Le 9 novembre 98
Lu dans le Figaro-magazine chez maman un compte rendu de livres sur les grands-parents, l’un de Martine Segalen, l’autre de Claudine Attias-Donfut. Il y aurait deux périodes dans la vie des grands-mères. Une brillante et pimpante, à la cinquantaine, où elles se rendent utiles et aident, et voient leurs petits-enfants dans des échanges denses. Elles sont en position de donner. Et puis, ensuite, une période plus grise, autour de 70 ans, où elles ont beaucoup de mal à voir leurs petits-enfants qui sont devenus grands, qui n’ont plus besoin d’elles, où on les oublie, où elles ne sont plus un recours, où elles rongent leur frein.
Je pense à maman.
Elle a oublié l’anniversaire des 30 ans de Boris.
Et aussi de lui faire le cadeau rituel, le chèque.
Je lance : « Boris a eu ses 30 ans. »
Elle me dit : « J’ai dû l’oublier dans la liste, j’en oublie toujours un, lui, c’est quand ?
– Le 26 octobre.
– Et Stéphane, c’était quand ? (Je suis sa marraine)
– Le 28.
– Le 28 quoi ?
– Le 28 septembre.
– Et Charlotte ?
– Le 4 octobre, Charlotte… Au fait, tu as des nouvelles, de Charlotte ?
– Oui, je lui ai téléphoné, pour qu’elle le renvoie les clés du Pyla, qu’elle avait gardées… Je pensais qu’elle viendrait peut-être à la Toussaint… Je crois que son Grégory attend une réponse pour sa demande d’entrée dans les chemins de fer, fin décembre… J’ai quand même l’impression qu’il vit à ses crochets, qu’il lui aura fait perdre son temps… ces deux dernières années… »
Boris, dimanche, a oublié son pull sur le canapé du salon. Sans doute parce que je lui en ai offert un autre, qu’il a immédiatement enfilé – exactement le même que j’ai offert à Rémy pour Noël, un jacquard dans les beige noir et brun, un peu fauve.
*
Peur d’aller rue Madame au rendez-vous d’Annita.
« Pourquoi tu veux écrire ?
– Pourquoi ne pas se demander de l’aide sur ce qui nous importe dans la vie spirituelle, l’étincelle, l’éveil ? Comment rester en éveil et parler vrai ? »
… Hier, ce groupe. C’était intense. Même lieu. Intense. Et puis aussi des questions, des angoisses. Des soupçons.
Pas simple, de faire confiance !
Pour l’heure, je stagne au Luxembourg. Bien falloir que j’y aille.
*
… Pauvre maman, qui se dit toute percluse. Sa maigreur, ses épaules qui transpercent des emmanchures. Ses mains déformées, de vraies griffes de sorcière. Je l’entends jurer alors qu’elle se sert de salade : elle en a renversé. Maintenant, sur son pull caramel, ds taches d’huile. S’en est-elle aperçue ? Cela jure avec son côté encore si soigné, pomponné. Mais à présent, elle ne voit plus un tas de choses. La saleté, par exemple. Quand elle lave les tasses à café, il reste toujours des stries brunâtres. Elle ne les frotte pas, parce qu’elle ne les voit pas. Je ne dis rien, mais aussi souvent que je peux, je fourre les tasses dans le lave-vaisselle. Et aussi le couteau à beurre jamais lavé, d’une saleté écœurante.
Je suis triste qu’elle n’ait pas pensé aux trente ans de Boris, mais de mon côté, je n’ai fait aucune fête à ce sujet…(Y en a-t-il eu une chez Gilles ? Moi, ce 26 octobre, je prenais le train pour Ambax, avec Shérane et Joachim…)
Sans doute, le plus triste, c’est que ni Rémy ni Clara ni Boris ne prennent jamais spontanément leur téléphone pour dire bonjour à leur grand-mère… Clara vient à Paris sans passer la voir. Oublie de la remercier quand elle lui envoie un chèque d’anniversaire… En gros, quand la liaison ne passe pas par moi, il n’y a rien. Et, pour faire les liaisons, je ne suis pas très douée. Seuls Rémy et Olga, une ou deux fois par an, font un geste… l’invitent à déjeuner… et maintenant Noël qui approche à pas sourds. Qu’est-ce qu’on va faire à Noël ?
*
Dans cette famille, on ne se téléphone jamais pour bavarder, juste prendre des nouvelles. On ne se téléphone que pour s’inviter, proposer quelque chose de précis, faire une réunion de famille ou dire « je viens déjeuner lundi ». Donc, mes enfants ne téléphonent pas à ma mère, et elle non plus ne leur téléphone pas, on ignore le simple plaisir de parler.
*
Boris n’aime pas les bulots, Céline si.
Je demande :
« Mais enfin, cette histoire de bug de l’an 2000… qu’est-ce que ça peut bien faire de passer de 99 à 00… De toutes façon, en 1900, il n’y avait pas d’ordinateurs, alors ça n’a pas d’importance ! il n’y a pas de confusion possible !
– Le problème, c’est que 00 c’est avant 99… ce qui posera problème, ce sera toutes les relations entre ce 00 et les chiffres précédents… en 00, normalement l’ordinateur va raisonner en se disant : en 1900, je n’existe pas. Donc je ne fais rien, je ne fonctionne pas…
– On dit qu’au réveillon de l’an 2000, il ne faudra pas prendre l’avion ni le train, ni monter dans un ascenseur… même si les informaticiens s’occupent du problème, rien ne garantit qu’ils n’oublieront pas un tout petit truc… un petit truc qui fera que l’appareil ne répondra pas…
*
J’arrive 31 rue Madame, frappe à la baie vitrée du rez-de-chaussée, éclairée. Annita vient m’ouvrir. « Heureusement qu’il y avait Elena, car évidemment j’ai oublié de demander les clés à Baptiste ».
Pour l’heure, elle est penchée sur l’ordinateur de Confrontations, un macintosh dont j’ai déjà repéré qu’il était de 93.
« Comment est-ce qu’on voit la capacité de mémoire d’un ordinateur ?
– Il me semble qu’on va dans Fichier-lire le s propriétés.
– Pour Internet, moi, j’ai une capacité de 4,4 Mo, on m’a dit que c’était largement suffisant… Et celui-là, c’est quoi ?
– Bon, il faut fermer et quitter. Clique sur le disque dur. Non, pas deux fois, une seule. Ensuite fichier, lire les propriétés… 3,5 Mo.
– Ça veut dure quoi ?
– Je ne sais pas trop… quelque chose comme 3 millions 500 000 caractères ? C’est déjà pas mal.
– Donc, je vais m’acheter un modem, voilà tout, et mettre Internet sur mon vieux mac… je n’ai pas trop d’argent en ce moment, comme c’est juste pour faire du courrier électronique… Et puis, il paraît que le iMac n’est pas au point, qu’ils vont en sortir un nouveau dans six mois… »
Quelle heure est-il ? J’adore ces conversations à bâtons rompus, mais travailler, non ! encore travailler !… Il me semble que ce que nous cherchons ensemble, c’est comment travailler sans souffrir.
« Si on fait ça, qu’on puisse se faire l’alliée l’une de l’autre… Qu’est-ce qui m’empêche d’écrire ? Je démarre avec tout un paquet d’interdits. »
Le dernier rendez-vous, très bien !! sauf qu’on n’a rien écrit. On a beaucoup parlé. Aujourd’hui, je ne la laisse plus filer dans son enfance maudite comme aux deux premiers rendez-vous, vertigineux de revenez-y. Et son enfance, et le divorce de ses parents, et moi qui ne dis rien… Et puis la fois d’après, à nouveau elle décrit son enfance à Caen, redites, et moi qui lui pose des questions comme si je l’invitais à y retomber… La faire parler, surtout, la faire parler, pour cacher mon angoisse… Et l’effroi, de me dire que je m’efface, lâchement, complaisamment me dissous, m’enfonce dans le néant…
« Il faudra se dire tout ce qu’on ressent, sinon ça ne marchera pas. Après le rendez-vous à Montparnasse, lorsque tu es partie, je me suis sentie mal… très mal… après tout ce que j’avais dit…
Moi aussi je me suis sentie assez mal, lorsque tu m’as dit ça au téléphone… En fait, je me sentais complètement perdue. »
Nous rediscutons, l’angoisse diminue. Je lui demande :
« Mais qu’est-ce que c’est, pour toi, écrire ? »
Nous mettons à écrire toutes les deux, chacune de notre côté.
Après la séance, très « étude surveillée » :
« Alors ? Qu’est-ce que t’as fait ?
– Écrit sur la difficulté d’écrire.
– Moi, dans l’optique pas essayer de faire du génial, j’ai écrit un petit journal. »
Mercredi 18 novembre 98
Hier soir Montreuil, pour garder les enfants mercredi – depuis qu’Olga fait son stage, Rémy, bien entendu, ne travaille pas moins pour autant.
Lundi, j’appelle Olga pour lui demander si elle compte sur moi mercredi – mais en fait, je n’exprime pas les choses comme ça, je lui dis : « Est-ce que je peux toujours venir mercredi ? », bizarre formule si on y songe !! Elle me demande si mardi soir je viendrai tôt ou tard. « Impossible de partir du boulot avant 6 heures… je serai là vers 7 heures… C’est pour savoir, si tu es là vers 7 heures, du coup j’en profiterai pour travailler plus tard… Qu’est-ce que tu préfères ? – Non mais dis-moi, écoute, fais comme tu veux ! » Et moi qui m’enferre : « OK, je serai là vers 7 heures. » Et me voilà bien sûr qui pars du bureau vers 5 heures et demie. Et en même temps qui viens de lire dans un livre d’une certaine I. Filliozat l’interrogation-test suivante : « Est-ce que vous savez refuser quelque chose qui ne vous convient pas ? »
Je débarque à 6 heures et demie. Maison déserte. Sauf Doryan, au premier étage, affalé devant la télé. Et quand les enfants arrivent, avec la charmante qui les garde, Farida, Shérane qui n’est pas là. Vertige. Qu’est-ce que je fais ici ? Le coup est dur. Mais moi, est-il si difficile de dire que, si Shérane n’est pas là, je n’ai pas envie de venir et je perds tout plaisir ?
Ils sont rentrés tard, Rémy et Olga. On a un peu parlé. « Qu’est-ce que vous faites à Noël ? – On ne sait pas. » Transparaît cependant un projet de départ à la campagne. Mes angoisses d’abandon. Abandonnée pour Noël. Et ma mère… Toute seule pour le réveillon. Mon cœur se serre. Mais ma bonté n’est pas surhumaine. Si au moins il y avait une perspective de plaisir, de réveil, avec elle. Mais non. Dépression. Rien que la dépression.
Moi : « Mon ordinateur au bureau ne veut plus démarrer. Il n’accède plus au disque dur. »
Rémy : « Tu lui donnes des tapes. Une vingtaine de tapes, jusqu’à ce que ça s’enclenche. Et après, tu ne l’éteins plus. J’ai déjà eu ça. »
Moi : « Je me rappelle, à Bagneux, l’ordinateur était allumé jour et nuit. »
Conversation sur l’opération ou non des végétations de Joachim. Sa surdité – réelle ou feinte ?
La nuit, dans la salle de télé, je dors moins mal que la dernière fois. Et ce matin, je suis à pied d’œuvre pour le petit déjeuner avec eux.
Mais dès qu’ils ont claqué la porte me reprend ce sentiment d’abandon. Lourd sentiment de langueur à garder de jeunes enfants. Replongée dans mes sentiments de prisonnière d’autrefois. Prisonnière de mes enfants. Comme j’ai haï ce fil à la patte ! Ce blocage, cette paralysie. Sentiment qui m’était archi-connu – je l’appellerai de déréliction.
Le nez des petits garçons coule. Joachim ôte le pull chaud que je lui ai mis pour l’horrible veste de survêtement mince qu’il affectionne. Un des ses yeux pleure, moins ouvert que l’autre. Il est moins absent que d’habitude, moins bouclé dans son monde. A Ambax, je l’ai trouvé très angoissant, surtout au début. Je me demandais sans cesse s’il était normal ou non. Sa solitude, son repli… C’est Jeanne qui m’a rassurée : « Il a l’air d’une intelligence exceptionnelle… très réfléchi, très observateur… Il parle comme un adulte… »
Hier soir, Olga : « Ils sont vraiment très calmes… Comment était Rémy petit ? Quand je vois les enfants des autres, qui n’arrêtent pas de bouger, de sauter, de grimper, d’escalader… Et moi, les miens qui ne bougent pas, Shérane avec sa poupée, Joachim et Pacôme plantés là, qui regardent les autres… comme si quelque chose les empêchait de bouger… comme si, nous, on les brimait, on les empêchait de bouger…
Moi : « Rémy ? Il était tout à fait normal… je dirais même un enfant parfait… Il bougeait, il était actif, mais il n’était pas agité. Il y a des enfants agités, c’est odieux ! »
Olga : « Ils n’ont vraiment pas beaucoup de vitalité… sauf Doryan. Doryan, il n’était pas comme ça. »
Moi : « Ah bon ? Tu es sûre ? Je… »
(Je me rappelle à quel point je trouvais Doryan agité et instable à 7 ans.)
Rémy : « Shérane et Joachim, ils n’ont pas beaucoup de moyens…. Tout de suite fatigués… »
Moi : « Ils manquent peut-être de vitamines ? Vous ne mangez pas beaucoup de fruits, chez vous… »
Olga : « Mais si ! Joachim adore ça, les pommes, les mandarines… Pacôme ne mange presque rien, surtout des choses sucrées. Et Shérane, ni légumes ni fruits, de la viande… elle ne mange que du gras… Mais Joachim mange très bien, et pourtant, il est tout le temps fatigué… »
Moi : « Mais vous, vous êtes très speed…. Vous vivez à 100 à l’heure. »
Olga : « Je vois Barbara, avec ses enfants, sans voiture, elle les emmène partout dans Paris, faire des choses, ils marchent… Elle peut tout faire avec eux… Moi, les miens, ils ne veulent pas marcher, ils traînent, ils s’arrêtent, ils font des histoires, ils sont fatigués… »
Moi : « Écoute, moi, les promenades avec mes parents, je traînais la patte… Mais quand c’était quelque chose que je voulais faire, un endroit où moi je voulais aller, je peux te dire que je galopais ! Je n’étais plus molle du tout ! »