Vendredi 27 mars 1998
Place de la Sorbonne. Je cherche un café pour travailler. Il a plu, temps gris. Coca à 18 francs.
Avant de venir, allongée sur mon lit (mon côté grande malade), lu le long compte rendu de lecture de G. Neyrand sur l’ouvrage de Jacques Commaille. Intéressant. Moins le compte rendu qui n’est qu’un très long résumé que l’ouvrage en question qui transparaît en filigrane.
Pourtant, si, le compte rendu de G.N. m’a intéressée : comment peut-on écrire si long ? si profus ? Quelle est cette écriture perpétuelle que je crois repérer chez lui, bardée de “dès lors” et ponctuée du mot “incantatoire” qui décrit si bien son propre style, ces longues phrases bien construites où s’emboîtent les incises, mais qui, souvent, au terme de leur cheminement en volutes se résorbent en une sorte de boucle tautologique ?
Mon sentiment de souffrance, d’épuisement, à récrire ses deux articles en décembre pour le numéro sur les couples mixtes. Mon soupçon d’un grand vide. De phrases pour donner le change Je m’enlisais, aspirée par quelque chose que je n’arrivais pas à identifier. L’argumentation se noyait dans les volutes, répétitions, mixtures de citations, emprunts, les passifs impersonnels en cascade étêtaient chaque phrase de son sujet. Qui faisait quoi, qui pensait quoi, de qui, de quoi s’agissait-il ? — les traits n’arrivaient pas à poindre. La flèche ne partait pas. L’impression, que j’ai souvent dans les articles des auteurs de ma médiocre revue, d’un collage, d’un patchwork, dont l’auteur n’a pas réussi à s’extraire, n’a pas voulu s’extraire, et où il m’engloutit de sa science.
Place de la Sorbonne, je me surprends à lever le menton et à cligner comme pour contempler le lointain, ou plutôt l’intérieur de moi. Signe que je me rapproche — ou me raccroche ? Envie de me raccrocher aux branches. Ici, les branches que sont les autres, les vivants, les debout, les assis, les jasants, les mateurs, les buveurs, les jargonnants, les autres. Est-ce qu’ils me “matent”, les autres ? Est-ce que je compte pour eux ? Les intrigue ? Les branches aussi que sont mes sentiments, mes pensées. Depuis combien de temps n’ai-je pas vraiment pensé ? et me suis-je laissé penser ? (vérifier l’accord de ce participe passé : je ne me l’entre pas dans la tête)
Donc, trouver un café où écrire tranquille — pas trop tranquille quand même, stimulée par le fait d’être au monde, d’être dans une société. Déjà repéré deux cafés. Un en face de la mairie du XVe, à deux pas de chez Baptiste, sorte de havre de paix, ou de jardin d’hiver (Baptiste m’en indique un autre rue Pétel). Et un autre trouvé par hasard un jour que j’étais en avance au groupe Sens, rue d’Assas. Un café d’angle.
Une fois aussi, je me suis sentie bien dans un café rue du Louvre. Bien, c’est-à-dire : capable de penser. (Je sortais du SNJ : un mercredi de consultation juridique ? ou bien le jeudi soir de “consultation emploi” où je me suis pointée tremblante et une heure à l’avance ? ).
Des rires d’hommes, des roulements d’autobus, le clapotis de la fontaine dont le jet d’eau s’évase en forme de corolle de liseron géante. Bruits, rumeurs de la ville. La ville, la société. Le monde en société, dont je m’exclus si vite. Oui, bon endroit. Juste en bas de là où habitait mon psychanalyste. Comme le temps passe ! Que je laisse filer, gicler, se disséminer.
Histoires de macintosh. Elisabeth me propose son mac pour 4 500 F (plus moderne et puissant que le mien, classé préhistorique). En échange de ce qui lui reste à me payer pour le studio du rez-de-chaussée où je l’héberge selon une cote mal taillée : pas vraiment gratuit, et pas vraiment le prix. Courageuse petite bonne femme ! sa façon de revenir à la charge, de ne pas caler, d’en vouloir toujours plus ! J’admire. “Tu me fais des quittances de loyer ? Comme ça je pourrai avoir l’aide personnalisée au logement, même en partant de chez toi en juin, j’en bénéficierai toute l’année…” — “Bon, bon, je vais voir…” — “…Tiens, je t’ai photocopié cet article qui dit que si on loue à une personne socialement défavorisée on ne paie pas d’impôt…” — “Une personne défavorisée ?” — “Oui, j’ai une bourse d’études à caractère social… Maman était au chômage il y a deux ans…. évidemment, plus maintenant… ” Je n’insiste pas, j’avale un peu ma salive, c’est tout. “Je te jure, regarde, tu ne paieras aucun impôt sur mon loyer… pas un sou !”
J’ai dit non pour les quittances de loyer, non pour le macintosh à 4 500 F — Clara me propose le sien à 1 500 F, plus son imprimante.
Je pourrais proposer à l’AFCCC de racheter celui d’Elisabeth, car finalement j’en ai bien besoin, d’un mac, au bureau. Allez, encore une petite lettre à “Monsieur Ackermann”. Encore un billet d’amour !…. Avec un petit rappel qu’il serait bien judicieux de demander pour la revue une subvention du Centre national du livre… Tiens ! Et si Violette s’en occupait ? C’est pas son job ? ! Et pour moi, une petite formation au CFJP, une formation pour savoir enfin “animer“ le comité de rédaction, ne plus n’y laisser aspirer, gommer, effacer, réduire au rôle de secrétaire… de secrétaire de rédaction… non, de rewriteuse… allons, de réviseuse… ou de simple correctrice ? Jean Lemaire et sa façon de parler au dernier comité de rédaction de mon job comme d’un secrétariat de rédaction… Aucune perception d’un travail intellectuel, d’une responsabilité intellectuelle. Moi je m’occupe de la “forme”, le fond, bien sûr, ce n’est pas moi, c’est eux (le comité de rédaction, les auteurs). Opposition depuis le début entre la forme et le fond, où je feins de donner, pour avoir la paix.
“Tu peux corriger les fautes de français, retoucher la forme… mais tu ne touches pas au fond !”
Je devrais quand même m’occuper de faire cette petite rubrique “langue” au fur et à mesure de ce que je remarque de naufrage du sens dans les insuffisances de la langue au fil des articles reçus. Trop paresseuse, voilà. Ou manque de confiance en moi ? Abri derrière un faux self sur mesure leur marquant in petto mon mépris complet d’eux ? Qui je suis, ah ça non, pas question qu’ils le sachent ! Et derrière ça, une peur. Une frousse, une peur bleue. Mais de quoi ? Je me rappelle à quel point Yvonne Conrath naguère a pu être subjuguée, saisie, par une simple conversation à l’air libre que je tenais avec elle à la cafétéria avenue Reille. Quelque chose dans sa réaction ultérieure m’a indiqué que ma liberté d’esprit lui était une révélation, lui était jusque là inconnue.
Ma petite rubrique langue ; une façon de leur tirer la langue ?
Mais finalement, rien dit, avalé ma salive.
(NB: Rien dit, avalé ma salive serait un très bon titre)
Place de la Sorbonne est un bon endroit pour écrire, car s’y croisent des fantômes et pas mal de vivants. Lieu carré tendu aux quatre coins de l’horizon comme une scène de théâtre. En retrait, planquée entre un orme (?) bourgeonnant et une rangée de thuyas en jardinière, bien carrée, adossée, épaulée aux branchages, bien étayée de verticalité, de sève, je déploie un dispositif improbable qui s’alimente de la correspondance entre la place carrée où gicle une fontaine et la feuille blanche où soupire un jet d’encre. Je trame les pointillés d’une scène à venir. Tends à l’avenir, cet oiseau sauvage, un pré carré, un filet à palombes, un carrelet, pour qu’il s’y prenne les pattes. Qu’y trébuchent des héros, des figures, des possibles, des croisements. Pour que me revienne un monde en pleine pomme, comme resurgissent les oies sauvages.
*
Quelle heure est-il ? La course contre la montre, courir, courir, aller plus vite que lui. Sale temps !
Vendredi, dans la boîte, un faire-part : mort de Michel Darbois, “dans sa soixante-treizième année”. Quel choc ! Disparu le 25 mars, jour de l’Annonciation (ai écrit à Thérèse, surtout ne pas laisser traîner, comme je fais toujours. Mais ne peux aller à l’enterrement lundi à Croissy : cours de yoga).
Coup de fil de Baptiste pour aller samedi voir jouer son neveu Eric, au théâtre de la Commune à Aubervilliers. M’invite en prime à déjeuner. Annita a dû partir pour Caen : sa mère. Pense vaguement à ce que j’ai lâché au dernier séminaire “exclusion ou sujet” et qui a quelque peu soulevé le couvercle de ma marmite à larmes : peut-être pas pour rien dans cette invite. Baptiste a été ému, surpris ? Ne s’imaginait-il pas ma si grande solitude ? En tout cas, très contente, je dis oui. Comme une sorte de douceur avec lui. Et ceci : je m’intéresse trop à mes ennemis, trop peu à mes amis. Je dépense des tonnes d’énergie contre ceux qui me contrent, et si peu avec ceux qui sont mes alliés. Comme si les seules personnes intéressantes au monde étaient celles qui me faisaient souffrir. Ceux qui me font violence.
“Dans sa soixante-treizième année…”
Eh, Baptiste, tu ne vas pas mourir, dis !
Téléphoné chez Rémy et Olga pour y aller dimanche. Occupé, occupé, occupé… Sans doute Internet. Enfin la voix de Olga. Dimanche, elle ne sait pas, son frère arrive d’Israël, non, pas Daniel, David. Elle ne sait pas à quelle heure, mais ils ne seront pas là pour le déjeuner. “Bon, je retéléphonerai”.
Impossible de remettre la main sur les notes que j’ai prises sur mon coup de fil à Boris et ces derniers jours. Quel journal ! Loques, lambeaux, feuilles mortes.
Baptiste me rappelle que vendredi nous avons le groupe Sens. Que je n’oublie pas, cette fois ! (Oh, tous ces rendez-vous manqués. Ma spécialité.)
Lundi 30 mars 1998 (mettre l’année, c’est plus sûr. Pas si longtemps que je mets l’année à mes dates. Avant : pas de millésime. Comme si c’était toujours la même année qui recommençait). Cours de yoga. Anne Marie W. se fait mal en faisant la charrue. Se tient le dos. Musculaire ? Lumbago ? “Et dire que je déteste cette posture !” Elle part avant la fin. Je la retrouve dans le vestiaire, parle avec elle. Ça a l’air d’aller un peu mieux.
Simone T m’explique qu’elle et son mari étaient commerçants : une toute petite retraite. Lui consens un rabais, même pour le premier semestre. Refuse pour le premier semestre.
Déjeuner chez maman. Après, vagabondage, magasins. M’achète rue de Rivoli un jean et des mocassins noirs. Air libre égale dépenses.
Mercredi 1er avril 1998. Au bureau.
Édith vient me dire à onze heures : réunion de secrétariat. Je râle. Édith me fait une remarque (“c’était prévu”), comme si elle était mon chef (ma façon de ne pas savoir me faire respecter, la façon qu’a Marie-Antoinette d’entrer dans mon bureau comme une bombe, sans frapper, pour me lancer à la figure des prospectus sans intérêt, dont personne ne veut, comme si j’étais la poubelle).
Pour remplacer Michèle, une nouvelle secrétaire stagiaire, Josiane (l’air complètement nunuche) attendant fin avril de devenir CES à mi temps.
“Pas d’autres questions ? demande Violette à la fin de la réunion.
Moi (courageuse) : “Qu’est-ce que je fais pour le genre de prospectus et d’information à envoyer aux clients dont Michèle s’occupait ?”
Elle : ”Tu l’envoies toi-même.”
Moi :” Désolée, ce n’est pas mon travail. Pas dans mon contrat.”
Elle : ”Eh bien, moi non plus, ce n’est pas dans mon contrat ! Ici tout le monde fait des choses qui ne sont pas dans son contrat ! Le nombre de choses que je fais qui ne sont pas dans mon contrat ! Si tu crois que quand je fais la vaisselle dans la cuisine c’est dans mon contrat ! Ou quand je nettoie les chiottes ! Oui, il m’arrive de faire la vaisselle et de nettoyer les chiottes ! Et même de laver ta vaisselle sale !”
Moi : ”Bon, c’est arrivé une fois que je laisse une assiette attachée dans l’évier…”
Une fois de plus, elle m’a paralysée, fait perdre mes moyens, le fil de ma pensée, j’ai rougi, pâli sous le choc. Une telle violence ! Voix pâteuse : “Je ne peux pas demander à Édith ?” – ”Édith n’a pas que ça à faire… on est en pleine rédaction de la lettre n° 7… Oui, eh bien tu vois, moi aussi, je fais de la rédaction ! je rédige ! Moi aussi, je suis rédactrice ! je pourrais d’ailleurs te demander de m’aider à la rédiger, cette lettre n° 7 !” Je m’entends répéter de façon mécanique : “Pas dans mon contrat !” Etc etc. Ajoute vaguement que ce n’est pas seulement une question de contrat, mais d’utilisation des compétences, de gestion des ressources humaines. Gâchis de faire faire du secrétariat administratif à un rédacteur en chef. Fragmentation, perturbation, “casse” de son cadre de travail intellectuel.
Il me faut une demi-journée pour reprendre mes esprits et me formuler clairement la situation : Violette a trois secrétaires pour elle seule, moi zéro. Mais elle feint que quand je demande l’aide d’un secrétariat ce soit elle qui doive le faire.
Éclaircir aussi la question des rapports hiérarchiques avec elle. Cendrillon est Directrice de l’AFCCC. Ainsi est-elle nommée, ainsi signe-t-elle, et ainsi se croit-elle. Mais n’y a-t-il pas un petit mot qui manque ? Directrice administrative de l’AFCCC ? Directrice de la gestion et de l’administration ? Pas de la rédaction. À ma connaissance, mon supérieur hiérarchique est le directeur de publication, pas le directeur administratif. Je ne fais pas d’administration. Pas de gestion. Donc, Violette est ma collaboratrice. Pas mon chef.
(Me suis retenue de lui dire que son salaire serait mieux employé à demander une subvention au Centre national du livre pour la revue qu’à nettoyer les chiottes. N’y a-t-il pas de femme de ménage ? J’ai tenu ma langue. Trop violent, surtout devant les secrétaires et la comptable. Cette scène corrobore mon soupçon que depuis un certain temps — mais depuis quand ? — Violette est devenue secrètement folle. Inquiétante à souhait. Taraudée de souffrance et de terreur, incapable d’un mot humain. Congelée dans son rôle de directrice plaquée or, noyée dans son complexe de Cendrillon. Elle se prend pour de la merde, et me le projette dessus. Tout en gardant comme chasse gardée ses trois secrétaires pour elle seule.)
Pas facile après ce petit dialogue de retourner faire du travail intellectuel concentré. Réfléchir là-dessus. Au bureau, aucune tranquillité d’esprit, impossible de réfléchir à tête reposée. Aspirée vers le bas, le médiocre, le morcelé, le deuxième zone, deuxième catégorie, deuxième choix. Comme un dispositif anti-pensée. qui se serait mis en place.
*
Lundi, maman me dit que Charlotte vient passer huit jours pour les vacances de Pâques. Gros soulagement.
J’ai téléphoné à Jeanne que j’arrive jeudi soir à Toulouse.
Jeudi 23 avril 1998
Plongée dans Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, commencée à Paris, emportée à Toulouse.
Dans la voiture avec Jeanne et Sonia, sa nouvelle collaboratrice, quelque part près d’Ambax. Sonia, à l’arrière, demande : “Est-ce que c’est normal, cette impression d’une immense tristesse quand tu as terminé un livre ? tourné la dernière page ? Tout d’un coup tu te sens complètement déprimée. Est-ce qu’une de vous a déjà connu ça ?
Moi : “Oui, tout à fait, moi aussi, ça me fait ça… le sentiment après le mot FIN d’être devenue orpheline. Envie de recommencer le livre à zéro, comme si on ne l’avait encore jamais lu, et en même temps, le sentiment qu’il faut attendre un peu pour pouvoir le relire… laisser passer du temps. Remarque, en ce moment, avec mon bouquin, je suis bien protégée de ce risque, peu de danger d’en avoir terminé ! Je lis la Phénoménologie de la perception, et c’est si difficile à lire, je comprends si peu de choses que je souligne tout ce que je comprends… Et je ne souligne pas grand’chose ! Mais au moins je suis sûre de ne pas en avoir sitôt terminé avec ce livre ! Il me résiste, et j’aime ça.
Jeanne : Et qu’est-ce qui t’a donné l’envie de le lire ?
Moi : Oh, un livre, c’est toute une histoire. C’est parce que tu en as entendu parler par quelqu’un que tu aimes, ou que tu estimes. Un jour, à un séminaire, j’en ai entendu parler par une certaine Véronique Nahoum-Grappe, elle parlait de l’ennui, elle a écrit un livre de sociologie sur l’ennui, elle disait que la description ethnographique avait tout intérêt à être une description phénoménologique, que sinon on ne voyait que des objets prédécoupés, qu’en tout cas c’était sa méthode, et elle s’est référée à la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty en parlant de sa passion pour ce livre. Le mot phénoménologie a fait tilt, à cause de ma khâgne et mon hypokhâgne, de mon adolescence, de Spire… comme tout un monde d’ardeur et de jeunesse qui refluait en vague dans cet univers gris… intellectuellement gris pour moi, pas exaltant, celui de mon boulot, de ma petite revue… à cause de Levinas, de Ricœur, de tout un fil d’Ariane qui me conduit de proche en proche, qui s’est renoué. J’ai eu envie de lire ce livre, je me suis dit : mettons ça de côté, pour le jour où ce sera mûr. Et voilà, maintenant, c’est mûr.”
Je gesticule, mes yeux brillent. Eh oui, ma vieille, lire de la philo, c’est vivant. Eh non, je ne suis pas une sale intellectuelle ! Et quelle honte de croire que l’intellectuel n’est pas dévoré de passion ! Mais Jeanne ne croit rien de tel. Je la regarde de profil, au volant, très droite, son demi sourire, ses yeux gris bien ouverts éclairés d’une lueur. Sa tunique de laine rouge vermillon, son nez en forme de proue. Attentive.
Sonia a une grande natte épaisse et brillante, brun auburn, mais ses racines sont grises. Petites lunettes ovales, légères, petite taille, caleçon noir. Très bavarde. Elle dit : “Je ne me couperai plus jamais les cheveux jusqu’à ma mort !” Jeanne dit : “Je me suis laissé pousser les cheveux le jour de mes 39 ans !” Ils lui descendent presque jusqu’aux fesses. Sonia est actuellement en congé de longue longue maladie. Elle travaillait à l’OPAC de Toulouse mais ne veut plus avoir de patron ni retourner vivre en ville.
Jeanne m’explique comment elle a connu Sonia. Après la mort de Philippe, elle a cherché un psy. Elle avait besoin de parler. Elle est allée voir monsieur Gonzales, qui a suivi certains de ses enfants d’accueil, et qu’elle connaissait. “Il n’est pas du tout orthodoxe… Un peu anti-psychiatrie… Il ne s’interdit pas de parler, de donner des idées, des conseils… Et puis, il connaît bien mon univers, quand je parle de quelqu’un, de Suzanne, il sait de qui je parle… Je me posais la question de la vente de la maison et un jour je lui ai dit que finalement, je voulais la garder, mais que le problème, c’est que je ne pouvais pas être seule pour m’occuper de l’accueil, et de cette grosse baraque, qu’on ne pouvait faire ça qu’à deux… C’était trop lourd. Il m’a dit : “je connais peut-être quelqu’un…” et il m’a mise en cheville avec Sonia. Tu vois, ce n’est pas un psy classique, mais une vraie agence de liaison ! Sonia, je la connais depuis un mois, et ça se passe très bien. Elle est chaleureuse avec les enfants. Et puis, elle fait du yoga, de la danse, des techniques corporelles, et avec eux ça marche bien. Et en plus, elle adore faire le ménage ! Ça, je n’en reviens pas ! quelqu’un qui aime faire le ménage !
– Elle vit seule ?
– Non, elle a un copain… un ex-taulard qu’elle a connu en lui écrivant en prison.“
Le lendemain Jeanne me dit : “Sonia est embêtée… Depuis qu’elle vient travailler à Ambax, et qu’elle est moins sur son dos, son copain s’est remis à la drogue. Elle ne sait pas quoi faire. Et moi, je ne veux pas le mettre dans le coup à Ambax. Si elle le quitte, elle ne pourra plus habiter dans la maison qu’ils ont, et qu’un ami leur prête contre de l’entretien. Trop isolé, trop de boulot. C’est lui qui entretient la maison. Elle propose alors de venir habiter ici… Mais là, ce n’est pas évident. Vivre complètement avec quelqu’un… Chacun chez soi, c’est mieux.”
Comme il faisait mauvais, j’ai beaucoup lu, à Ambax. Grêle, froid, tornades de vent. J’ai lu Le Moine et le philosophe, de Jean-François Revel et Mathieu Ricard, dont on a tant fait de battage. Mathieu Ricard me semble aussi insupportable que Cléa dans ses certitudes — bien qu’il prétende ne pas vouloir faire de prosélytisme. Je me retrouve complètement dans la conclusion de Revel : le bouddhisme, comme sagesse pratique, c’est très bien. Mais comme métaphysique, c’est inexistant. (Ou alors, il faudrait trouver de tout autres termes, tout traduire et tout transposer en français réel ? Prendre le moi pour illusion, ou désirer la vacuité de la conscience, comment y croire un seul instant ? Ou alors, il s’agit de la disponibilité de la conscience ?)
Jeanne me donne aussi à lire une petite autobiographie de (j’ai oublié le nom) qui était supérieur du couvent de bénédictins de Toumliline et qu’elle a connu infirmière à Azrou. Un type extraordinaire, me dit-elle. Depuis, il a quitté les ordres, s’est marié, a eu des enfants. Vit quelque part en Provence. Il a soixante-douze ans. “Tu n’as pas envie de le revoir ?”
24 avril 1998
Tellement déprimée de mon néant que je vais noter ce que j’ai fait , simplement pour me rendre compte qu’après tout, je n’ai pas rien fait.
Avant-hier : Acheté des fleurs au marché, pétunias bleus, impatiens roses. Plantés dans la cour et sur ma fenêtre. Jardiné. Rêvassé. Pincé les forsythias, puis carrément taillé. La cour est vide. Les occupants de la maison du fond sont encore en vacances. À trois heures au Parc Montsouris, avec l’étude d’Olivier Mongin sur Ricœur. Soleil, allongée sur une pelouse. Près de moi, un groupe de jeunes, une petite métisse qui joue du tam-tam, merveilleux. Les gardiens qui arrivent, eux aussi métis. Ils doivent dire un mot de trop, le ton monte. Invectives. Les gardiens se replient. La jeune fille se met à jongler.
Hier : sur mon ordinateur à retranscrire des pages écrites en 1997 (Jeannine A. rencontrée en colloque). Puis téléphoné à Jeannine. Très longue conversation (surtout elle) où j’apprends qu’elle écrit sur son lit-canapé avec une petite table spéciale pour les malades et un ordinateur portable. Depuis, elle n’a plus mal au dos. Elle n’écrit pas seulement son journal au lit, mais tout ce qu’elle écrit c’est au lit, adossée au dossier du canapé-lit (je lui pose la question). Sinon, elle va toujours trois fois par semaine au groupe de traduction de Freud. Me parle de sa fille Anne qui lui donne du souci, dans une secte. Lui parle des mes petits-enfants, puis enfants. Elle me suggère que si Clara est claustrophobe, c’est peut-être lié au fait que quand j’étais à Cholet je me sentais prisonnière, séquestrée, enfermée (je lui ai raconté comment à Cholet je fuguais parfois une semaine à Paris, en laissant mes enfants comme des paquets à une nourrice appelée Tata, et sans leur expliquer le moins du monde que je partais, pourquoi, ni combien de temps, ni surtout, que j’allais revenir à telle date précise… Vu mon sentiment de fuite devant l’oppression, ils ont sans doute pu croire plus d’une fois que je ne reviendrais jamais)… Jeannine me dit que Clara s’est sans doute identifiée à moi, à ma façon d’être oppressée, ou de me laisser oppresser. Je me sentais étouffer. Elle aussi, elle a peur d’étouffer (mais elle circonscrit l’étouffement aux tunnels et aux ascenseurs, c’est peut-être un progrès).
Je téléphonais à Jeannine parce qu’elle surgissait des pages de mon journal de l’an passé, une impulsion soudaine, mais en fait je lui dis que c’est pour l’inviter avec Baptiste (et Annita – mais d’Annita, je ne parle pas) Elle me donne quelques dates. Ce qu’elle ne veut surtout pas, c’est qu’on lui coupe la journée (donc, pas de déjeuner). Écrit-elle sur son lit tout le jour ? Lui demander. Me parle, comme toujours, de sévères moments de déprime.
Grand plaisir de l’entendre, bonheur de son accueil toujours si chaleureux, l’impression que, même si on ne se voit qu’une fois par an, on est toujours dans la même conversation. Qu’on ne s’est jamais quittées. (Ce n’est pas quelqu’un à qui j’ai peur de téléphoner, et le fait est notable. Je sais que, même si je la dérange matériellement, elle me le dira nettement et gentiment, et qu’on se rappellera, qu’il n’y aura ni malentendu ni malaise ni dérobade. C’est en écrivant que je me rends compte de cela : quelqu’un dont je n’ai pas peur.
C’est vrai qu’elle parle beaucoup, sans s’arrêter, tout le temps, à jet continu, et que c’est soûlant. Mais je sens qu’aussi, dans sa mélopée, sa méditation chantante, il y aussi une place pour moi. Elle médite à voix haute, et toi tu peux joindre ta voix à la sienne. Ce pourrait être deux instruments de musique qui élèvent ensemble leur voix. Le malheur, dans la conversation, c’est que c’est chacun à son tour.
Ensuite, téléphoné à Baptiste. Les dates proposées par Jeannine collent mal avec celles d’Annita qui doit garder sa nièce ce week-end. La date reste donc en suspens.
Je dis à Baptiste que j’ai bien reçu sa grosse enveloppe, que je ne l’ai pas encore ouverte. ,Il me dit que c’est un texte d’Annita, qu’elle voudrait que je lise. “Elle l’a écrit avec Michel Durand” – “Ah bon ! Quand ça ? Depuis le début du groupe Sujet ?” – “Non, non, c’était en chantier depuis près d’un an. Elle voudrait ta réaction”. Le soir, j’ai lu d’une traite leur récit intitulé Le Manager. Fascinée de m’apercevoir au bout d’un moment que l’héroïne, appelée Laure, est certainement Annita ! À la fois personnage et auteur ! je suis vraiment jalouse !
Aujourd’hui : retrouvé deux poèmes de 1986 et 1987 écrits à l’île d’Yeu, retranscrits (dont celui sur Gougnax). Leur côté déchirant. Idée de faire le lien grâce à l’ordinateur de tous ces lambeaux introuvables. Il y en a partout, en désordre. De plus en plus déchiqueté. Les recoudre.
Ça prend du temps, recoudre. J’y ai passé la journée. Impression bizarre. Une journée sans sortir. Déception de m’apercevoir qu’écrire, ça ne fait pas s’arrêter de tourner les aiguilles de l’horloge. Il est treize heures, le soleil brille. Et puis soudain, dix-neuf heures trente. A la fin du jour, rien n’est fini, conclu, achevé. Alors que c’était presque rien, que ça aurait dû se régler en quelques minutes, cette petite mise en ordre.
Baptiste m’appelle, pour le fameux dîner avec Jeannine. Au fil de la conversation, je m’aperçois que le groupe Sujet, c’est dimanche. Je l’ai échappée belle! Je n’avais pas noté. Un rendez-vous manqué de moins (mais j’ai quand même loupé le cours de Paul-Laurent Assoun ce soir).