14 OCTOBRE 2015. AUX BEAUX-ARTS. L’INSTANT LEILA

Je suis stupéfaite du dessin de Leila.
Leila a pigé
Saisi
Touché.

Quelque chose que je n’ai pas vu.

« Comment tu t’appelles ?
– Leila.

Je joue les grandes aînées conseilleuses :
– Si je puis me permettre… C’était mieux en noir et blanc, avant que tu aies fait le fond en jaune… plus fort en noir et blanc
– Je sais, je ne suis pas à l’aide avec la couleur.
– Tu veux dire à l’aise ? »

Je m’émerveille des dessins de Leila.
De cette faculté à « laisser passer »… mais laisser passer quoi, que moi je ne me laisse pas passer ?
S’agirait-il de se passer QUElque CHOSE à soi-même ? Serait-ce qu’en comparaison je perçois que je ne me passe rien ? presque rien ? Pas grand’chose ?
Que je ne me passe pas ce qui passe ?

LEILA, tu fus pour moi une première fois. La fois de l’émerveillement.
Quand j’ai avisé tes deux dessins, il s’est passé en moi quelque chose comme une électrocution – une sensation de grandeur, et de ravisseMent.
Une mise à feu.

Bien sûr, ma vie n’en sera pas changée. Mais en ce bref instant je me sens exonérée de mes efforts pour être, exister, m’exprimer, y arriver, me surpasser, m’obstiner, et me faire reconnaître – à défaut de me faire connaître ?
Car in petto je n’aimerais pas être connue : je veux rester inconnue
Connue de Dieu seul.
Ce qui veut dire ??
Pourrie d’orgueil !

Connue de personne – d’Absolument Personne.
Beau nom pour Dieu, non : Absolument Personne
(Ulysse, Pessoa.)
Insolemment Personne.
(Est-ce que je veux être comme Dieu : insolemment personne??)
oh, my god !!!!!

Revenons à Leila.
Une Leila si jeune,à peine entr’aperçue : du coin de mon œil myope – vision rasante.
Peut-être un jour je serai jalouse.
Mais EN CET INSTANT PRÉCIS, Leila et sa merveilleuse production, c’est moi. C’est-à-dire mieux que moi.
Ce moi-là, est plus grand que moi-moi-moi.
Il EST une chose plus vaste qu’être moi-moi-moi ; c’est me sentir être un peu Leila, que je ne suis pas.
Crever l’emballage.

Mais n’est-ce pas un peu trop fusionnel pour être honnête ? Je me dis que non. Entre Leila et moi – entre Leila et nous autres, qui l’interrogeons, il y a des objets médiateurs – des objets transitionnels. Ses dessins, ces grandes feuilles de papier blanc couvertes, non, frôlées, d’un doux pinceau fluidifié d’encre noire. Être Leila et ne pas être Leila. Me sentir presque sa chair. Caresse noire. Je souhaite te narcissiser, petite fille.Te narcissiser pour mes petits-enfants que je ne sais, ne peux, pas suffisamment l’occasion, rassurer, conforter – donner confiance.
Je n’oublierai jamais ce propos de cette psychanalyste que par ailleurs je n’aimais pas trop :
« Notre narcissisme, c’est notre bien le plus précieux. »
Quel cadeau elle m’a fait. Marie-Laure quelque chose.
Frôlis, frôlement d’être qui ne désirent plus l’être pour eux-mêmes – mais pour elle, la jeunesse, notre suite, la génération à venir.
(Je parle peut-être tout simplement de ce qu’on appelle l’empathie.)

.LE PEU QUE J’AIE VU DE Leila, ce sont deux yeux ronds, brillants. Des joues rebondies, gonflées de sève, et des tifs frisés.
Je ne la reconnaîtrais pas dans la rue.

Le soir, séminaire Bergson, rue Descartes. Bruno Clément.
« Voir directement la réalité même »,écrit Bergson, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. »
Est-ce qu’il n’idéalise pas quelque peu l’artiste ?

Post-scriptum sur Carmen.

Sans doute, à force de l’avoir comme modèle, ne voyons-nous plus Carmen. (Je parle pour moi, mais pas seulement). La première fois, nous avons eu du mal. Anorexique ? La cinquantaine, flétrie, basanée ou bien irradiée, pas un poil au pubis, seins racornis, flasques, dissymétriques. Et ce visage de chien qui pleure. Paupières tombantes. Cernes, boursouflures, muscles rêches comme des cordages abîmés, os saillants, omoplates qui transpercent la peau, le squelette est là, qui affleure. La danse macabre.
Elle est l’incarnation épouvantable, et mise à nu, c’est bien là l’effroyable, de toutes les horreurs faites aux femmes depuis des siècles.
Parfois, alors que nous avons un autre modèle – Gaëlle, par exemple – elle entre, l’air égaré, sans prononcer un mot, dans notre salle. Fantôme en détresse, âme en peine venant voir si on ne la prendrait pas, le modèle prévu étant empêché ? Besoin d’argent ?
Toute la détresse du monde entre ses rides.
Qui d’entre nous ose parler à Carmen ? Elle est impressionnante.
Avec Gaëlle on parle, on échange. On rit. Elle réplique, rétorque, donne son avis sur nos dessins.
Entre Carmen et nous, un gouffre.
J’oserais dire que Carmen est là, en quelque sorte, pour nous obliger à ne pas voir.
Sauf certains, qui n’ont peur de rien. Magali, Olive, la jeune hystérique déguisée en figurine de théâtre ébouriffée ??
Moi je n’ose pas. Je ponce.
Mes dessins font de Carmen un être normal.
Mince, élégant. « À peine défigurée ».

Mais comment n’avais-je pas vu que Carmen priait ? Prenait des poses d’orante ? Debout, bras dressés en Y, mains ouvertes vers le ciel ?
Comment n’avais-je pas vu ce que Leila a tout de suite perçu ?

Eh bien si. J’avais vu. C’est le dessins de Leila qui m’a révélé ce que j’avais perçu sans l’apercevoir – comme dit Bergson.
« Des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent, qui, sans doute,étaient représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles. (…) Nous avions perçu sans apercevoir. »

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