IL N’EST PAS INDISPENSABLE POUR UN POÈTE… (1984)

Il n’est pas indispensable pour un poète d’aller bien
Mais moi, j’ai lutté des années pour donner le change.
Rire éclatant, voix chaude, dynamisme à tout crin
On m’aurait tuée plutôt que de me faire avouer quelque chose
Comme si j’avais surpris le secret inavouable d’un ange.
Et, lorsque j’écrivais, c’était pour me raconter des histoires.
 
Mais, justement, cela ne marchait guère. Mots étranges,
Rêves sans queue ni tête. J’entassais
Comme un vrai bric-à-brac les mots abstraits et les préciosités
Les trouvailles se bousculaient, mais il manquait le fil.
Je rêvais de machine à coudre Singer, mais je ne savais pas
Singer les grands auteurs. Et pourtant, c’est cela
Que tout écrivain désire : ajouter au bas de leurs lignes
Son propre patronyme.
 
De plus, si j’étais douée, cela ne faisait que compliquer l’affaire
Car j’avais réussi mon premier écrit sans le moindre mérite
Et donc je n’eus de cesse de compenser par la suite
D’échecs réparateurs et de labeurs stériles
D’avoir osé sans travailler accomplir ce prodige.
 
Je dépensai une énergie considérable à me punir.
Incapable de rester en paix dans ma chambre,
je parcourus un nombre incalculable de kilomètres dans les métros
C’est ainsi que j’ai fait plusieurs fois le tour de la terre
sans jamais bouger de place. C’était pour éviter la chambre
où une machine à écrire s’empoussiérait à m’attendre.
Je ne supportais pas ce qu’elle avait à me dire.
Quand je me relisais, je m’effondrais sur le lit
J’enfouissais ma tête dans la plume. C’est ainsi
Que je n’ai jamais vraiment souffert d’insomnie.
 
Très difficile de contempler en face sa nullité, même avec le sourire,
On a beau l’appeler nirvâna, nudité, ou pire,
extase de première catégorie, degré zéro de la mystique,
la crise de nullité fait mal dans la pratique.
 
Enfin, grâce à Dieu, maintenant j’ai conscience
que je suis déprimée depuis l’enfance
Il m’a fallu longtemps pour accepter cette évidence
Il n’y a plus qu’à explorer délicatement la chose.
 
Il n’est pas obligatoire pour un poète d’être un gagnant
– mais pas davantage après tout d’être un perdant.
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