Il y avait du vent à Paris quand je suis venue et je me dirigeais à pas assez lents vers le lieu de ma naissance, rue Blomet. Je voulais aussi passer voir un vieux Russe rue Péclet, qui, il y a un mois (à Angers), quand j’ai ôté mes lunettes noires, a vu mes yeux intercepter la lumière du soleil et s’est exclamé : « Quel poème, un regard ! » Nous nous sommes regardés, puis souri, puis parlé.
Mais aujourd’hui, il n’y a qu’un chien qui m’ait regardée dans les yeux.
Dans la rue, je remarque une vieille femme qu’escorte une nuée de pigeons. Dans le vent, des ronflements de moto me giclent dans les pattes. L’envie me prend de vous écrire. C’est pourquoi je m’arrête dans ce café, et aussi parce que j’ai envie d’aller aux toilettes.
Mais avec tous ces ouvriers debout derrière mon dos, je n’ose pas, comme si c’était honteux.
Je trouve que j’ai un physique encombrant. Je voudrais bien être invisible, rien à faire.
Je ne sais pas pourquoi je me suis mis dans la tête qu’aujourd’hui est une journée capitale. Peut-être parce que je me retrouve aujourd’hui à marcher dans la capitale ? Que je quitte la province trou perdu ? Mais je suis comme l’Europe, mon cœur est quelque part entre Prague et Budapest.
A la maison, deux jeunes filles américaines sont venues, elles s’appellent Tina et Vanessa, c’est le hasard qui me les envoie.
Le vieux Russe s’appelle Alexandre. Et moi je suis à la recherche de mon nom, que j’ai perdu quelque part entre la rue Blomet et Neuilly-sur-Seine.
C’est bien pourquoi je me dirige à pas modérés vers le lieu de ma naissance, escortée du grand livre invisible des hommes.
*
Paris. Signature maison mercredi 26 mai 1971.
Fini la petite ville de province où je n’étais que l’épouse d’un ingénieur remuant.
Fini les lunettes noires qui faisaient dire à la voisine de palier : « On dirait des lunettes d’aveugle. »
J’ai marché depuis George-V jusqu’au quai des Grands Augustins en empruntant des chemins de verdure et d’eau. Découvert Ledoyen, les jardins ombreux des Champs-Elysées, les rhododendrons, le kiosque à musique, la solitude verte le long de l’océan de voitures. Impossibilités et terreurs à traverser les avenues. Itinéraire d’animal et de chat. Vent, nuages et éclairs de soleil. Air marin.
Je suis maintenant les quais rive droite après le Touring-Club. Il y a là des bateaux habitables. L’un s’appelle Elsica, il vient de Concarneau. Un autre, vieux, tout blanc, tout branlant, tout désert, s’appelle Isis.
Puisque je n’ai pas de nom (soi-disant), j’enfile tous ceux qui passent, comme des robes, et une bouffée d’exaltation me dit que je suis la déesse Isis, une réincarnation. J’en suis sûre !
Ensuite, je vous téléphone d’une cabine. Mais je ne trouve personne.
Pour me consoler, j’essaie de suivre dans la grande ville la volonté du vent.
Mais rien à faire, il faut que j’en rajoute un paquet. Je prétends que les gifles du vent sont les ailes d’un ange (peut-être un ange gardien ?).
Marcher me rend à moitié folle, car je ne vais nulle part.
La vague d’une péniche m’éclabousse les pieds.
Tout ça, c’est une histoire de pieds. Je n’ai pas les pieds sur terre.
De jeunes arbres poussent entre les pavés, un platane plane au-dessus de ma tête. Des messieurs solitaires passent, mais aucun ne s’arrête. Ils me font un peu peur. Le vent forcit. Il va pleuvoir.
Bérénice, tu n’étais pas au bout du fil. Alain, vous n’étiez pas là au téléphone, à l’extrémité de ma voix.
Un monsieur solitaire et à lunettes noires s’arrête.
Maintenant, il fait demi-tour..
Zut.
J’aurais aimé à parler à quelqu’un.
*
A mes pieds, vague de la péniche. Sur ma tête, vent du platane. Dans mon dos, passage silencieux d’une jeune fille.
Sur mes genoux, minuscule carnet à spirales. Dans ma main, crayon-feutre violet.
Sur une passerelle en aluminium, un piéton tout en jambes.
*
6 heures du soir. J’ai tournoyé toute la journée. Quel est ce labyrinthe ?
Aux Arène de Lutèce, des enfants jouent aux football, des retraités à la pétanque.
En surplomb de tout ce chahut, vêtu d’un complet vert amande, chaussé de bottes, un jeune homme lit un journal.
Je l’ai rencontré 100 000 fois, ce jeune homme, à un nœud de l’espace, et toujours c’était « vous ».
« Vous », je ne sais pas bien qui.
Je le vois aérien, battant des ailes, grand oiseau. Celui peut-être qui saurait recoudre le temps à l’espace.
Après toute cette errance, j’avais les jambes bien lourdes. Sûrement je voulais m’envoler.
Le jardin embaumait l’acacia.
Dans la terre chaude et vivante du square, à mes pieds, un merle vient picorer des graines.
Mais quand je le regarde plus attentivement, je vois qu’il a une patte cassée.
Comme moi.
J’écris alors un petit poème.
Petit poème
Ma colère monte
Je ne voulais pas être
On m’a donné cet être
Qui ne trouve aucune forme
Colonne de buée, je cherche partout ma forme
Et je n’en trouve jamais