Jeanne qui me dit au téléphone :
“Quoi ? Tu n’as toujours pas de secrétaire ! ! Et ça fait combien de temps ?
Je compte sur mes doigts : “Michèle est partie le 1er mars… trois mois.”
— Mais dépêche-toi d’envoyer une lettre recommandée, sinon on pourra dire que tu as accepté la situation ! Grouille ! ne laisse pas traîner ! Tu avais une secrétaire, tu n’en as plus, tu ne peux pas t’en passer ! Un rédacteur en chef sans secrétaire, qui fait les photocopies, qui colle les enveloppes, qui tape ses lettres… et puis quoi ? Tu écris une lettre furieuse, “je suis très étonnée de constater que depuis trois mois vous me laissez sans aide, qu’est-ce que vous attendez ! !” Tu ne vas quand même pas te laisser faire !
— Je sais bien qu’il ne faut pas que je laisse traîner, me retrouver devant le fait accompli… mais j’ai du mal… Le plus drôle, c’est qu’en même temps mon macintosh ne répond plus… tous les pépins tombent en même temps…
— Et ton cher président, le chercheur CNRS, tu crois que dans son travail, il se passe de secrétaire, lui ? Tu peux être tranquille que quand il a un papier à taper il ne le fait pas lui-même ! Et puis enfin l’AFCCC a des moyens, faut pas rigoler ! “
C’est comme ça que j’ai écrit à mon cher président (26 F de recommandé avec AR) pour lui expliquer que s’il ne me rétablit pas une aide en secrétariat et ne me fournit pas d’urgence un équipement informatique idoine pour les nombreux articles que je reçois en format macintosh, je ne pourrai pas tenir les délais. Je lui rappelle les termes du contrat avec Erès, que lui-même a signé (pas moi), notamment les délais et l’exigence de disquette. Et j’envoie un double à Lemaire et au trésorier. Je me dis que peut-être le trésorier est le moins fou des trois. Il se dit chef d’entreprise à la retraite. Peut-être a-t-il une vague idée de ce qu’est un contrat ? et que l’employeur doit fournir des moyens de travail à ses employés ?
Je parle de tout ça à B. et à Anicha pendant la séance du groupe Sujet (ou groupe Exclusion, bizarre cette façon de mêler les deux termes). Les conseils de Jeanne, c’est bien, mais pour le style, elle ne fait pas dans la nuance.
“Bonne idée, me dit B., d’envoyer d’abord la lettre chez lui, sans recommandé, en expliquant que tu regrettes cette forme péremptoire mais que tu n’as pas le choix, que tu es obligée d’envoyer aussi un recommandé pour faire foi”.
On discute un moment. Je finis par cracher que le hic, c’est que quand j’avais une secrétaire, je ne lui demandais pratiquement rien.
“Je me disais si je le fais moi-même, ça ira plus vite, ce sera mieux fait, toujours la même chanson, je suis la meilleure, je fais tout mieux que tout le monde, je peux tout faire, toujours me débrouiller, besoin de personne.
— Au fond ce qui t’affole, c’est de faire une demande. Tu ne demandes jamais rien à personne !
— J’ai du mal…
— Tu ne sais pas te faire aider ?
— Je pense que personne ne peut m’aider… ou que si je demande de l’aide, on me dira non.
— Essaie de faire une demande précise… Ne demande pas “du secrétariat”, mais un nombre précis d’heures par semaine… en restant raisonnable.”
Je suis restée raisonnable, j’ai demandé quatre à cinq heures par semaine. La lettre était datée du 5 juin 1998.
Mais quel temps on passe à écrire de telles lettres ! On peaufine, on ponce, on pèse chaque mot, on veut faire court et ça devient de plus en plus long, on veut faire simple et ça devient un vrai plaidoyer, on y passe des nuits blanches, ça vous mange le cerveau. Quel exercice de style ! Cela devient une idée fixe, une obsession.
Chez moi, Clara est là, de passage. Comme cet hiver ; toujours au moment des lettres “nuits blanches” à mon employeur ! Elle ne fait guère de commentaires. Je me demande ce qu’elle pense vraiment. Elle, en tant qu’enseignante, elle a comme patron un mammouth. Peut-être m’envie-t-elle de pouvoir écrire des lettres enflammées à mon patron ?
Rémy, lui, quand je lui raconte mes petits problèmes, fronce ses épais sourcils : “Mais enfin, dans une petite structure, tout le monde est polyvalent !” Mon attitude inquiète en lui le dirigeant de PME. Et si ses ingénieurs raisonnaient comme moi ? “Tu joues sur les mots, avec ta façon de dire que tu es journaliste et rien d’autre ! En fait, quand on est cinq, tout le monde fait un peu de tout !” J’essaie de le rassurer : “Mais c’est exactement ce que j’ai fait pendant seize ans ! du rédactionnel, du commercial, de l’administratif, du promotionnel, de la vente en colloque, que sais-je encore ? Et on me remercie comment ? on essaie de réduire mon salaire de 10% ! sans même m’avertir que j’ai le droit de dire non ! La vie, c’est un échange ! Dans ta boîte, à ma connaissance, les salariés ont un intéressement aux bénéfices. Moi, c’est tout le contraire ! On m’intéresse aux déficits !”
*
Le temps passe dangereusement, l’angoisse monte, je reçois des articles sur macintosh, le macintosh chez moi plante et replante, au bureau le PC ne lit pas macintosh et je n’ai pas de secrétaire à qui faire retaper les articles non PC. Mais je ne calerai pas. Je ne ferai pas la dactylo. Trop simple !
“Tant pis, je vais les mettre sur le bureau de Violette, elle se démerdera.” Mais je n’ai rien mis sur le bureau de Violette. Et je ne vais quand même pas soudoyer une des secrétaires. Non, je vais chez des copains pianoter sur leur mac. Une façon comme une autre de se voir autrement qu’autour d’une petite bouffe, et de pénétrer dans la vie des autres.
Depuis le 1er juin, l’AFCCC a embauché une nouvelle secrétaire, Lachemia. Une CES à 20 heures par semaine. Bizarre comme les associations connaissent bien le code du travail quand il s’agit d’embaucher un CES !
“Elle ne pourrait pas m’aider un peu, Lachemia ? Me taper quelques textes ?”
Non, elle est toute la journée fourrée devant Access.
On m’a dit au début qu’elle partait à six heures du soir.
Maintenant je la vois partir à 17 h 30.
Après 17 heures 30, il n’y a plus personne au bureau, que moi.
Et le téléphone pour la province est coupé. On met le répondeur, et c’est un répondeur qui empêche de téléphoner en province.
J’ai protesté, demandé une solution. Rien à faire.
Pour l’AFCCC, mettre le répondeur est plus vital que me laisser le téléphone.
“Tu n’as qu’à téléphoner de chez toi… Tu peux appeler le président ce soir chez lui, après neuf heures du soir…”
J’avale ma salive.
Édith, dans le bureau d’à côté (une des trois secrétaires de Violette, qui dispose maintenant de 89 heures de secrétariat par semaine) m’envoie poliment paître dès que je lui demande quelque chose, ou plus exactement dès que mes propos peuvent laisser entendre que je vais peut-être lui demander quelque chose.
“Il n’est pas encore arrivé, le n° 140 ?
— Non, pas de nouvelles…
— Il devait paraître le 15 juin, on est déjà le 18…”
Édith se redresse : “Vous n’avez qu’à téléphoner à Erès…”
Et l’après-midi, comme je reviens de la photocopieuse :
“Alors, vous n’avez pas encore téléphoné à Erès ?”
J’ai une minute de trouble. Quelque chose ne va pas. Mais cela n’arrive pas de façon clairement formulée jusqu’à moi. Aurais-je des troubles de la pensée ? Au lieu de lui dire d’un ton cinglant : “Il me semble que vous inversez les rôles !” je marmonne la phrase-clé de l’AFCCC : “Je n’ai pas eu le temps…”
Comme si finalement elle n’était qu’un moustique, m’entourant d’un petit bruit assommant, et pas une personne, dont les paroles méritent réponse.
Autre dialogue — même jour.
Violette : “On vient de recevoir les épreuves de la brochure de formation de l’AFCCC… Toi qui as un œil d’aigle, pourrais-tu les regarder et les recorriger ? Je te les laisse. Je dois les renvoyer à l’imprimeur demain.”
Moi (cette fois-ci, la pensée est bien arrivée jusqu’à moi… mais je préfère louvoyer) : “Comme tu le sais, je n’ai pas beaucoup de temps… “
Le soir, Jeanne, au téléphone
”Quoi ! Tu ne lui as pas dit : tu rigoles, je ne suis pas payée pour ça !”
Moi : “Non, j’ai bredouillé j’ai pas le temps…”
— Enfin, tu n’as pas accepté ! J’ai eu peur !
— Faut quand même que tu saches que l’année dernière et les années précédentes, j’y ai passé des heures et des heures sup non payées, et avec le sourire en plus… Comme dirait l’autre, je leur ai donné de mauvaises habitudes ! Il y a deux ans, Violette est même tranquillement partie en vacances en me chargeant de tout régler avec son imprimeur pour la brochure de formation… Le nombre de fax et de coups de fil que je me suis farci ! Sans me dire un seul moment que ça ne faisait pas partie de mon boulot de journaliste, qu’en fait j’étais en train de faire le boulot de Violette ou de je ne sais qui d’autre ! Quelle conne ! … Finalement, ils m’ont quand même rendu service cet hiver en essayant de me brouter la laine sur le dos. Ça m’a ouvert les yeux. “
Jeanne ricane au téléphone.
*
Antoinette, chaque soir, entre en trombe dans mon bureau et jette à toute volée sur mon pupitre d’ordinateur les périodiques reçus dont Violette ne veut pas, en claironnant : “De la lecture pour vous !” J’ai droit ainsi au Nid (journal sur la prostitution), au Journal des handicapés, au Journal de gérontologie, à tous les inclassables… Je lui réponds parfois d’une voix douce : “Merci de me prendre pour l’antichambre de la poubelle…”
Parfois elle frappe avant d’entrer, et parfois pas. C’est alors l’irruption, l’agression, la déconcentration.
Antoinette est tout sauf stylée. Elle ne dit pas bonjour, elle est brusque, sans gêne, fait des plaisanteries insultantes et croit que c’est d’un humour charmant. Elle a un petit cheveu sur la langue, des yeux bleu-vert de chat, des traits fins et très réguliers assortis une étrangeté : à quarante ans ses cheveux sont gris. Elle a une fille brillante, une “surdouée”, dont elle parle beaucoup, et un fils psychotique.L’année dernière, elle a dû s’absenter en catastrophe pour aller le rechercher en Espagne, où il avait fugué. Je l’ai su par Michèle — toutes portes fermées.
Peu avant le départ de Michèle. Problème d’ordinateur. Antoinette lance à Michèle qui lui demande de l’aide : “Mais c’est très facile à régler ! vous êtes vraiment bête !” Ensuite, elle patouille sur l’ordinateur, sans aucun succès, et Michèle se fâche tout rouge : “Antoinette, vous passez les bornes ! Je n’ai pas l’habitude qu’on me parle sur ce ton là et j’exige des excuses.”
Michèle ne lui a plus adressé la parole jusqu’à son départ.
“Vous savez, Marie-Noëlle, ce n’était pas à moi de subir le licenciement économique, mais à Antoinette. Elle est arrivée longtemps après moi. Elle est secrétaire, comme moi. Ni secrétaire de direction ni secrétaire de l’institut de formation. Et moi, il n’est écrit nulle part que je suis la secrétaire de Dialogue. Alors, pourquoi me virer moi quand on restructure Dialogue ?
— Défendez-vous, Michèle !
— C’est ce que dit mon mari… Il veut que je me défende… Mais vous savez, il faut bien voir les choses. Jamais je ne pourrais travailler pour Violette, en osmose, comme le fait Antoinette… “
Aujourd’hui, Antoinette arrive un peu rougissante dans mon bureau et en s’excusant longuement, car elle a besoin pour quelqu’un au téléphone d’un renseignement que moi seule détiens. Pourquoi cet air si humble soudain, si inhabituel ? Et pourquoi se sent-elle si gênée d’avoir à me demander quelque chose ? Je dois devenir parano, je me demande si les secrétaires n’ont pas ordre de m’envoyer paître dès que je leur demande quelque chose. C’est ce qui expliquerait qu’elles sont si embêtées quand elles me demandent un service.
“Violette nous a laissé une lettre, on n’est pas sûres de l’accord de ce participe, vous pouvez nous dire ? Et ce mot, ça existe ? On ne l’a pas trouvé dans le dictionnaire…”
Je fais un sourire tout miel : “Qu’est-ce que vous voulez, mes pauvres ! c’est leur jargon, ici ! On va quand même pas y toucher !”
*
Violette, avec ses yeux bleus, sa chevelure savamment ondulée, sa voix lente et très calme, son vague air à la Michèle Morgan, est assise derrière son grand bureau. Bien postée dans le contrejour, elle me fait penser à la reine des abeilles – fécondité en moins. Elle trône, elle s’étale, et les abeilles ouvrières, les secrétaires, s’empressent autour d’elle.
Ses trois secrétaires sont à elle – rien qu’à elle. Elles font partie d’elle.
Sans elles, elle serait impotente.
Michèle me l’a bien dit en partant : “Édith, vous n’en tirerez rien. C’est la créature de Violette. Elle lui est dévouée corps et âme.”
Finalement, Violette et moi, nous sommes faites pour nous entendre. Elle, elle se prend vraiment pour la directrice (si c’était elle qui l’écrivait, elle mettrait une majuscule). Moi, ici, j’ai du mal à me croire vraiment rédacteur en chef.
*
Le président a répondu à ma lettre du 7 juin. Il me transmet les décisions qui ont été prises au CA du 12 juin :
“Pour le manque de secrétariat, nous comprenons bien qu’un certain nombre de tâches pratiques sont toujours nécessaires pour la réalisation de chaque numéro, mais le conseil d’administration estime que ces tâches font partie du travail qui vous est confié en tant que rédactrice en chef et qu’elles ne devraient pas avoir d’effet négatif sur les délais de parution de la revue. Vous disposez pour cela d’une grande liberté dans l’organisation de votre travail, dont nous apprécions tous la qualité.
Le problème du matériel : (..) rien ne vous empêche d’y procéder maintenant, c’est à vous d’en prendre l’initiative. Nous considérons qu’il en est de même pour ce qui concerne un e-mail, tout à fait intéressant. Votre suggestion de demander une subvention au Conseil national des lettres (sic) est aussi très pertinente.
A titre personnel, je pense que ces initiatives pourraient déjà être mises en forme par vous-même. Je ne considère pas que cela soit en dehors des responsabilités que vous assumez. Le fait d’être salariée ne vous prive pas d’engager les démarches qui vous paraissent utiles pour la revue. Leur mise en œuvre ne vous transforme pas en free-lance, ni en sous-traitant, mais valorise votre apport. Votre bonne volonté exprimée, n’est pas compatible avec la séparation que vous semblez vouloir faire entre des tâches qui seraient nobles et d’autres qui le seraient moins.”
Je ne digère pas bien la dernière phrase (elle me semble signée Violette), ni le ton mielleux et paternaliste. J’envoie une photocopie à B. et Anicha pour avoir leur sentiment.
Bizarrement, après cette réponse écrite du président , dès le lendemain, Violette m’informe d’une voix calme qu’elle a rendez-vous avec un informaticien et que le problème va se régler, que je veuille bien lui faire une liste de mes divers besoins informatiques. J’en conclus que finalement peut-être quelqu’un a pris le problème au sérieux. Et aussi qu’il y a un double langage.
*
Je me creuse le ciboulot pour savoir comment répondre à cette lettre, que j’estime déplaisante. “Faites tout vous même, et cessez de nous emmerder”, en gros c’est le message. Et le ton moralisateur en prime, c’est le pompon sur la casquette du président Le mercredi après-midi, je me pointe au syndicat avec un brouillon de lettre. Chaleur accablante rue du Louvre. L’itinéraire, je commence à le connaître ! Tel café, tel autobus, le magasin Ventilo, plus loin, Le Figaro…
Une petite pensée pour Rémy. “Tu lis le Figaro maintenant ? — Non, mais j’ai un contrat chez eux… Ils m’adorent ! Et ils m’envoient leur paperasse !`
— Ceux qui t’adorent, c’est de belles demoiselles ?” Il rit.
Quand j’arrive au sixième étage, contrairement à l’ordinaire, les conseillers juridiques fument dans le secrétariat. Personne qui consulte aujourd’hui. A peine le temps de remplir mon questionnaire (“quel est votre problème ?”), je suis reçue tout de suite. Le syndicaliste est un retraité de la Vie du rail, un bon gros, avec un catogan, nous avons tout le temps. Il me demande des détails sur ma revue, je lui demande des détails sur la Vie du rail. Il me dit qu’il n’a pas fait belle carrière, il était trop syndicaliste.
Pour la Nième fois, je raconte ma petite histoire. Impression d’un disque rayé.
“Finalement, qu’est-ce que vous me demandez au juste ?”
Je lui demande de me rédiger la fin de ma lettre.
Mais ce qu’il écrit est si extrême que je ne l’enverrai pas. J’ai peut-être tort. Il évoque la possibilité d’une rupture de contrat de travail du fait de mon employeur, et les éventuelles conséquences à en tirer.
*
J’ai fini par trouver des formules.
J’ai Anicha au téléphone. “J’hésite à envoyer cette lettre…
– Tu l’envoies ! Symboliquement, c’est important. “
*
Dans quel piège suis-je prise ? Et comment m’en sortir ?
Je ressasse ma fureur : “Ils ne se sont jamais vraiment pas rendus compte à l’AFCCC que c’est depuis que j’ai un macintosh chez moi que Dialogue envoie à l’imprimeur des disquettes toutes pondues et se passe de typographe. C’est moi qui fais la typographe. L’association économise 6 000 F de frais de fabrication par numéro. J’ai fait le calcul, depuis le n° 122, cela fait 126 000 F. Disons 24 000 par an, sans doute plus, car les tarifs typo augmentent.
J’ai bien demandé une rallonge de mon horaire de travail, mais c’était encore du temps des bonnes dames présidentes de l’AFCC, de celles qui savaient y faire. Elles m’ont répondu qu’à leur grand regret les moyens de l’association ne le permettaient pas, mais que si on avait pu…
Ensuite, sans que je le demande, je suis devenue cadre. Sans doute pour me couper toute velléité de demander des heures sup ? Mais pas seulement.
Par bonté d’âme aussi.
C’est fou leur bonté d’âme.”
C’est un malentendu permanent. On me fait des cadeaux. Et moi je déclare méchamment que c’était mon droit le plus strict.
Violette : Je me suis battue bec et ongles avec le CA pour que vous ayez une retraite complémentaire et une mutuelle très intéressantes…
Moi : Oui, mais moi, en tant que journaliste, je devrais être affiliée à Bellini !
Violette : On te laisse travailler aux heures que tu veux, tu es complètement libre de ton emploi du temps…
Moi : Oui, mais c’est dans ma convention collective….
Devenir cadre, je ne le demandais pas. Ce que je demandais, c’était d’être “assimilée cadre”, comme tous les journalistes. Cela faisait tout de même plus de dix ans que mon bulletin de salaire n’était pas en ordre… Plus de dix ans de points de retraite perdue, de cotisations non réglées. Treize ans de préjudice. Mais je ne le savais pas. Je me suis syndiquée si tard.
C’était bizarre pour moi, de devenir cadre au moment où je faisais de plus en plus de tâches manuelles, au clavier, et de moins en moins de travail intellectuel. De plus en plus de pinaillage obsessionnel sur des virgules et des espaces insécables, en me crevant les yeux sur l’écran, et de moins en moins de vastes rêveries et réflexions créatives.
C’est à partir de ce moment là que j’ai commencé à me sentir épuisée. Je ne m’en sortais jamais. J’étais toujours noyée dans les textes des autres. Ces textes écrits dans un si piètre français.Quelle souffrance, le martyre de la langue dans le sciences humaines ! Je cicatrisais les plaies, je désinfestais les bubons. C’était le corps de ma mère nourricière, lardé de coups de canifs.
Le jeudi soir, je n’avais jamais bouclé. Je revenais le vendredi. Ou bien, si je ne revenais pas, je travaillais chez moi, devant le petit macintosh.
Tous les jeudis soirs Michèle me demandait en riant : “Je vous vois demain ?”
Je répondais en riant : “Sans doute, ma petite Michèle !”
*
3 juillet 98. Je pars quelques jours au Pyla accompagner maman. Là, c’est une autre histoire. Heureusement qu’il fait beau ! Charlotte, ma nièce, est là. La fille de Jean-Pierre. En revenant des Abatilles, nous retrouvons maman assise par terre contre le volet du garage. Elle a trébuché en remontant de chez le pharmacien et n’a pu se relever.
“Ça fait longtemps que tu es là ?”
— Ça fait deux heures !!”
Charlotte est défaite. Moi aussi — tout en soupçonnant maman d’un peu de mise en scène, pour bien nous culpabiliser. Mais en même temps, quand on n’a jamais eu le droit d’exprimer ce qu’on sent, que reste-t-il sinon la comédie pour dire la vérité ? Pauvre maman ! Quelle détresse ! Risquer la jambe cassée pour nous dire quelque chose !
… Heureusement, rien de cassé. Mais je pars l’inquiétude au ventre. Sa tête renversée en arrière quand elle fait la sieste après la déjeuner sur un fauteuil de rotin, sa mâchoire entr’ouverte. Mon cœur se serre.
Maman m’a offert des premières, au retour, dans le TGV, je corrige le long article Typhaon, je lis aussi les propositions d’IrèneThéry sur le divorce et l’autorité parentale.
Le lendemain matin, j’ai mal au ventre en allant au bureau.
Toujours pas de secrétaire, toujours pas de macintosh, rien. La date d’envoi du manuscrit et disquette à Erès est aujourd’hui. C’est le 8 juillet. Que faire ?
Je croise Violette :
“Tu m’avais dit que quelqu’un devait venir s’occuper du problème de mac ?
— Ah non, il ne vient pas pour ça… c’est quelqu’un qu’on va peut-être embaucher pour l’entretien du parc informatique… Il vient le mercredi 13, à six heures… Je pourrai éventuellement lui parler du problème de conversion macintosh.”
— Comment, il ne vient pas pour ça ? Tu m’avais dit…
— Non non, mais je vais lui poser la question.
— Ce serait peut-être mieux que je le voie moi-même !
— Je ne sais pas, oui, peut-être… mais comme je t’ai dit, c’est un entretien d’embauche.”
— Je ne sais plus quoi faire, je suis désespérée, je ne sais pas comment je vais pouvoir envoyer mon manuscrit, d’ailleurs la date est déjà passée… On ne peut pas toujours aller travailler chez des copains qui ont un mac… Je l’ai fait au maximum, mais ils partent en vacances, ou bien ils en ont marre, pas contre moi mais ils me disent enfin, ça fait un mois et demi que ça dure, et ton employeur n’a rien fait ? et si tu te casses la jambe chez moi, et si tu casses mon ordinateur, qui paie ? c’est toi ?”
— Tu n’as qu’as t’occuper du problème toi-même !
— Mais je n’y connais rien ! Je me suis renseignée, on m’a demandé quelle était la configuration de mon PC, quelle était la configuration du réseau, je n’ai pas su quoi répondre… Ici, il y a quand même un informaticien qu’on paie, non ? Monsieur Monroy ?
— Oui, mais ce n’est pas dans son contrat de s’occuper de ton problème macintosh. Lui il est là pour s’occuper d’Access. Je lui ai posé ta question, il a dit qu’il ne savait pas.
— Mais ce n’est pas “mon” problème ! C’est le problème de la revue! Elle ne ne peut paraître en retard !
— Eh bien, le numéro paraîtra en retard ! Si tu étais malade, il paraîtrait un mois ou deux plus tard, voilà tout !
— Malade ! Mais je le suis ! On ne peut pas faire ça ! Vous avez signé un contrat ! Vous avez des obligations ! Si vous n’êtes plus capables d’assumer la revue, vous n’avez qu’à la supprimer ! Je ne peux quand même pas faire tourner la revue sans aucun moyen ! Je suis vraiment désespérée. Qu’est-ce que je vais faire ?“
Je sors de son bureau effondrée. J’en rajoute même un peu, et me mets à pleurer.
C’est la première fois que je pleure au bureau.
Mais je suis vraiment comme ma mère. Dès que j’exprime vraiment mes sentiments, j’ai l’impression que je joue la comédie.
À travers ma grimace de bébé pleurnichard, je surprends les yeux verts d’Antoinette qui rôdent. Sans vie.
Je n’avais jamais remarqué à quel point ses yeux verts étaient mornes lorsqu’elle n’était pas en situation de faire du charme à quelqu’un.
*
“Édith n’est pas revenue ? Elle m’avait dit que son congé de maladie se terminait le 9 ?
— Édith ne reviendra pas…
— Édith ne reviendra pas ?
— Non, Édith ne revient pas… Son panaris s’est aggravé, elle a une septicémie… Tu vois, ton problème de secrétaire, ce n’est pas le moment !
— Édith a une septicémie ? Mais c’est très grave !
— Elle est rentrée chez elle.”
*
“Si tu veux voir monsieur Waterman, il sera là demain matin. Tu es là ?
— Oui, je suis là.”
Le lendemain matin j’entends dans le bureau mitoyen la voix d’homme au timbre grave. La matinée passe. Déjà treize heures. J’ai faim. En outre, j’ai décidé de ne plus manger sur le pouce, comme je faisais toujours, mais désormais de faire la pause au restaurant. Treize heures dix, toujours rien côté Waterman. Je pars. Il fait beau, le bouiboui du coin de la rue est convenable, terrasse, soleil, Libé, pots de géraniums, que je caresse du doigt. La serveuse me sourit.
Évidemment, à mon retour, plus de Waterman.
“Monsieur Waterman est allé te voir dans ton bureau à treize heures, tu n’étais pas là.
— Désolée, j’avais faim, je suis allée déjeuner. S’il voulait que je l’attende, ce n’était quand même pas compliqué de me passer un coup de fil pour prendre rendez-vous avec moi, et de me demander éventuellement d’attendre jusqu’à telle heure.
— Mais c’est toi qui voulais le voir !
— Franchement non, je ne crois pas. Je lui ai envoyé trois lettres, je crois que ça suffit. La balle est dans son camp.
— Il ne pense pas du tout que la balle est dans son camp, mais dans le tien ! “
*
“Finalement, le 13 juillet à six heures, il ne viendra pas, l’homme de l’informatique. Je voulais te prévenir. Il s’est décommandé.
— Il s’est décommandé ?
— Il s’est décommandé. C’est remis en septembre.
— Et moi, comment je fais ?
— Et alors, comment tu faisais avant ?
— Tu veux que je m’achète un nouveau macintosh à mes frais, pour l’AFCCC ? C’est ça que tu penses ? Mais dis-le ! Au moins, ça sera clair !”
Je pars en claquant la porte.
Coup de fil dans mon bureau d’une certaine Marguerite Charat qui m’a envoyé un article médiocre, après un précédent très brillant. Le seul commentaire de Lemaire à qui je l’ai envoyé en lecture a été “Bof !” Elle s’inquiète de son article. Les ennuis informatiques ont du bon, je lui sors ma chanson sur “notre” ordinateur en panne, le problème technique pas résolu etc. etc., bref, son article ne passera pas dans ce numéro-ci… Pendant qu’elle m’informe, enthousiaste, que son précédent article, le brillant, a été traduit en russe et en kalmouk (sans nous en demander l’autorisation, bien sûr), et qu’elle est invitée à Moscou à le présenter en colloque à des psychanalystes russes, Violette fait irruption et s’incruste en répétant comme une forcenée (je suis au téléphone, mais ça ne l’effleure pas de patienter) : “Le problème est réglé, j’ai la solution, le problème est réglé, j’ai la solution ! J’ai la solution”. De guerre lasse, je finis par raccrocher.
“Tu disais ?
— J’ai la solution ! Donne-moi tes disquettes, un ami va passer les prendre ce soir à six heures et les convertir, il m’a dit que ce n’était rien à faire sur son ordinateur. Tu les as ?
— Non, elles sont à la maison. Il faut que j’aille les prendre. Il est quelle heure ?
— Trois heures.
— Il ne peut pas plutôt passer les prendre chez moi ? Ça m’éviterait un déplacement.
— Non, ici, ce soir.
— J’y vais.”
Je me dis en chemin, dans métro puis le bus, qu’elle aurait pu me proposer un taxi, ou moi le demander. Arrivée chez moi, je fais les enregistrements. Les enregistrements marchent. Pour la peine, l’ami de Violette, il va me convertir aussi des documents personnels, comme ça je les aurai disponibles au bureau. En tout, quatre disquettes. Finalement, de chez moi, je ne téléphone pas à Violette pour dire que je prends un taxi aux frais de l’AFCCC. À quoi bon ? Ces gens-là sont des moustiques. Demande-t-on quelque chose à des moustiques ?
Le lendemain, à mon arrivée, Antoinette me tend les disquettes. Elle me dit que c’est son mari, informaticien, qui a fait la conversion, à son bureau.
J’ai un moment de flottement. C’est le mari d’Antoinette, l’“ami” de Violette ?
Quelque chose m’échappe complètement.
“Il y avait un dossier nommé “Trash” (poubelle) que mon mari a laissé tomber…
— Poubelle ? vous avez dit poubelle ?”
Les enregistrements sont impec. Le malheur, c’est qu’il a oublié une disquette (et pas trace d’aucun Trash : l’aurait-il viré ?). Donc, tout n’est pas réglé…
Antoinette a l’air courroucé au possible que je lui demande si son mari ne pourrait pas reprendre la disquette qu’il a oublié de convertir et recommencer :
“Non, non, il n’est pas disponible.”
Je remets la disquette à Violette, qui la file à Antoinette. Qui ne dit rien.
Le lendemain, sur mon bureau, je trouve un mot du mari d’Antoinette avec la disquette : “Je croyais qu’elle était en double, désolé je n’ai plus le temps. Vous pouvez faire faire ça en dix minutes par n’importe quelle officine.” Le mot est peu aimable.
Mais à qui s’adresse-t-il ?
*
N’est-ce pas Antoinette qui, me voyant pleurer, a proposé à Violette que son mari, informaticien, se charge de convertir les disquettes macintosh en disquettes PC ?
Antoinette qui veut plaire, Antoinette dont les yeux s’illuminent dès qu’elle peut faire plaisir ? Antoinette prise au piège de la reine des abeilles ?
Et la reine des abeilles qui fait irruption dans mon bureau en se pavanant : “J’ai la solution !” ? Sans rendre à Antoinette ce qui est à Antoinette ?
Ce serait donc si grave que je remercie Antoinette ?
Ce soir, Antoinette part en vacances.
*
Au débotté ce matin :
“Si tu voulais voir monsieur Waterman, il est là…”
Je prends un papier et un crayon, à tout hasard, et je m’enfourne avec Waterman dans la salle de réunion.
Ça commence mal. A ses phrases ampoulées sur ma mauvaise volonté et le fait qu’il m’a personnellement défendue devant le CA pour qu’on ne me licencie pas, je réponds méchamment qu’il ne faut pas me raconter d’histoires, que je sais bien que si on ne m’a pas licenciée, c’était à cause des indemnités de licenciement. Il entre dans une colère noire : “Vous croyez ça, vraiment ! Vous le croyez !”
Je bas en retraite : “Bon, bon, peut-être pas. Après tout je n’en sais absolument rien” (sauf que j’ai quand même lu le compte rendu du conseil d’administration à ce sujet).
Sa colère monte, il agite les bras en cadence : “Vous me harcelez avec vos lettres recommandées, vous n’avez que la loi, la loi à la bouche ! C’est votre attitude, qui me pose problème ! je suis très déçu ! On vous fait des conditions de travail relativement correctes, un salaire relativement correct, enfin, bon, mais on ne pourra pas vous fournir une secrétaire avec les moyens qu’on a. On ne vous licencie pas, mais vous, au lieu de dire merci, vous continuez, vous voulez toujours plus, vous voulez toujours plus ! Vous êtes entourée d’un bouclier ! ici, on ne travaille pas comme ça, ce n’est pas une grande entreprise, c’est une association qui a des difficultés, chacun doit faire tout ce qu’il peut, le maximum, avec un maximum de bonne volonté, et vous vous ne parlez que de votre contrat de travail, de votre convention collective !
— Mais ça existe, je suis liée à l’AFCCC par un contrat précis.. Je ne suis pas chargée de l’équipement informatique… même si bien évidemment j’ai tenté de me renseigner à ce sujet… Mais j’ai vite calé…
— Votre contrat de travail, parlons-en, c’était en quelle année ! Vous voudriez encore travailler comme une rédactrice en chef 1980, alors que ce qu’il nous faut, c’est une rédactrice en chef 1998, quelqu’un de jeune, de dynamique, qui prenne des initiatives ! qui sache s’adapter aux changements technologiques, aux nouveaux contextes !
— Oui, mais un rédacteur en chef, c’est un journaliste, rien d’autre. Relisez la convention collective.
— Mais vous m’emmerdez, avec votre convention collective ! je m’en fous complètement, de votre convention collective ! Ici c’est une association, et vous ferez ce qu’on vous dira, sans quoi ce sera une faute professionnelle… Si vous n’êtes pas contente, vous n’avez qu’à démissionner !! Il y a chez vous une forme de passivité par rapport à des problèmes que vous devez régler !
— Je trouve ça un peu fort ! vous devez quand même savoir que depuis six ans, sans rien demande à personne et toute seule dans mon coin, avec mon petit macintosh j’ai fait gagner un tas d’argent à l’AFCCC…
— Ah non, vous n’allez pas remettre ça, me refaire le coup du passé ! de vos immenses mérites passés ! Ça suffit !
— …Je trouvais quand même normal que que quand je vous ai alerté sur le problème de macintosh urgent, vous le régliez dans les huit jours… C’était de votre ressort, et vous avez fait comme si c’était du mien.
— J’estime que c’est tout à fait votre boulot de vous occuper de l’équipement informatique de votre service !
— Là-dessus, on est en désaccord. Relisez ma convention collective.
— Je m’en fous, mais je m’en fous, vous entendez, de votre collection collective ! Vous avez une conception complètement protectionniste de votre travail, “j’ai été embauchée en tels termes, je n’ai pas à le savoir, ce n’est pas dans ma convention, je veux être une rédactrice en chef du 19ème siècle, pas de la fin du 20ème !” Vous êtes de mauvaise foi ! C’est du marxisme dépassé, c’est risible, risible, comme mentalité… on se croirait en mai 68 !
— Est-ce que vous voulez dire que le milieu associatif est hors la loi ?
— Dans le milieu associatif, on fait un peu de tout, il y a des tâches annexes et on se débrouille pour les faire, on peut pas dire : “ça, c’est pas de mon ressort”.
— Alors, il fallait m’indiquer un crédit d’heures complémentaires, une enveloppe budgétaire, rien n’était précisé…
— Vous vous renseignez, et ensuite vous m’appelez… C’est vraiment rien du tout, comme problème ! Au CSO, où je travaille, nous avons des ordinateurs qui lisent indifféremment PC et macintosh…
— Au CSO, vous avez des ordinateurs qui lisent indifféremment PC et macintosh !! Et vous, là-bas, vous n’avez demandé à personne comment résoudre le problème, depuis un mois et demi ?! Ni quel logiciel il fallait ?
— Moi, je n’y connais rien.
— Moi non plus ! … Mais puisque vous voulez mon avis, mon avis, c’est qu’il faut acheter pour Dialogue un macintosh moderne, voilà tout. Le voilà, mon avis. Un qui lise indifféremment PC et mac, voilà tout.
— Chez vous ?
— Mais non, pas chez moi ! Au bureau !!…
— Mais je ne comprends absolument pas votre problème ! Vous avez un équipement très performant à l’AFCCC…
— Comment ? Vous n’avez pas compris quoi ?? Le PC du bureau ne lit pas les disquettes macintosh que je reçois, c’est aussi simple que ça.
— Mais comment est-ce possible ? Ici on a ce qu’il y a de mieux !
— Il faut quand même que vous sachiez que depuis que l’AFCCC dépense tout son bon argent en informatique, personne n’est jamais venu me demander quels étaient les besoins spécifiques de Dialogue ! On a tout décidé pour moi, sans jamais me demander mon avis ! C’est quoi, ce qu’il y a de mieux, pour Dialogue ?! C’est la même chose que ce qu’il y a de mieux pour la compta ? Ou pour les listings de l’association ?
— Si on avait une liste claire des choses qui posent problème…
— Moi, ce que j’aimerais savoir, c’est quel est l’avenir de Dialogue, et dans quelle perspective d’avenir je travaille… Violette me dit qu’on ne sait même pas comment on va me payer mon salaire.
— Non non, on soutiendra Dialogue…
— Mais ça ne marche pas tellement bien avec Erès… Et puis, vous l’avez dit, ce serait tout de même plus simple pour vous un non-journaliste… quelqu’un de jeune, de moins cher, de moins passif… et sans convention collective… Vous savez, je n’ai pas l’intention de me cramponner !
— Mais pourquoi il y a un journaliste à l’AFCCC !
— Vous n’aviez pas le choix. La revue avait la commission paritaire… Mais si vous n’avez plus les moyens de votre revue, il faudra des changements structurels. Vous ne pourrez pas garder une grosse revue comme ça en me faisant tout retomber sur le dos. Vous pourriez après tout décider de ne faire que trois numéros par an. Évidemment, ce serait sans moi.
— Oui, mais on perdrait la commission paritaire ?
— … ?
Il se lève.
“Bon, j’espère qu’après les vacances ça ira mieux pour tout le monde… Rien n’avance, dans cette association… C’est désespérant. Je m’excuse de m’être mis en colère.
— Moi aussi, j’espère que ça ira mieux après les vacances… et que je pourrai recommencer à donner des articles à taper à quelqu’un…
— Oui, on peut sûrement dans un climat d’entraide et de collaboration se donner des coups de main…
— Pour l’instant, le moins qu’on puisse dire, c’est que je ne me sens pas soutenue… vraiment pas !
— Et le comité de rédaction ?
— Bien sûr, ils me soutiennent ! Mais ils sont tous très occupés. On ne peut demander à personne du comité de venir passer quatre heures pour travailler avec moi au bouclage… ni à Jean Lemaire. Il y a des revues où ça se fait, pas ici. Je suis toujours toute seule au turbin. Le comité donne des idées, des pistes, très bonnes, mais après c’est à moi d’exploiter les informations. Ce ne sont pas des collaborateurs, mais des conseillers. Des collaborateurs, des collègues, je n’en ai aucun…
— Mais pourquoi vous dépassez votre temps de travail ?… J’ai du mal à comprendre.
— Oui, moi aussi, j’ai du mal à comprendre… Avant, quand il y avait un typographe, je me sentais moins seule… Ça c’est sûr. En fait, ce qu’il me faudrait, c’est une secrétaire de rédaction. Quelqu’un à qui parler du boulot et de son contenu. Du métier.
Ici, il n’y a personne qui connaît mon métier.
Et dix-sept ans de solitude, ça commence à bien faire…”
*
Sur le pas de la porte, avant son départ, conversation avec Violette ;
“Tu vas où, en vacances ?
– Dans ma maison de campagne… Pas question de voyages ou de dépenses, puisque je suis licenciée à la fin de l’année…
– Tu en es sûre ? Et comment est-ce qu’on peut te licencier comme ça ?
– Licenciement économique, tout simplement.
– Et tu ne peux pas te défendre ? Refuser ?
– Je te dis que c’est un licenciement économique !
– Et au fond, tu es contente, ou non, de partir ?
– Pas contente. Financièrement, ça va être dur, le chômage, je devrai vivre avec la moitié de ce que j’ai actuellement… Donc je suis obligée de compter, c’est pour ça que je vais à Sainte-Gemme…
– Oui, mais enfin, tu as seize ans d’ancienneté… Tu vas avoir une indemnité de licenciement confortable, cela va compenser.
– Pas du tout, presque rien… 20 ou 25 000 francs… Un vingtième de salaire mensuel par année d’ancienneté…”
Là, je fronce les sourcils :
“Tu m’étonnes un petit peu… D’après la convention collective des organismes de formation, c’est un cinquième… Un vingtième, ce n’est même pas le code du travail ! Tu devrais faire faire le calcul par la comptable !”
Évidemment, je suis bien sûre qu’elle l’a fait faire, et que, comme d’habitude, elle me dit n’importe quoi.
*
Quand le chat n’est pas là,
les souris dansent
Lundi 20 juillet 98. Les bureaux de l’AFCCC ont fermé le 18 juillet : ça veut simplement dire que Violette et Antoinette sont parties en vacances. Catherine, la comptable, Édith, revenue de son congé de maladie, et moi, avons toutes encore du boulot à boucler.
Sans Violette, ambiance plus légère. Catherine desserre les dents !
Catherine, la comptable, toujours coincée dans son bureau-bunker sans fenêtre dans l’angle le plus éloigné de la porte, nez au mur devant son ordinateur, a pris l’habitude de rembarrer tout le monde et de protester à toute occasion : “Mais ça, ce n’est pas mon boulot ! Non, je ne ferait pas de réponse téléphonique quand les secrétaires sont parties, je ne suis pas payée pour ça ! Le trésorier, il est bien gentil, il me demande de lui dire le bilan de tel ou tel compte, il s’imagine que je travaille cinquante heures par semaine ? J’ai eu les paies à faire, et ci, et ça, qu’est-ce qu’il croit ? Ils ne sont absolument pas au courant du travail qu’on fait !“
Sonnerie de la porte qui s’ouvre : Michèle ! Plus grasse, plus blanche, maquillée, le visage plein. Plus élégante aussi : une jolie veste de madame qui tranche avec les allures de petit garçon, caleçon et tee-shirt, pantalon et chemisette, qui étaient son style au travail.
Quelque chose de changé en elle. Elle nous explique que maintenant elle est embauchée à plein temps par sa belle-fille pour garder les petits. Elle soupire : “Tous les jours, ça fait quand même beaucoup ! Je suis venue aujourd’hui vous dire bonjour, parce que, miraculeusement, je ne les avais pas !
– Et vous ne pouvez pas limiter un peu ? Garder du temps pour vous ?
– Qu’est-ce que vous voulez y faire ! (le fatalisme de Michèle)…
– Et vous cherchez un boulot ?
– Pfffftt ! Pensez-vous ! Je n’ai aucune chance ! Et puis avec les petits-enfants… Mais ça me manque, les collègues de travail, ça me manque ! je vous ai apporté des croissants, on va se faire un grand café dans la cuisine… Venez, Marie-Noëlle, on va se serrer…
– C’est une chance que je sois venue lundi, sinon je ne vous aurais pas vue, Michèle ! Mais je pars en vacances jeudi, alors je comprime mes 20 heures en début de semaine… Sans doute une des seules semaines de l’année où je ne fais que 20 heures !”
Le café monte-t-il à la tête ? Tout le monde rit dans la cuisine, les propos fusent, nouvelles du travail, commentaires sur la situation de l’AFCCC, le trésorier, la façon de travailler de Violette… J’en apprends de belles.
“Moi, dit Michèle, je n’aurais pas aimé travailler pour Violette… Avec elle, il faut refaire vingt fois une lettre, tous les jours elle fait faire une nouvelle modification, et ça traîne, et ça traîne, et ça met quinze jours à partir
– Oui, dit Édith, on passe son temps à toujours tout refaire… Toujours de nouvelles corrections, ce n’est jamais fini…
– C’est pas comme avec Marie-France qui entrait en coup de vent avec une lettre à faire, et il fallait que ça parte dans la demi-heure…
– Avec Marie-France, c’était toujours dans l’urgence, mais quand c’était écrit c’était écrit… Elle ne retouchait plus.
– Avec Violette, tout prend dix fois trop de temps…”
Je comprends un peu mieux pourquoi on ne peut pas m’allouer quatre heures de secrétariat par semaine !
Violette est un sujet intarissable :
“Elle est très psychologue, Violette ! Elle sait y faire avec les gens !
– Ça c’est bien vrai… Elle voulait que je corrige les épreuves de la brochure de formation, elle m’a dit : Toi qui as un œil d’aigle, tu ne voudrais pas relire ces épreuves en détail ? Un œil d’aigle, moi qui suis myope comme une taupe ! Mais cette brochure, ce n’est pas mon boulot, et elle le sait très bien ! Je lui ai répondu d’un ton vaseux que je n’avais pas le temps…
– Ah bon, elle vous a demandé ça ?! s’exclame Catherine. Après, c’est à moi qu’elle a demandé de corriger ses épreuves ! Mais j’ai refusé, ce n‘est pas mon boulot ’
– Il faut quand même dire que l’année dernière, et les années précédentes, je l’avais fait sans moufter… Il y a deux ans, Violette est partie en vacances en juillet en me laissant tout régler avec son imprimeur pour la mise en point de sa brochure de formation, et je l’ai fait… ça m’a pris des heures en plus de mon boulot normal, je n’ai même pas compris que j’étais en train de faire son boulot à elle, qu’elle n’avait pas terminé ce qu’elle avait à faire, qu’elle n’aurait pas dû partir sans boucler, et que si je ne l’avais pas fait à sa place elle n’aurait pas pu se permettre de partir… Quant au merci, je l’attends toujours.
– Mais finalement, elle va partir, Violette, à la fin de l’année ?
“Vous savez, dit Catherine, ce n’est pas sûr du tout qu’elle parte ! On ne trouve personne pour la remplacer ! Avec les salaires qu’ils proposent ! Ils sont en plein rêve ! Les candidats viennent à l’entretien puis écrivent que finalement ils ne sont plus candidats, ou bien que le travail les intéresse mais que la rémunération n’est pas attractive…”
– Ma petite Michèle, si ça peut vous faire plaisir, pour la vente au numéro, Erès fait bien moins bien que vous… je vais vous montrer les chiffres qu’ils nous ont envoyés : 40 000 F de ventes à la fin avril, alors que vous, vous faisiez 170 000 F sur l’année précédente.. – Ça m’étonnerait qu’ils rattrapent la différence… Vous faisiez bien mieux !
– Je suis quand même bien contente de l’apprendre…
– Apparemment, ils ne savent pas faire la vente au détail. Les gens attendent un mois avant d’avoir leur numéro de revue… Avec vous, ils l’avaient dans les 48 heures.
Demain, j’envoie à Erès le manuscrit du n° 141. Mercredi, je range mon bureau. Et jeudi, je pars. Clara est déjà à l’ile d’Yeu qui m’attend.
*
Cinq semaines à l’île d’Yeu. Rien que le ciel, la mer, les pierres, regarder pousser les chiens de mer, les cosmos et les iléanas, et passer du temps avec les amis qui passent : Clara, Manu et Guéna, Jeanne et ses deux sœurs, Marijo et Claire-Marie, et puis Noëlle… Juste Shérane, last not least, qui ne peut pas venir ; une pneumonie. Quel choc !
Et aussi, des pages de Dialogue à corriger sur la table de la cuisine – juste pour le passage impromptu de Xavier et Marijo J, rencontrés un matin au port.
Après tant de bleu, retour à l’AFCCC en septembre.
“Et Monsieur Young, l’informaticien, que tu m’avais promis ?
– Il n’a pas pu venir. Il sera là la semaine prochaine.
La semaine d’après : “Et Monsieur Young, est-ce qu’il vient mercredi, comme prévu ?
– On a essayé de le joindre, personne ne sait où il est.
– Je ne veux pas trop râler, mais il faut quand même que tu saches qu’avec un équipement qui ne marche pas, je navigue à vue…”
…
“Et Monsieur Young ? On a de ses nouvelles ?
– Aux dernières nouvelles, il était au Brésil, empêché de rentrer.
– Empêché de rentrer ?
– Oui, des complications politiques.
– Des complications politiques ?”
Sentiment bizarre qu’elle dit n’importe quoi. À l’évidence, elle me monte un bateau. J’écris un tas de petites lettres au président Watermann pour le tenir au courant de ma pénurie informatique persistante. J’informe Violette que j’informe le président.
…
“Et Monsieur Young ? Il est revenu, du Brésil ? Quand tu m’as dit l’autre jour qu’il était fiable et efficace, que quand il disait qu’il venait il venait, j’ai cru que tu faisais de l’humour ! Je t’ai trouvée très pince-sans-rire !
– Je ne faisais certainement pas de l’humour ! Il est déjà intervenu deux fois, de façon extrêmement fiable et efficace, en nous économisant beaucoup d’argent !
– Et pourquoi vient-il toujours après les horaires de bureau ? après 6 heures du soir, ou le samedi ? Il travaille au noir ?
– Pas du tout !
– Je ne voudrais pas avoir l’air d’insister lourdement, mais j’ai un manuscrit et deux disquettes à expédier le 6 octobre à Erès… Et, pour les deux disquettes, à l’heure actuelle, je ne suis pas en mesure. J’envoie un petit mot à M. Ackermann à ce sujet. Après tout, c’est lui qui a signé ce contrat qui comprend une clause d’envoi de disquettes, ce n’est pas moi ! Et, en cas de pépin, il vaut mieux que je me couvre…”
À propos de me couvrir, il faudra que j’envoie une nouvelle petite lettre au président, ainsi conçue :
“ Merci du scanner et du convertisseur Mac-Disk.
Pour ce dernier objet, je reste très étonnée qu’il ait fallu quatre mois entre mon appel au secours et la mise en service de ce petit logiciel. Ces quatre mois où j’ai été coincée entre ma loyauté à l’AFCCC et la négligence de celle-ci ont été techniquement et moralement très difficiles.
L’usage du scanner prend beaucoup de temps et je me rends compte qu’à l’évidence, la saisie des textes sur scanner est à faire faire par une secrétaire, et non par le rédacteur en chef lui-même. C’est un travail d’opérateur de saisie de texte.
J’attire donc votre attention sur le fait que ces deux objets techniques ne sauraient remplacer complètement l’assistance d’une secrétaire et que, privée de secrétaire, je ne peux être tenue pour responsable de la bonne exécution des tâches de secrétariat de Dialogue.
Ce qui veut dire concrètement que je ne peux notamment être tenue pour responsable des défaillances éventuelles qui pourraient se produire concernant la remise des textes sur disquettes à Erès, mais que c’est l’AFCCC qui en serait responsable. J’ai en effet été embauchée comme rédactrice en chef et non comme opérateur de saisie de textes ou secrétaire de fabrication (préparation des documents)
Je vous rappelle qu’après le départ de Michèle M je vous ai demandé de m’accorder 4 à 5 heures de secrétariat par semaine, que vous me l’avez refusé et que je n’ai pas admis votre réponse dans la mesure où elle consiste à me demander un surcroît de travail non payé ou à me déqualifier d’une partie de mes fonctions. Ensuite, dans un entretien, vous m’avez clairement dit qu’à votre sens, le respect de ma convention collective (et donc de ma définition de poste annexée à la CCNTJ) ne concernait pas l’AFCCC puisque celle-ci est une association et non une entreprise. Ce que je ne puis certainement pas accepter. Le problème reste donc entier et non résolu de ma privation de secrétariat et je vous réitère instamment ma demande d’un minimum vital de secrétariat que j’estime à quatre à cinq heures par semaine.
…