UN DIVORCE SANS FAUTE EN 1978

… Il n’y avait rien dans la vie qui comptait pour moi que les mariages, les naissances et les enterrements.

Maintenant, nous en étions au divorce. Nous sortions du Palais de justice.

A un moment, je pense que Luc a eu un drôle de sentiment devant le juge qui (était-ce un juge d’instruction ? un ancien juge d’assises ? pourquoi l’appelait-on Monsieur le Président ?) ne cessait de le mettre en garde contre les excès de sa largesse. « Est-ce que vous vous rendez compte, que votre mari est excessivement généreux ? » Je pris l’air ahuri. « Ah, vous croyez ?»

Bien sûr, il ne connaissait rien de l’affaire, comme il me le fit remarquer. Depuis le changement de la loi, puisque nous divorcions par consentement mutuel, il n’avait rien à en savoir. Simplement, relire ce papier, en relever les fautes et les contradictions et se moquer des avocats, ces brouillons. « Allez chercher votre mari ainsi que son avocat, maintenant, je vous prie. » – « Mon mari, et son avocat ? C’est bien cela ? » Je partis d’un pas hésitant, arrivai dans la salle d’attente, qui ressemblait à une station de RER, sièges de plastique rutilant, écarlate, soigneusement boulonnés les uns aux autres, de peur que les requérants ne les chapardent. « Mon mari, et son avocat ? » répétai-je en débouchant devant les trois avocats, et mon unique mari. « On y va tous », dit celle qui se faisait appeler Maître Philippe Jabot, car c’était son mari qui aurait dû être là. Ils se levèrent tous trois, avec leurs grandes robes noires. Pourquoi trois avocats ? Nous n’étions que deux, Luc et moi. En fait, malgré le nombre, mon avocat à moi manquait, car, disait-il, il ne pouvait supporter mon mari. Il s’était fait représenter par son jeune associé, dont la sandale neuve, couleur crème et percée de fentes semblables à des soupiraux, dépassait joyeusement sous le pantalon ciel. Dans le choix de mon avocat, je crois que je m’étais un peu trompée, car il n’était pas spécialisé dans les divorces. Mais c’était le père du meilleur ami de Benjamin.

Les trois robes noires nous précédèrent dans le couloir. Elles expliquèrent en rougissant au juge assis (ancien juge d’assises ?) qu’elles étaient trois, qu’elles n’étaient pas de trop, et demandèrent la permission d’entrer. Nous pénétrâmes à leur suite, Luc et moi, et nous assîmes au dernier rang, derrière les silhouettes enrobées, pour assister à l’examen.

Les yeux du juge, ou plutôt de l’examinateur, dépassaient au-dessus des lunettes à demi-cerclées d’or. Ils étaient brillants, perçants. L’homme était un peu trop petit, dans un costume trop grand. Dans ses mains il tenait la liasse de papier, et demanda à maître X de bien vouloir en faire le mot à mot. Le petit nez en tromblon de l’avocate, ses lèvres riches ainsi que son front devinrent écarlates à l’énoncé de cette épreuve. D’une voix claire elle commença lecture. Au bout d’une centaine de mots le juge l’arrêta. « On reprend par le menu ? jubila-t-il. Cela fait rire même ma greffière. » Je fixai cet homme avec attention ; puis, je remarquai que la greffière aux longs cheveux semblait s’être éveillée de son sommeil de cire. Ce devait être une très bonne audience. Cependant je me sentais modérément concernée par cet exercice de grammaire, ayant peu participé activement à l’élaboration du pensum. Je m’étais contentée de dire « oui… oui… peut-être… non ». Mais, dès que je disais non, Luc explosait comme une locomotive, il rugissait un NON beaucoup plus fort que mon filet de voix, et la force de son organe me semblait mille fois supérieure à la mienne, je m’inclinais, comme d’habitude. Mon avocat alors tonitruait encore plus fort que lui, mais je dois reconnaître que rien n’égalait, non, rien, les vibrations de la belle voix de basse de Luc, surtout lorsqu’il crachait des non.

… Je sortis de ma rêverie. C’était la voix du juge. « Attention, Monsieur, réfléchissez aux conséquences… Si votre salaire diminue de moitié… et puis, les intérêts de la maison, cela double la somme ! » – « Non, non, dit Luc ; pas tout à fait ». Je pensai un moment que la curiosité du juge allait s’intéresser à ce pas tout à fait. Mais il n’en fut rien. Personne ne voulait rien lui dire, mais lui, en somme, ne voulait rien savoir. Et je lui étais antipathique, c’est certain. Il me lorgna avec indignation : « Et vous, que comptez-vous faire pour participer à l’entretien de vos enfants ? » Je fus prise de court. « J’y passe un certain temps, m’excusai-je… Le temps, c’est de l’argent… » – « Cela dépend le temps de qui ! » fulmina-t-il. – « Oui, vous avez raison, c’est de l’or… mon temps à moi, de l’or pur… peut-être l’âge d’or… mais d’ailleurs, entre temps, je suis devenue professeur de maintien… non, de judo… vous voulez que je vous montre ? » – « Faites-la taire » dit le juge. – « Mais elle ne dit rien », s’étonna Luc. – « Justement, elle se tait… » Luc se pencha avec douceur vers moi. « Tu pourrais peut-être trouver quelque chose… peut-être un petit travail d’enquêtrice en route… une petite publication alimentaire, une plaquette ? » – « Oui, oui, c’est cela, acquiesçais-je. Monsieur le juge, j’écris des poèmes. » – « Et vos enfants les mangent ?» hurla le juge. – « Oh, fis-je, modeste, ils mangent aussi les usines de traitement d’ordures de leur père… mais c’est plus indigeste. » On ne m’arrêtait plus. « Passons à autre chose, dit le juge. Même ma greffière se lasse. »

Il rajusta ses lorgnons. « Voyons la suite… A vous, maître X. » Maître X poursuivit la lecture et dut piquer encore deux ou trois fards à deux ou trois contradictions plaisantes qui émaillaient le texte, pourtant fort bien tapé à la machine et doté d’une belle marge. « Même ma greffière remarque vos fautes… » Je compris qu’il fallait à tout pris trouver des fautes, faute de quoi…

« Vous êtes bien généreux, Monsieur… » répéta-t-il en grognant. C’est alors que Luc eut un soupçon, un vague soupçon sur lui-même. Il eut honte.

II

Nous nous retrouvâmes dans le café. Les avocats s’ébrouèrent, comme sortant d’une étuve. « Quel type ! » soupirèrent-ils. « Se le farcir !» – « Non, non, il est très bien, dit Luc. Il a fait tout votre travail. » – « Une bière brune. » – « Une blonde. » – « Et toi ? » – « Un café. » Luc se pencha vers moi. « Comment l’as-tu trouvé ? » – « Parfait, franchement parfait. » C’était la débandade, maintenant. Chacun des avocats s’efforçait de prouver à Luc que le juge était un maniaque, un obsédé, et qu’il cherchait la petite bête. Quant à moi, ces histoires de grammaire française et de rédaction de texte ne m’ennuyaient nullement, loin de là, mais mon avocat me manquait, puisqu’il s’était fait représenter par ce jeune homme au demeurant fringant, plein d’avenir, mais à qui je n’avais rien à dire, et dont le seul souci présent était de trouver l’adresse d’un fleuriste car c’était ce soir l’anniversaire de sa femme – ou alors son anniversaire de mariage. La chose me parut piquante. Je lui conseillai des roses. « Bien sûr », dit-il avec condescendance. « Des roses rouges. » Il semblait oppressé de quelque chose, peut-être du destin qui l’attendait plus tard.

III

« Je n’aime pas son avocate, à papa, dit Clara. Quelle sale bonne femme. Je déteste ce genre… Et quelle idée d’avoir oublié son sac à main ici, dans le salon… sous ton toit… quelle absence d’idée ! »

Clara dardait sur moi son regard sombre, presque éteint. « Tu la trouves sympathique ?

– Eh bien , franchement… pas du tout sympathique.

– Pour une fois que tu ne mens pas, dit Clara. Pour une fois que tu ne te crois pas obligée de trouver bien les gens que tu n’aimes pas. Quelle sale bonne femme ! Pour une fois que tu ne fais pas semblant… Qu’est-ce qu’on mange, ce soir ?

– Des œufs brouillés.

– Qu’est-ce que c’est que ce truc-là, dans le pot ?

– C’est ma peinture… J’ai oublié de le fermer, elle est toute sèche.

– On dirait du plastique. C’est bizarre, comme matière. Pourquoi tu peins, maintenant, et pourquoi t’écris plus ?

– Je n’ai pas le temps. Et puis je n’aime pas, écrire. Ça fait mal. Ça doit être la conscience. Quand tu peins, tu peux rester semi-conscient. T’es pas obligée de penser si fort. C’est bizarre, pourquoi est-ce que c’est si douloureux, de devenir consciente ?

– Oui, je sais, dit Clara. Tu n’as pas de pot. Moi non plus, je n’ai pas de pot. »

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