1981 MON PREMIER COMITÉ DE RÉDACTION

Sans doute vis-je assez bien mon incompétence et les angoisses qui accompagnent mon premier comité de rédaction. Du moins, maintenant que j’en suis sortie, est-ce avec une certaine satisfaction de moi-même que j’analyse mon aisance dans la perdition. Ma capacité/incapacité de supporter de ne pas dominer la situation, mon absence totale d’ambitions personnelles dans cette entreprise, mon inintérêt supposé aux prises de pouvoir… Tu remarques cependant que j’ai besoin de me voter des félicitations. Ah, me dis-je, ce n’est pas un homme qui aurait supporté si allègrement de perdre ainsi pied !

Tout cela me monte à la tête comme un ivresse voisine de l’état amoureux. Je remarque en remontant l’allée du parc Montsouris la vigueur élastique de mon pas. Je ne suis vraiment pas douée pour animer un groupe, pour prendre la parole avec aisance et articulation. Je confonds tout, je mélange tout, je pose une ou deux questions, du genre “Pour qui est-ce que vous avez envie d’écrire ?”, j’enregistre à toute blinde deux ou trois formules claires, elles m’échappent comme des papillons.

Je flotte dans mon brouillard, mon cerveau se met à bouillir, le désordre de mes notes est inextricable, reflet d’une nervosité galopante. Les psychanalystes du comité se plaignent du pouvoir que les sociologues ont pris dans la revue, réfutant leurs analyses centrées autour de la notion de pouvoir, “qui n’a rien de psychanalytique”, le côté descriptif (“où l’inconscient n’a plus rien à voir”, dit Alberto E.) des articles des sociologues. Ils réclament maintenant des numéros de pure clinique. “Un ou deux”, dit le même Alberto, on en profite pour signaler que “le n° 67 est épuisé, celui sur les thérapies familiales”).

Je crois comprendre malgré tout que j’arrive en pleine pagaille et que certains profitent de mon arrivée pour régler de vieux comptes et reprendre les rênes… De toute façon, douze personnes à un comité de rédaction, c’est douze projets de revue différents   et au moins sept personnes de trop. Et je me rappelle le conseil de Colette T. ( mon prédécesseur) : “La première chose que tu fais, c’est de te débarrasser d’E. !” … Mais pourquoi diable, elle, ne l’a-t-elle pas fait ? )
Les grandes envolées d’E. continuent. Je toussote :
“Moi j’ai un numéro à préparer, et mon angoisse ne fait que croître et embellir”, lui fais-je remarquer.
Je lâche une bourde sur les catholiques et les musulmans. Un rire me salue. Ils en profitent pour me trouver idiote.
Je pâlis, ou alors je rougis. Marie-Thérèse, la secrétaire de rédaction, prend les choses en mains. Je ne coupe plus la parole à personne, ma propre parole est à présent suffisamment coupée. Les conseillers conjugaux veulent remettre la main sur leur revue, et de temps en temps je me hurle intérieurement : “Je ne peux pas laisser faire ça” — laisser Pierre Paul L. parler indéfiniment de la revue des revues, il y revient sans cesse… Oh là là ! où en suis-je ?
Visiblement, ils ne sont pas là pour m’aider, mais pour me dire ce que je dois faire…

*
Dans le RER, vendredi 29 mai 1981
Je raconte à l’analyste le coup de sonnette matinal de l’homme des allocations familiales. Il s’étonne : “Pourquoi l’argent n’est-il pas viré sur votre compte ?
– Dans les familles populaires, les allocations familiales sont portées à domicile, en liquide.
– Parce que vous êtes une famille populaire ?
– Et alors ? Ça vous gêne, que je sois une famille “populaire” ?
– Disons que je vous voyais pas comme ça…
– Eh bien, disons que je suis “très particulière”… Ça vous va ?”
Je me suis rebiffée, comme s’il m’interdisait d’appartenir au “populaire”, me particularisant et m’affublant d’une particule “singulière”. Or, la singularité, j’en ai marre, surtout depuis le temps que je sais que l’écrivain n’écrit pas seul mais “porté”, ou alors “contre-porté”, socialement, par la masse d’un tas d’autres gens, avec qui il échange.

Pour en revenir à ce comité de rédaction qui m’effraie, comment me faire “porter “ par lui ?
En attendant, il me semble que c’est plutôt moi qui suis chargée de “porter” leurs conflits, non seulement avec la précédente rédactrice en chef, mais aussi entre eux tous…

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