et Joachim s’adonnait sans contrôle à la télévision située au grenier (je ne sais pas si c’est une bonne idée d’avoir mis là la télé, pour contrôler ce qu’ils regardent, il faut escalader trois étages).
Merci de tout ce que tu m’écris de mon texte pour le groupe Sens, même si je ne suis pas sûre d’avoir tout compris. En fait, avec Cléa, cela s’est mal terminé. Après que je lui ai envoyé ce même texte (un peu raccourci) sur notre après-midi au Louvre, elle m’a téléphoné. Elle me demandait des explications. J’étais sur la défensive. J’avais l’impression qu’elle me demandait des comptes.
Je ne dois pas être très rassurante avec elle. Il doit y avoir quelque chose que je ne pige pas dans la façon dont je la déstabilise. Je crois toujours que c’est elle qui mène le jeu, et je ne veux pas voir que je la sape, la mine. Que je joue avec sa peur d’être bête. Par exemple, je prends parfois des notes quand elle appelle, car son idiome si particulier m’est absolument impossible à reconstituer de mémoire. Un peu comme si j’étais le rusé ethnologue et elle l’Indien d’Amazonie.
Mais quand même, je n’ai pas toujours fait ça  ! C’est récent.
Cette fois-ci, je n’ai pas pris de notes. Je me méfie de ma mémoire, mais il me semble qu’elle m’a accusée d’être quelqu’un qui veut «  prendre  », qui veut «  qu’on lui donne  » et qui ne donne pas. Elle m’a aussi accusée d’avoir «  triché  » quand nous avions passé l’après-midi ensemble au Louvre, car j’avais « pris des photos », alors que « ce n’était pas ça la règle ».
En effet j’avais pris deux photos d’une statue africaine, mais, surtout, elle m’avait déclaré en préambule que « mes photos ne l’intéressaient pas », et j’avais bien senti qu’avec elle c’était « interdit de photographier ». Il ne fallait pas transgresser cet ordre.
Grande déception pour moi, car l’élan qui m’a conduite à la recontacter était l’envie de partager avec elle mon plaisir et même ma jubilation à trafiquer des photos sur ordinateur. Je lui avais proposé, si elle voulait, de photographier ses tableaux pour lui faire un press-book. Mais elle n’a pas voulu, elle m’a dit qu’en ce moment elle ne peignait pas, ou des choses qu’elle ne voulait pas montrer, qu’elle n’aimait pas.
Bref. Après ce coup de fil avalé comme une potion amère, elle m’a demandé de prendre date. Je lui ai proposé un rendez-vous sur le pont des Arts le samedi suivant à 14 heures. Mais le samedi suivant à 14 heures, personne. Ni à 14 h 30, 14 h 45, 15 h.. Et aucun de coup de téléphone ensuite, aucun message.
Je lui ai envoyé un mot bref. Que s’était-il passé  ? Pas son genre de poser des lapins.
Le surlendemain, tout sucre tout miel, elle m’a dit qu’elle avait « oublié » la date du rendez-vous (qu’elle m’avait oubliée !). Et, à nouveau, m’a demandé de prendre date illico.
Je lui ai dit qu’il fallait que je reprenne mon souffle (j’avais la chique coupée). Qu’elle me rappelle dans un ou deux jours.
J’ai entendu alors sa voix dérailler comme sur un disque qui ne tourne plus à la bonne vitesse, le miel a viré au goudron. J’ai compris qu’elle ne me rappellerait pas.
Nous étions dans le plus jamais.
Était-cela, le but de ces trente ans de tâtonnements, d’éclats, de fausses gémellités ? Mais aussi de compagnonnage ?
Nous nous sommes tenu les coudes dans des moments difficiles de notre vie. Mais avec le sentiment d’être à nous deux plus fortes que tout le monde. Plus malignes. Supérieures à tous ces gros beaufs.
J’aime bien, l’image que tu prends, des deux rives.

Elle tenait l’autre rive, mais elle n’a pas voulu le pont.
Voilà. C’est triste, un pont sans rendez-vous au milieu.
Mais sans doute, en désirant la revoir, ai-je voulu tenter le diable.
Ou me croire Saint-Michel terrassant le dragon  ?

Je me pose un tas de questions sur ma noble attitude  !
Je t’embrasse.

 

Paris, 8 janvier 04.
Exercice de style (ou d’expression sentimentale et française)
Consigne : Veuillez remplacer je vous prie dans le texte qui suit l’expression “ ça m’a fait quelque chose ” ou “ça m’a fait drôle ” par un verbe plus précis.

ça m’a fait drôle de me retrouver au Louvre avec Olga qui croquait devant un café noir fumant le dos bombé d’un Japonais sur son petit carnet (je me rappelle sa toison drue coupée en brosse, au Japonais, et qu’Olga disait  : “la courbe de ce dos, de dos, c’est difficile à rendre”, je répondais  : “cela me rappelle une jeune fille qui lisait sur le quai du Louvre et que j’ai croquée plusieurs fois de dos, la difficulté que j’avais”.)
ça m’a fait quelque chose au Louvre, toujours avec Olga, de me retrouver nez à nez, si j’ose dire, avec la grande odalisque d’Ingres dont le dos comporte une vertèbre de trop.
assises en tailleur devant elles, deux jeunes filles crayonnaient et copiaient le tableau.
le dos de l’odalisque était laiteux
ça me fait quelque chose à présent de penser que le hasard a fait qu’Olga se trouvait ce jour-là avec moi à la place très exacte que Cléa, il y a un an, m’a refusée sèchement
mais je n’y ai pas pensé sur le moment. Tout semblait si naturel.
ça me fait quelque chose de penser que, si Olga n’était pas la femme de mon fils, ce serait le plus simplement du monde une amie, alors que là, c’est plus compliqué (la complication des liens familiaux et la distance obligatoire !)
En novembre, ça m’a fait quelque chose de lire le conte de Nodier qui s’intitule “Sœur Béatrix”. C’était un livre un peu ancien acheté pour Francis au dépôt d’Emmaüs à Toulouse, mais que je ne lui ai jamais donné (j’avais presque aussitôt oublié cet achat, comme j’oublie presque tout si je ne l’écris pas sur un petit carnet.)
Cela m’a fait quelque chose en septembre de lire le manuscrit d’Alice B
et il est encore temps que je lui envoie des vœux de nouvel an
Cela me fait quelque chose de grappiller tous ces lambeaux de moi
Et de m’apercevoir à quel point ils sont chargés. Chargés de quoi  ?
Cela me fait quelque chose de m’apercevoir qu’après tout, je pourrais bien me réveiller.

31 octobre 2005
Cléa, quand je relis cela, je suis frappée de ma méchanceté
Et de la façon sournoise dont je t’ai écrasée.
J’ai mis en toi ma haine, je ne le savais pas.
Plus jamais envie de cela.

ÉPILOGUE

2007 02 10 DÉDICACE
ou : entre chien et loup

Parce que tu le vaux bien
que je te dois bien ça
apercevant tes yeux
incandescents furieux
moi qui ne parlais pas
qui ne parlais de rien
éprise de l’absence
je dépose en tes cils
mes songes les plus creux
Voici, je me dédouble
c’était un soir de mai
où le vin était trouble
et les palais acides
moi qui ne parlais pas
habillée de violet
apercevant tes yeux
étincelants radieux
c’est de toi maintenant
que je parle. On bavarde
On se voit. Cela dure
trente ans d’amitié pure
On se voit tout le temps
cela dure trente ans
où tes discours me somment
d’être une autre personne
Ce fut un soir de mai
maintenant, c’est l’automne,
adieu, la porte claque,
tu n’es plus qu’une flaque
mais ne t’y trompe pas
toi qui n’es, ne seras
dans ces lignes qu’un blanc
où je dessine et piège
l’ombre, le sortilège
incandescent furieux
de mon mauvais génie
ce dragon impérieux
que je cultive en creux
Comme tu lui ressemblas !
Et comme il me troubla
ô rugueuse assassine
aux yeux de carabine
ton fougueux blablabla !

0 Partages

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *