2002 BRIBES
10 novembre 2002.
Plongée dans Colette, l’édition du Fleuron, qui vient de chez mon père. Sous le charme.
« Le visage humain fut toujours mon grand paysage. »
Je couvre les feuillets bruns de papier recyclé que m’a offerts Clara d’ovales, d’yeux, nez, bouches. Deux par feuillets, ovales bleu outremer, fentes bleues, arêtes bleues, ourlets bleus, je les rehausse de noir et les éclaire de blanc. Visages ou trognes ?
Pour la Bastille, Olivier W me dit qu’il a peint 211 toiles représentant des visages stylisés, elles étaient exposées à l’extérieur. « Vingt toiles volées sur 200 », me dit-il. Je ris : « C’est le commencement de la gloire ! ». Il fronce les sourcils, bougonne.
12 novembre 2002. Le Kremlin-Bicêtre.
Heure du déjeuner. Je muse dans les entrailles du grand hangar de l’avenue de Fontainebleau nommé « caverne d’Ali-Baba » ou « caverne des particuliers ». Un moment que je ne me suis autorisé cette digression, coincée dans l’étau des routines et le climat brutalement dépressif qui suinte de l’AFCCC. Vitrines bourrées de bibelots improbables, rêveries sur le petit objet rare qui me ferait signe. Toiles poussiéreuses, gravures, livres à l’encan. Volumes blancs toilés provenant d’un club du livre des années 60 et déversés en tombereaux aussi bien ici que rue d’Alésia, où je les ai vus la semaine dernière : Jacques Chardonne, Jacques Perry, Maurice Genevoix… J’achète pour un euro Près de Colette, de Maurice Goudeket.
Dimanche 8 décembre 02
En toute vers la gare Saint-Lazare, expo de Noël des ateliers de Bérénice. Ç’aurait été mieux d’y aller pour le vernissage, mais je voulais boucler le dossier du concours photo CCF, cela m’a prise jusqu’au soir – ad nauseam.
Au dernier moment, lisant le règlement du concours, j’ai vu qu’il s’agissait de traiter « le réel ». Sans doute opposé à « imaginaire » ? Il a fallu que je rectifie mon texte de présentation pour rendre compte du fait que la peinture que j’ai photographiée fait bien partie du réel. Que c’est un réel ininterprété, peut-être même pas vu – ici, l’appareil-photo serait l’œil. Finalement, cette injonction du concours au « réel » m’a éclairée. Il y aurait, à cru, une production du corps (geste, rythme, main, absence de censure mentale) – et, au moment de voir ses productions, d’en parler dans le groupe, bref, de les lire, un hiatus. Ce que je ressens c’est que cet œil – le mien – fait trop partie du même corps que ce que qui a produit la chose pour avoir le moindre recul. Même dégoût que devant son propre caca – disons, déjection – et ce, avec un groupe bienveillant qui ne cesse de dire : « Oh, le beau caca ! ».
Bref, ce concours m’a fait sortir la question : qu’est-ce que le réel qui sort sous mon pinceau à l’atelier d’Olivier W ? Je le vois comme un réel brut sur lequel je ne sais que penser, que j’ai du mal à reconnaître, non comme « mien », mais comme « suffisamment transformé ».
11 décembre 2002
« Écrire, c’est écouter. Écouter une dictée intérieure », dit Henry Bauchau sur France-Culture (à propos de son livre Passage de la bonne graine, Journal 1997- ?, Actes Sud 2002).
Dans La Souffrance au travail, de Christophe Dejours : « l’absentéisation de la pensée et ses conséquences monstrueuses. Le déni de perception de ce qui fait mal entraîne le déni de la pensée. Le défaut de pensée s’associe sinon à la soumission, du moins au consentement. »
Julia Kristeva, Le Génie féminin, tome III, Colette (Fayard) : « Ces vocables rares ne seraient-ils pas en définitive des indices de l’irreprésentable ? Il y a de l’insensé dans la chair du monde. »
Colette, Les vrilles de la vigne : « Il chante pour chanter, il chante de si belles choses qu’il ne sait plus ce qu’elles veulent dire. »
Coup de fil de la syndiquée du SNJ-Région parisienne qui me demande de mes nouvelles. Je passerai mardi soir bavarder avec elle. Lui apporter mon accord RTT plus avenant au contrat de travail plus bulletin de salaire. Elle me suggère de demander à l’employeur d’insérer dans le règlement intérieur un avenant concernant le harcèlement moral, et de mettre sur le coup les autres employés.
Autre cadeau de Noël, l’article de David Allen sur « Mademoiselle Pas-Gâteau ».
2002-12-20 CARNET DE PEINTURE
J’ai voulu prendre
Des couleurs qui n’étaient pas les miennes
J’ai voulu voir
La trace de mes gestes
J’ai voulu imprimer quelque chose
J’ai voulu voir qui se tenait derrière
J’ai voulu voir qui j’étais par derrière
J’ai voulu voir qui j’étais vue de dos
J’ai voulu voir
j’ai voulu
J’ai voulu.
France-Culture, art contemporain. Un éclairage utile de François Dagognet : pourquoi aujourd’hui l’art met en scène les ordures, le fécal, le débris ? (A propos d’un livre de Jean Clair).
Non, ce n’est pas fécal, dit-il. Et c’est qu’on a changé d’époque. Aujourd’hui, ce n’est plus la représentation, mais la chose elle-même, qui fait art.
Exemple Boltanski, qui empile des vieux habits. Ou Béré et ses écrasés.
Une table noire garnie de fruits et légumes frais à la FIAC, vendue très cher : l’acheteur devra, si j’ai bien compris, renouveler fruits et légumes au fil du temps pour conserver l’œuvre d’art – dois-je dire acheteur ou acquéreur pour ces fruits et légumes ?
Plus de représentation de l’objet, donc, mais l’objet lui-même.
Or, selon Dagognet, tout objet est débris.
L’objet neuf est une illusion.
L’objet neuf, ça n’existe pas.
Tout est reste.
Plus de représentation, dit-il ? Mais la symbolisation reste : dans la mise en scène.
Tout est théâtre. Ici, c’est le temps qui est remis en question : la représentation est éphémère, c’est une « performance » – le vilain mot -, une installation – car on va la désinstaller. L’idée de pérennité, c’est-à-dire de transmission aux générations à venir, est devenue dérisoire. On ne croit plus en l’avenir. No future.
PRESS-BOOK :
Je réussis très mal à voir ce que je peins à l’atelier d’Olivier. C’est un flot de peinture qui coule comme un débris fécal, justement, dans le « lâcher-prise » qui est de règle en ce lieu, et je dois prendre distance avec la légère nausée qui accompagne ce jaillissement de matière acrylico-corporelle. « Accueillir ce qui vient », dit-il. « Après tout, ce ne sont que des feuilles de papier ! » Un tas d’ordures, oui ! Qui envahissent semaine après semaine mon appartement, trop petit.
Pour m’y retrouver un peu, je prends des photos numériques de mes productions, que j’imprime en format carte postale.
Sur l’écran lumineux du PC, les grands feuilles de papier Canson défilent réduites à l’état de vignettes. Dématérialisées (le « virtuel »). J’y aperçois alors quelque chose de mon propre mouvement pictural, que je n’avais pas su voir. J’identifie des formes, les admets un peu mieux. Entrevois leur logique. Peut-être sont-elles moins menaçantes que sur le moment ? Peut-être viennent-elles déjà moins de moi ?
Il y a aussi une question de taille. Je suis devenue énorme par rapport à ces timbres-poste. Me suis transformée en géante.
Dans cette disproportion, j’ai repris le pouvoir.
Est-ce à dire que sur l’original j’ai affaire à des choses plus grosses que moi ?
Ce qui me gênait dans l’original, était-ce la rivalité entre cette « chose » et ma conscience ?
Peinture rivale. Je peindrais quelque chose avec quoi je rivalise ? Quelqu’un ?
Dessous ces formes ou ces flux que ma main a lâchés se cacherait un modèle : la femme rivale. (La mère ?)
Se dissimulerait celle que Colette appelle Sido : la vraie mère, mais aussi la mère-monde ?
Difficile être au monde. Et importance du modèle en peinture. (Même si c’est un pichet.)
Matisse et ses modèles. Bonnard et son modèle.
Leur façon à la fois de les célébrer et de les effacer.
Marthe qui se confond aux rideaux ou au papier peint. Lydia du Nu rose, corps triomphant et visage vide.
Mère-monde et autoportrait ?
L’autoportrait, c’est tout ce qui vous reste du modèle quand le modèle a fui.
*
L’atelier d’Olivier, donc, et sa règle du lâcher-prise – peindre sans but, sans projet, sans passé, se livrer à l’instant présent etc. Dans ce lâcher de négations se cache un interdit très fort : interdit de faire ce qu’on voudrait faire ou ce qu’on sait faire ! Interdit de faire ce qu’on a dans la tête, interdit de suivre un projet ! Pas d’enseignement, mais un interdit d’autant plus imparable qu’Olivier lui-même semble ignorer de bonne foi qu’il manie l’interdit. Il se croit permissif. Et je m’irrite de ses discours sincères aux termes aussi filandreux qu’inexacts.
Tout en reconnaissant in petto que cet interdit à déjouer me stimule : j’ai besoin de lutter contre quelque chose, obéir m’assommerait.
En fait, si je relis les écrits dont Olivier truffe ses envois de calendriers de stages, je n’y trouve rien de vraiment choquant, si ce n’est une belle ignorance de ce qu’est l’enseignement (non, il ne s’agit pas de devenir « l’élève obéissant d’un professeur qui définit avec sévérité une exigence mesurable et un projet clair », ni de « ne plus peindre selon notre inspiration, mais en essayant difficilement de nous conformer à l’idée d’un autre »).
Et il écrit de jolies choses : « Peindre,c’est rencontrer l’espace. Etre là et dialoguer avec la couleur, comme on prend le thé ou on partage un repas avec des amis chers. Dans un climat de détente, sans avoir rien à obtenir ni à défendre. »
Le blabla d’Olivier a des allures de rengaine post-soixante-huitarde et nage dans l’à peu près, mais la façon dont il mène sa barque m’intrigue et m’impressionne. Il a une façon bien à lui d’avancer dans la vie, de mener à bout ses entreprises, de vivre de sa peinture en restant réfractaire aux circuits institués et au marché de l’art, je le trouve généreux et ouvert, extraordinairement sociable et légèrement anar, sa peinture me plaît…. bref, je fais crédit à sa personne et à sa dynamique. Si son discours est un peu relâché, qui m’oblige à en être dupe ?
Reste que cela me travaille. Je voudrais le mot juste. A le lire, ne croirait-on pas qu’il ne vomit « l’exigence mesurable et le projet clair » ? Mais ses propositions de stage, son calendrier, ses tarifs, c’est quoi ?? Toujours la même histoire : les gens cachent ce qu’ils font vraiment, ils brouillent les cartes et vous gavent d’à peu près. Ah, comme je m’ennuie, je m’ennuie ! S’il vous plaît, dites-moi le mot juste !
(Mon ennui incommensurable des péroraisons de Cléa : elle m’assommait, au sens propre du terme. Ce mal de tête !)
Ce que le discours d’Olivier nie, en déniant l’intérêt d’avoir un projet, c’est le temps et ses cheminements. Chaque séance, il faudrait recommencer à zéro, faire comme si on venait de naître ? Redevenir un bébé ? Se mettre entre parenthèses ? N’avoir aucun lien avec sa pratique d’hier ou celle d’avant-hier ? Et, finalement, avoir la la haine et le mépris de celle que l’on était hier et faire comme si Sœur Olivier Wahl était votre sage-femme absolue, votre mère définitive ?
Il y aurait alors comme un parfum de secte.
Reste que, avec Olivier, on n’est pas obligé de garder cent ans sa salive dans sa bouche.
Je crois d’ailleurs que s’il accepte tant d’élèves (un peu envahissants, presque tous devenant ses amis), c’est qu’il a soif des enseignements d’autrui, des nourritures d’autrui, et aussi des limitations d’autrui. Car il est menacé par la toute-puissance. Trop de facilités, trop de dons, et une réussite immédiate et imméritée en peinture (ni école ni apprentissage), qu’il tente de racheter en se tuant dans un travail monstrueusement quantitatif (211 toiles de 2 mètres sur 2 en deux mois), mais jamais conçu comme qualitatif (il expose tout ce qu’il fait, ne sélectionne rien, ne trie rien, tout ayant la même dignité à des yeux, même ce qu’il trouve à chier – il dit sa surprise que certains lui achètent des peintures que lui-même déteste). Un mélange étonnant de confiance en tout « ce qui vient », de méfiance en son propre jugement et de fuite en avant. Comme si son grand problème était de faire taire en lui un certain jugement personnel. Ce qui est certain, c’est qu’avec sa méthode, il s’épate souvent lui-même, un peu comme s’il avait affaire non à lui mais à quelqu’un d’autre. Quand il peint il s’exclame en voyant ce qui sort sous ses doigts : « C’est sympa ! Les couleurs sont belles ! », on dirait une mère qui s’extasie devant les productions de son tout-petit, et ça a quelque chose de touchant.
… Donc je disais : avec Olivier et ses certitudes, au début, on avale sa salive, mais avec le temps, des choses peuvent quand même s’énoncer.
Je n’ai pas tardé à lui dire : « Olivier,vous m’apportez beaucoup, mais vous n’êtes que la moitié de ma vie (sous-entendu : picturale)… Chez moi, je fais à mon idée, et ici, je fais à la vôtre. Pourquoi pas, après tout ? On juge l’arbre à ses fruits, et votre peinture est bonne. Ce qui est dommage, c’est que vos ne nous appreniez pas à résoudre un problème pictural sur lequel nous butons. Par exemple, comment retomber sur ses pieds quand on a saboté son premier jet ? Or, vous, à vous voir faire, il semble que vous sachiez faire ça. Mais tout ce que vous trouvez à nous dire, c’est : laissez tomber, prenez une autre feuille et faites autre chose. Au fond, le message, c’est : ne résolvez pas les problèmes picturaux, attendez que quelque chose arrive qui ne pose aucun problème. Mais moi, je voudrais savoir résoudre les problèmes picturaux. Si je viens à un atelier de peinture, ce n’est pas pour apprendre à vivre, mais pour résoudre des problèmes picturaux. »
Mais est-ce que pour Olivier il y a vraiment des problèmes picturaux ? Il n’y a que des « événements picturaux ».
*
Je me souviens de ma première séance chez lui. Le premier contact avait été plutôt rassurant (je me demandais où j’étais tombée), et je commençais à peindre, en rouge éclatant, le genre de petits personnages que j’ai l’habitude de faire et d’aligner en rang d’oignons tout en me demandant quelle histoire ils racontent – ces ribambelles, je les appelle Histoire sans paroles, ou Petit cirque, ou Sept personnages en quête d’auteur. Olivier a surgi derrière mon dos : « Non, non, ce n’est pas ça du tout. Il ne faut pas partir avec une idée en tête. Laissez-vous aller, faites n’importe quoi… » Ma voisine, une jeune Libanaise, laissait dégouliner sur sa feuille des vomis couleur d’aubergine qui me soulevaient le cœur et qu’il encourageait : « Oui, oui, c’est très bien, tu y es complètement… » Et alors, j’ai fait des carrés ! Des carrés, des carrés, des carrés !! Comme tout le monde à l’atelier, d’ailleurs : des carrés, des échantillons.
On en aura fait, des carrés !
Depuis septembre, à cet atelier, j’ai envie de prendre Céline pour modèle (une autre élève), de la croquer en douce. Mais comment faire ? Ce serait un peu enfreindre la règle. Or, comme dit le proverbe, « n’entre pas avec ta propre règle dans le monastère d’autrui ».
Et pourtant ! Céline et ses tabliers drapés. Céline et son corps de danseuse dodue, ses postures un peu animales, son visage rond et malléable… Un vrai modèle de peintre. Et elle le sait. Elle se dévêt de son ensemble de grosse laine blanche pour passer le tablier noir sans manches à drapé savant qui ressemble à une robe de bal, trémousse ses épaules bronzées et en frôle mon menton. Je ris : « Ah ! Aujourd’hui, on fait du nu ! » Elle frétille comme un gardon : « Pour accepter de poser, il faudrait que je perde des kilos ! » Moi : « Quelle idiote ! Surtout, ne perds pas un gramme ! »
Comment croquer Céline en douce ?
Ce n’est pas seulement la question de la règle à respecter. Je n’ai pas non plus envie de mettre Olivier en difficulté.
Il faut donc se limiter.
Mais, quand je vois les progrès qu’Olga a faits en trois mois dans son cours de dessin « classique », j’ai envie d’y aller. Elle-même m’y invite.
Les deux ateliers, ce n’est pas possible.
En novembre, je pensais lâcher Olivier, puisque je n’y apprenais « rien ».
Il s’y passe quand même des choses.
Un lundi, j’étais assez affligée de ce que j’avais fait, il m’a conseillé d’écrire sur ma peinture.
Malheureuse parole !
J’ai blagué : « Alors, comme ça, on passe du lâcher prise au lâcher-prose ? »
Allons ! Chez Olivier, je me sens quand même assez bien !
Peinture-pointure.
Aujourd’hui, il dit des conneries à Sylvette : il l’empêche de faire ce qu’elle a envie de faire, il l’engage à tout défaire, à « changer », il trouve qu’elle « s’enferme » dans la répétition. Et pourtant, ce que fait Sylvette est splendide. Elle est désarçonnée, perd pied, s’oblige à renoncer aux formes rondes demi-cerclées de noir qu’elle sait si bien remplir, jette au hasard des taches dispersées, s’efforce à de la désagrégation, de la déliaison, n’aime plus du tout ce qu’elle fait. Mais elle est très docile.
Je me demande si Olivier a un bon rapport avec les formes. Pour lui, ce qui compte, c’est la couleur, les rythmes, les taches, les aspersions, la gestuelle, les plans superposés. Dans ses tableaux, il n’y a ni fond ni forme. Et il ne sait pas dessiner, il est donc très défensif de ce côté là.
Sur le chemin du métro Philippe-Auguste, je remonte le moral de Sylvette.
Oh, cette idéologie du changement !
Je dis : « Il me semble que les grands peintres se moquent pas mal de changer. Au contraire, ils s’obstinent. Ils répètent, ils reprennent. Ils ‘enfoncent dans leur idée fixe, jusqu’à ce qu’elle devienne aux yeux de tous une évidence. »
Comble de malchance, le mari de Sylvette se moque de sa peinture et n’aime pas ce qu’elle produit. Ce sont de bons bourgeois de Croissy. J’ai l’impression que, pour Sylvette, cet atelier est un endroit très important.
Tout à l’heure, elle nous a raconté qu’elle s’était acheté un collier et que son mari l’avait trouvé « horrible ». « Qu’est-ce que c’est que cette horreur ! » Et pourquoi horrible, demandons-nous. « Parce que ce n’était pas lui qui l’avait choisi. »
On ne verra pas Sylvette en janvier. Elle se fait opérer de quelque chose.
Elle avait l’air préoccupé.
*
Retour à Dagognet.
Pour certains artistes, ou certaines, ce n’est pas l’objet qui est mis en jeu, c’est le corps.
Peintre tatoué des pieds à la tête à la FIAC ; y compris le crâne rasé. Comédienne anglaise exposée dans un lit suspendu en train de dormir, devenue elle-même œuvre d’art (ou objet ? ou débris ?). Est-ce une horreur de la sublimation ? Un retour à la magie du chamanisme ?
Sur la sublimation et ses dangers, voir Julia Kristeva dans sa biographie de Colette chez Fayard : « Le danger de la sublimation, c’est la désintrication des pulsions… Eros larguant Thanatos, Thanatos se trouve en liberté. La pulsion de mort n’est plus régulée par son tressage avec la pulsion de vie. La pulsion de mort de l’artiste s’abat alors sur son entourage. » Il ravage tout et détruit ses objets d’amour à plaisir – Picasso ou Cléa –… ou bien il se détruit lui-même :mélancolie, dépression.
« Morticole », dit Colette, drôlement.
Expo-Matisse-Picasso :
Picasso me paraît sec à côté de Matisse. Est-ce lié aux choix perfides du commissaire de l’exposition ? Veut-on faire baisser la cote de Picasso ? On ‘a pas choisi ses plus beaux tableaux.
Olivier : « Mais oui, Picasso, c’est très sec ! Et puis, c’était un sale bonhomme. »
Eh oui, la pulsion de mort !
Dans les tableaux de Matisse, le même rayonnement sourd que sur le visage du timide qui rosit sous le coup d’une émotion. Le sang afflue, son teint rosit, mais il reste silencieux.
Lui, il a fait quoi, de sa pulsion de mort ?
Fin décembre 2002 ou janvier 2003
Eh bien voilà, c’est fait. J’ai envoyé une carte de nouvel an à Cléa, avec photos pleines d’humour de ma trombine déformée sur ordinateur et vœu de la revoir. En fait, c’est un peu une bouteille à la mer. Simplement, je n’ai pas retenu le geste. Et un soir, sur le répondeur, un message d’elle : elle est contente, elle est d’accord pour qu’on se voie, qu’on fasse « des choses ensemble ».
Elle vient déjeuner. A la faveur du vin, nous évitons le règlement de compte, les accusations, le procès. Je m’entends même lâcher : « Je suis la reine des occasions perdues… Toutes les occasions que j’ai eues dans ma vie et que je n’ai pas saisies ! C’est à peine croyable ! »
Ce qui n’est pas une parole anodine (elle qui me reproche de jamais m’exprimer).
J’ai répondu aux vœux de Martine, lui envoyant à elle aussi une photo numérique traficotée sur fond de typo. Elle me téléphone aussitôt. Voix chaleureuse, exclamations, roulades. Une vraie voix de chanteuse.
Elle établit un rapport entre mon usage de la typographie dans cette carte et un petit livre d’Emmanuel Bing (le fils d’Elisabeth du même nom, des ateliers d’écriture), intitulé Bécassine et l’écriture automatique, dont elle me dit grand bien. Je ne comprends pas très bien tout ce à quoi fait allusion son feu roulant, mais je passerai chez elle lundi pour le café, entre le yoga à Chatou et l’atelier d’Olivier (elle habite à deux pas).
J’y rencontre Emmanuel Bing, qui me donne son petit livre.
Puis, je file comme Cendrillon passage Courtois à l’atelier. En fait, je n’y suis pas vraiment présente. J’aurais voulu rester chez Martine, discuter avec cet Emmanuel, prendre des photos en douce d’Alexandre (j’en ai pris deux pas mal, mais Martine, c’est plus difficile, elle prend la fuite, se récrie et bouge).
Au moment de la « lecture » de nos peintures, conversation intéressante avec Olivier. (Nous « lisons » nos productions en groupe après les avoir faites, un peu justement comme à l’atelier d’écriture). Comme d’habitude, je n’ai rien maîtrisé, et rien découvert pour autant. Je n’ai pu tenir aucun fil. Mais j’ai quand même produit, avec ce fol espoir, ou cette pensée magique, qu’à la longue, de guerre lasse, la grâce pourrait venir (et se poser comme un oiseau ??). Comme si, à force de me voir bâcher, gâcher, perdre pied, je comptais que quelqu’un viendrait miséricordieusement me saisir la main ?
Peine perdue. Tout est parti dans tous les sens, n’importe où, n’importe comment.
Quant à la miséricorde, peut-elle venir de quelqu’un d’autre que moi ?
Je dis : « J’ai l’impression que ça ripe, que ça chasse, que c’est une diagonale du fou, ou plus exactement du cavalier. J’ai le sentiment qu’il n’y a aucun terreau auquel s’accrocher, c’est comme si le sol se dérobait, s’effritait… Je ne suis pas comme Céline, qui, elle, semble avoir un rapport serein avec l’expression qu’elle exprime d’un robinet ouvert, qu’on ne peut pas fermer… Moi, un robinet qu’on ne peut pas fermer, ça m’angoisserait… Et déraper, je trouve ça franchement désagréable. »
Olivier m’avoue que lui aussi, il a souvent le sentiment que ça ripe, que ça dérape, que c’est déplaisant, insécurisant.
Ce partage de nos désarrois me touche.
En même temps, j’ai toujours le sentiment qu’il est content quand on perd pied.
Et puis, je n’aime pas beaucoup ses commentaires sur mes productions. Je les trouve vagues, répétitifs, passe-partout. Pas de remarques picturales précises, qui m’éclaireraient, me guideraient. Il parle d’« inspiration ». Je lui dis que l’inspiration, pour moi, c’est un mot qui ne veut pas dire grand chose. Que ce qu’il appelle inspiration, si je comprenais ce dont il s’agit, je l’appellerais sans doute autrement.
Il me répond en opposant inspiration et technique.
Je concède que le mot inspiration est si démodé qu’il a quelque chose de touchant.
Je parle d’obstination, d’entêtement.
(Mais en fait, le mot que je cherchais , c’était : grâce.
« Comment viens-tu, grâce de Dieu ? »)
2003 JOURNAL EN VRAC
Janvier 2003
Nous avons besoin, dans le monde du travail comme ailleurs, de relations qui nous honorent et qui nous grandissent.
Hier soir, réunion au bureau avec le « président » de l’AFCCC et le personnel au sujet des relations qui, justement, ne nous grandissent pas, avec le secrétaire général. Depuis deux ans, ce « manager » n’a de cesse de nous rapetisser, de nous déshumaniser.
Nous sommes des pions, n’avons rien à dire.
Les secrétaires parlent d’humiliation.
Moi, à force de raser les murs pour l’éviter, je suis devenue un mur.
Mon fantasme : écrire un roman, une nouvelle (une chronique ?) qui s’appellerait « journaliste en association ». Où je décrirais le plus cruellement possible, donc le plus exactement possible – avec un stylet – mon aventure de 23 ou 24 ans dans ces murs. Où je décrirais ce président hirsute, maigre quadragénaire au look à la fois adolescent, blême et méphistophélique : sourcils circonflexes, joues grisâtres, petites lunettes cerclées, chuintement sur la langue, yeux écarquillés. Escogriffe ahuri, à côté de lui-même. Tout sauf aimable et naturel. Droit comme un I, même un peu renversé en arrière, comme déjà offusqué, ou sur la défensive, lorsqu’il entre dans mon bureau (le plus rarement possible, et surtout pas pour échanger, mais faire acte de politesse). Parangon de toutes les vertus ? Je me demande en écrivant ces mots comment il se voit lui-même.
Prendre des notes, prendre des notes.
Si peu de romans sur le monde du travail.
Je décrirais aussi mon directeur de publication, le cher J.L. (avec ses si courtoises et affectueuses injonctions paradoxales).
Et le trésorier de l’association, le surprenant D.V. (Avec ses deux morales, l’une comme père de famille, l’autre comme employeur).
Le président, le trésorier, le directeur de publication. Ou comment d’excellentes gens peuvent devenir en toute bonne conscience de cyniques requins sous le couvert du « je ne veux pas le savoir ».
Sur ce fond de tableau, le secrétaire général n’est guère qu’un accident.
Le symptôme d’une politique générale de dénégation et de disqualification de ses salariés par l’association.
*
Besoin frénétique de lectures, de conversations exigeantes, de dialogue potentiel avec de grands esprits, des pensées de haut vol. Besoin de respirer. Besoin d’oxygène des hauteurs. (Comme Jérôme et son ULM).
Besoin de respirer, besoin de penser.
Besoin de penser, de m’oxygéner les neurones.
Au bureau, à l’AFCCC, ai-je le droit de penser ?
La question se pose sérieusement.
Le 23 janvier.
Dans le métro, un sosie de Sarkozy avec un piercing au sourcil. Que ne l’ai-je photographié ! Mais j’ai eu un sosie de Kouchner… Depuis que je prends des photos de gens qui lisent dans les transports en commun, je trouve mes contemporains plus beaux.
Le verbe « photogracier » me vient.
Le 25 janvier 2003. Dîner chez Baptiste et Annita.
Annita s’est spécialisée dans les problèmes de harcèlement moral, et me demande si, vu l’ambiance de travail, j’aimerais être licenciée. Je m’exclame que oui. Me conseille d’écrire au président ceci (noté dans mon agenda) : « J’attends de vous un licenciement économique parce que la situation est insupportable. Il est révélateur que M. Vicard ne soit justement pas venu le jour où vous faisiez cette réunion pour essayer de régler les conflits entre le personnel et lui. Comme par hasard, le jour le plus important, il s’est dérobé. Ce qui est insupportable, c’est ce climat où il n’y a pas d’intersubjectivité possible. Il n’y a plus personne qui puisse se faire reconnaître comme sujet avec cet homme qui est incapable de supporter un sujet autour de lui. Je ne suis pas candidate à me laisser détruire par lui. Et ce n’est pas vous qui le supportez toute la journée. »
Mais est-ce à moi de lâcher mon boulot ? J’y ai des étayages, des intérêts, des plaisirs, et ce n’est pas à moi de partir, mais à lui.
Déjà Marie-Antoinette qui s’en va ! Elle a l’air radieuse de son licenciement économique, mais moi ? Finalement, c’est le pervers qui gagne. Il évince qui le dérange. Son rêve.
… Ce je voudrais, c’est que l’AFCCC consulte Annita et le centre ESTA.
L’écrire au président, puisqu’il nous a demandé à la fin de la réunion : « Qu’est-ce que vous attendez de nous ? »
Comme pour se dédouaner, comme pour ne pas entendre la souffrance.
Vite, vite, une solution !
C’est bien bizarrement mélanger une séance de recueil des plaintes, des malaises, et une autre de réflexion sur les issues possibles. On ne peut faire les deux à la fois.
En outre, c’est ne pas entendre que, si nous sommes dans un tel marasme, c’est que précisément on nous impose une situation sans issue (« Il n’est pas possible de licencier M. Vicelard »).
Mais avec ça, le président se dit psychanalyste !
Le président : « Je veux que vous me rapportiez des faits, pas des généralités ».
Annita, elle, pense que c’est l’inverse qui s’impose. En tant que psychanalyste, il est bien placé pour comprendre que le fait d’être privé de sa position de sujet dans ses conditions de travail est mille plus grave et destructeur que telle ou telle tracasserie de détail.
Le soir, Baptiste m’annonce qu’on a diagnostiqué chez lui une amorce de cancer. Il en parle calmement, Annita moins. Je ne réalise pas bien.
Dans cette conversation hyper-civilisée, nous nous efforçons tous trois de minimiser les choses. Dédramatiser, comme on dit. L’équipe médicale d’Ambroise Paré est tellement merveilleuse. Le médecin tellement fiable, l’équipe soignante tellement charmante. Et puis, Baptiste est âgé. Les cancers n’évoluent plus à cet âge.
*
25 janvier 03
Des milliers de petites choses, est-ce que ça en fait une grande ?
26 janvier.
Cléa est venue déjeuner.
A mon initiative. A l’occasion des vœux de nouvel an.
Ces retrouvailles, est-ce une bonne chose ?
L’idée, c’est de « faire des choses ensemble ».
Le déjeuner ne se passe pas trop mal. Je fais des photos d’elle. Qui est-elle ?
Dans un de ces portraits, je remarque l’œil gauche, écarquillé d’angoisse et de haine. L’œil gauche plus doux, presque bienveillant. Velouté.
Discussion âpre sur « ce qu’on va faire ensemble ».
Elle a son idée. Revenir sur les occasions manquées du passé, reconstituer un tandem jamais exploité, « moi le peintre et toi l’écrivain ».
Avec elle, c’est toujours son idée ou rien.
C’est elle qui dicte la règle. Ensuite, à toi de trouver les formes, les modalités.
Comme ça, elle pourra dire que c’est toi qui as décidé.
Elle me montre des croquis qu’elle fait dans le métro. Cela m’intéresse, me touche.
« Moi, je fais des photos dans le métro. »
Je lui en envoie deux par la poste (pas les mieux), avec un petit mot qui dit en substance : quelle coïncidence ! tu fais des croquis dans le métro, moi aussi, pas au crayon-pinceau (tiens, elle ne me l’a pas montré, son crayon-pinceau), mais sur appareil photo numérique.
Ce « moi aussi » n’a pas l’heur de lui plaire.
Au téléphone, sa violence habituelle : « Ça ne m’intéresse pas, tes photos ! rien à foutre ! »
Vais-je reprendre ma docilité ? Mon silence ?
Je suis si lente à la détente que je n’identifie pas la violence sur le coup. Je la reçois, c’est tout.
Rendez-vous samedi 15 février au Louvre aux infos sous la pyramide avec un carnet pour écrire.
Photos :
Un visage osseux
Un regard de cendre
Une dragée haute :
Ma meilleure amie !
01/02/03
Un, deux trois … En route vers la gare St-Lazare : déjeuner cousins germains. Mon cousin Philippe a téléphoné ce matin : manifs sur les retraites, perturbations dans le RER, prendre Saint-Lazare.
Avant-hier, signé pour acheter sur plans un duplex à Montreuil (centre ville, derrière la mairie).
Depuis lors : angoisse.
Je n’en ai parlé à personne.
Réussirai-je à sortir mon fric des griffes des banquiers ?
Période bizarre, mousseuse, effervescente. Me fait penser à cette phrase de P. Coelho écrite en exergue de la carte de vœux de Paul Cash : « Quand tu désires vraiment quelque chose, tout l’univers conspire à te le faire atteindre. » Magique ! Est-ce que j’y crois ? Et est-ce que j’ai un jour vraiment désiré quelque chose ??
Je cogite. « Quand tu te mets en position de vis-à-vis du monde, que tu le considères comme un partenaire, un possible, il t’arrive ? »
Bizarre le sentiment de réalité de ma propre vie que me donne le simple fait de photographier au vol des lecteur de livres dans les transports publics. Rien à voir avec mon assoupissement habituel.
Cahots dans le 21. J’écris.
Peur qu’on ne lise par-dessus mon épaule.
Luxembourg. Expo de photos géantes accrochées aux grilles. Vibration du moteur sous mes fesses.
Grand cahier format A4, rescapé des études de Boris. Avec encore des graffiti d’équations à caractère économique. Et, en dernière page, un dessin géométrique qui m’épate (à reproduire en photo).
Si structuré.
Boul’Mich. Intermittences. Cycliste qui nous dépasse. Puis bus qui dépasse le cycliste.
Je cache mon texte avec mes manches.
Cité. Palais de justice. Dos d’âne.
Bus de plus en plus plein. Dans l’œil droit, sensation de couture qui tire.
Cléa et ses dessins dans le métro.
Cléa venue en métro.
Cléa dans le « mais, trop ! »
Légèrement volubile, légèrement maniaque, légèrement « trop ».
Rue de Rivoli : le squat d’artistes.
Lundi, à l’atelier d’Olivier, sur ma sensation de riper, que le sol lâche, quand j’essaie de peindre dans le lâcher-prise. Diagonale du fou et sensation désagréable qui s’ensuit d’être expulsé de soi (contrairement à Céline G qui semble, elle, « lâcher » dans son droit fil, tout net, comme on tire sur un tissu après le premier coup de ciseaux pour ça vienne bien droit).
Avenue de l’Opéra, une affiche : « Petites coupures ». Me rappelle quelque chose ; poémicule de moi taillé dans un autre plus grand, j’ai coupé toutes les fins de phrase – ou les débuts de lignes. Où est-il ? Dans l’Amstrad ? Je l’avais envoyé à Cléa, l’a-t-elle encore ?
Écrire. Écrire pour tromper mon angoisse.
Vivre à Montreuil.
Peur que mes enfants ne me soutiennent pas. Me prennent pour une vieille folle.
En parler à mes petits-enfants.
Peur d’Olga comme j’ai eu peur de ma mère ?
Olga chantier de transformation de mes relations avec ma mère ?
Opéra : grand plastique transparent qui frissonne au vent au cinquième étage d’une façade Haussmann.
Trois flocons de neige.
Autobus Open Tour, jaune Turner.
Mère à poussette qui descend par la porte avant. Prend son temps. Dit merci.
Écrire.
Écrire pour tromper mon angoisse.
………………………………………………………………………………………
Et l’angoisse de l’annonce du cancer de Baptiste ?
Le 15 février 03
Assise au Louvre à côté de Cléa. Sous-sol, département des Arts premiers. « De bon augure », dit-elle. Chacune son petit carnet sur les genoux : l’une pour dessiner, l’autre pour écrire.
Contente d’être au Louvre, malgré le beau soleil de février qui fait plein de signaux dehors.
« C’est quoi, ton pinceau à réservoir ?
– C’est un Pentel, qui coûte la peau des fesses… Tu sais, je ne suis pas d’accord avec ce que tu as écrit, que tu prends en photo les gens en douce, comme une voleuse. Je voudrais qu’on en parle.
– Oh là là !
– Moi, je suis venue par le train. J’ai commencé à dessiner un homme que je trouvais très beau. Soudain, il s’en est aperçu, et tout a changé dans son visage. Il est devenu laid. J’étais ennuyée, à la sortie je suis allée le trouver, je lui ai dit : Je voulais vous dire, vous avez eu l’air gêné que je vous dessine, mais je voulais vous dessiner parce que je vous trouvais très beau, alors il a souri, il était radieux, transfiguré.
– Moi, ce matin, sur la place de la Pyramide, j’ai demandé la permission aux gens de les photographier, c’étaient des étrangers, des Asiatiques. Dès qu’ils se sont mis à poser, ils ont eu l’air banal. Mais sinon la plupart du temps, depuis que je les photographie, je trouve les gens beaux. Toute promenade est un événement. »
Coup d’œil en biais sur ce qu’elle dessine, ça a l’air bien. Grands traits verticaux, nets. C’est avec ça d’elle que je voudrais être en rapport.
– « Je peux te poser une question ?
– Oui, bien sûr.
– L’autre jour, à la maison, j’ai pris des photos de toi, il y en a plusieurs où tu feuillettes un livre. Je me suis demandé ce que c’était ce livre. La photo n’est pas assez nette pour qu’on voie bien la couverture. C’était ton carnet de croquis ?
– Oui, sans doute.
Elle le sort de son sac.
– Non, c’était plus grand…. Elles sont bien, les photos que j’ai pris de toi. Je le les montrerai.
– Tu ne les as pas ici, sur ton appareil ?
– Non. (Je mens, je les ai.)
Je croque le gardien de la salle inca ; il a les bras croisés et tourne en rond autour des trois statues-totem comme un moine forcené.
« C’est sombre, ici. C’est triste. Changeons de crémerie. »
Nous voici dans le hall, table ébréchée du café de la mezzanine. Cléa va chercher des cafés. Elle a embarqué son carnet avec elle. Pour que je ne le regarde pas ?
Au Louvre avec Cléa le 15 février 2003
Fragilité
d’une après-midi installée sur un bord improbable
La tasse de café est cassable
Dans le soleil de février.
Un visage au soleil
Un regard dans les ténèbres
Fracture du traumatisme
Qui la recollera ?
La bonne foi la sincérité
L’aveuglement la surdité
« On ne voit rien », dit-elle
« avec les yeux ». Et moi :
« Mais le pire, c’est la surdité. »
Telles sont bien nos infirmités.
Perdue tu es perdue
Perdue je t’ai perdue et je ne veux
Pas retrouver ce que j’ai perdu.
Tu dis : rien n’a bougé,
Notre histoire s’est interrompue
Là où nous nous sommes quittées
Et c’est là qu’il faut repriser.
C’est vrai, j’admets. Pourtant
Pour moi le temps a remarché
Et si j’étais restée
Celle qui t’a lâchée
Je te lâcherais pour l’éternité.
Tant de soleil dans ce café.
Interdit de photographier.
Petits événements minuscules
S’accumulent
petits événements minuscules
S’entassent
S’enfilent
Se bousculent.
Plus jamais je n’accepterai de liens
Qui ne me fassent pas grandir
spirituellement.
4 avril 2003
Cher Baptiste,
merci de ta lettre et de sa vision contemplative : la vue de la verdure qu’on voit de l’hôpital. Il me semble que tu fais souvent ça, te rebrancher sur des vies silencieuses. Moi aussi. Je me suis installée dans la cour pour t’écrire. Je respire le parfum assez fort d’une giroflée qui pousse entre les pavés. Il ne fait pas très chaud (déjà 18 h 30), mais calme royal. Les habitants du bâtiment sur cour et leurs trois enfants sont peut-être partis en vacances. Je pense à toi et à tes complications de phlébite, à la grève des transports d’hier. Est-ce que tu as réussi à te rendre à l’hôpital sans encombres ?
Je suis à Montreuil depuis mercredi soir, à cause de la grève. Olga est partie pour Israël marier son frère. Le soir, avec Shérane, on a joué au « squiggle » (le jeu de Winnicott : le premier fait un gribouillis aléatoire, le second, ensuite, doit le compléter pour faire apparaître une figure). Pacôme, le petit, jouait au squiggle avec lui-même ! Joachim s’adonnait sans contrôle à la télévision, située dans le grenier (pas génial comme endroit, pour contrôler ce qu’ils regardent, il faut s’envoyer trois étages !)
Bien aimé ce que tu m’écris de mon texte pour le groupe Sens, même si je ne suis pas sûre de tout comprendre. Avec Cléa, cela s’est mal terminé. Après que je lui ai envoyé ce texte (un peu raccourci), elle me téléphone. Me demande des explications, j’ai plutôt l’impression qu’elle me demande des comptes. Elle m’accuse d’être quelqu’un qui veut « prendre », qui veut « qu’on lui donne », et qui ne donne pas. Une sorte de procès, elle m’accuse aussi d’avoir « triché » quand nous avons passé l’après-midi ensemble au Louvre : j’ai pris « des photos », alors que « ce n’était pas ça la règle »… J’avais osé prendre deux photos d’une statue africaine alors qu’elle venait de me déclarer que « mes photos ne l’intéressaient pas ». Et au café, interdit de la photographier, quand j’en ai fait mine, son regard est devenu noirâtre et fulminant, définitif. Que je me le tienne pour dit. Tout cela consternant pour moi. L’élan qui m’a conduite à la recontacter était l’envie de partager avec elle mon plaisir et ma jubilation à trafiquer des photos sur ordinateur, à les retravailler et métamorphoser. Plaisir neuf. Je lui avais proposé de photographier ses tableaux pour en faire un press-book. Mais elle n’a pas voulu, m’a dit qu’en ce moment elle ne peignait pas, ou des choses qu’elle ne voulait pas montrer.
Après ce coup de fil avalé comme une potion amère, elle me demande quand même de prendre date, je lui propose un rendez-vous sur le Pont des Arts le samedi suivant 14 heures.
Le samedi 14 heures, personne. Ni à 14h 30… Ensuite, chez moi, aucun coup de téléphone, aucun message. Je lui envoie un mot bref. Que s’est-il passé ? Pas son genre de poser des lapins.
Le surlendemain, tout sucre et tout miel, elle me dit au téléphone qu’elle a « oublié » la date du rendez-vous (qu’elle m’a oubliée !), et, à nouveau, me demande de prendre date illico. A moi de proposer un jour. J’hésite, quelque chose me semble bizarre. Pourquoi ne me propose-t-elle pas elle-même une date ? Pour me mettre en position de demandeuse ? J’ai la chique coupée de son ton suave et dégagé. Alors, comme ça, tu m’as oubliée ? Tu as oublié notre rendez-vous ? Comment le croire ! Moi, je ne l’avais pas oublié ! J’y pensais à l’avance ! J’y ai couru, au Pont des Arts !
Je lui dis qu’il faut que je reprenne mon souffle. « Rappelle-moi dans un ou deux jours. »
J’entends soudain sa voix sucre et miel dérailler, devenir rauque et gutturale comme le son d’un microsillon quand le tourne-disque cesse de tourner à la bonne vitesse. Je comprends qu’elle ne me rappellera pas.
J’aime beaucoup l’image que tu prends des deux rives. Elle tenait l’autre rive, mais elle n’a pas voulu le pont.
Voilà. C’est triste, un pont sans rendez-vous au milieu. Mais sans doute, en désirant la revoir, ai-je voulu tenter le diable.
Quai du Louvre.
C’était ce vendredi. Quand tu es arrivée
La Seine avait monté
Des vaguelettes léchaient le bord du quai.
Entre les deux, plus de dénivelé.
Et tu t’es dit : c’est là.
Cet endroit est pour toi. Reviens-y.
Il ne fait qu’apparaître
Pour ensuite s’évanouir
Avec un rire de mouette
C’est exactement toi
Là où tu en es arrivée.
C’était peut-être le gué entre la vie et la mort
mais tu n’as pas eu peur.
C’était un petit lieu calme, inespéré.
Petits événements minuscules
S’accumulent.
La nuit tombe. Le musée ferme.
Tu vas reprendre le 21.
Mais il s’arrête au Châtelet
Because la manifestation
Contre la guerre à l’Irak;
Bonheur de remonter à pied
Chez toi dans le froid sec.
Bonheur de marcher.
Mardi 27 mai 03
Comme le dit Mohammed Dib sur France Culture, les choses que l’on n’écrit pas demeurent fantomatiques.
Grève des enseignants. Je garde les enfants à Montreuil. Dans leur école, cela fait trois semaines.
Shérane pas là. Chez une amie. Qui ? Les garçons ne savent pas.
Coup de fil pour elle de sa copine chérie Déborah, puis de la mère de la susdite. Impossible de lui dire si Shérane sera là cet après-midi. Il semblait convenu entre les deux mères que la jeune Déborah viendrait jouer avec elle.
« De toutes façons moi je suis là… elle peut venir.
– Je vais trouver une autre solution », dit la mère.
Cherché en vain le carnet de téléphone d’Olga.
A une heure, j’appuie sur la sonnette de la cuisine, stridente, pour annoncer le déjeuner. Personne dans les hauteurs. Je m’époumonne dans le jardin. « Joachim ! Pacôme ! »
Ma voix semble laide, éraillée.
Ils ont filé chez les voisins. Je peste. « Vous auriez pu me prévenir ! »
L’après-midi, je fais des croquis d’eux et des petits voisins, Fabrizio et son frère.
1er octobre 2003
Hier, tandis qu’en riant je discute devant la cuisine (Catherine la comptable m’a demandé : c’était bien, le colloque ? et je lui livre mes impressions d’enthousiasme et d’endormissement successifs), quelqu’un grimpe dans mon bureau par la fenêtre entrouverte et vole mon sac à main.
Pas de trace. Juste la fenêtre ouverte aux trois quarts, et un tout petit vacillement dans ma tête en l’apercevant – tiens ! Bizarre… je ne me souvenais pas que je l’avais ouverte…
Mais on fait tant de choses par automatisme…
Drôle d’impression quand j’ai cherché mon sac. Avec Catherine et Liliane, on regarde partout. Je sais bien où je le mets mon sac… Toujours au même endroit. Sur la chaise.
Elles me disent : l’autre jour, les stagiaires, on leur a volé trois sacs… en trois minutes, pas plus…
Soudain, l’évidence. La trappe. Plus rien ! Ni papiers, ni carte bleue, ni argent ni chéquier ni agenda, sans compter l’appareil photo jetable de photos de l’île d’Yeu que j’allais faire développer à la Fnac, le carnet avec les noms d’élèves de yoga (ça aussi, ça m’angoisse, lundi, cette rentrée… Au fait, il paraît qu’aujourd’hui, c’est la rentrée scolaire des petits Irakiens.) … Et des croquis de plage faits à la Gournaise en juillet, au bic.
Mon sac, c’est mon double social. Sorte d’utérus civilisé. Quelque chose qui m’assure que je ne suis pas qu’un corps.
Et, plouf, plus rien. Plus rien de social en moi. Nue. Plus de papiers d’identité, donc d’être social, plus d’argent, donc d’avoir social. Plus de carte de presse, plus d’agenda, plus de photos, plus de souvenirs, plus de traces, plus de petits cailloux blancs. Mangés par les voleurs (des oiseaux ? des monte-en-l’air ?… j’associe à cet arbre qui s’appelle “ monte-au-ciel ” ou ailante, mot que je ne retiens pas. Arbre qui pousse dans les ruines, et même sur les toits).
Impossible de me trouver moi-même tellement je suis mal. Où suis-je passée ? Volatilisée ! je ne suis que méandres, trappes, décentrement.
Trappe surtout.
*
Toujours la bonne petite résolution qui me trotte dans la tête : nulla dies sine linea, pas un jour sans une ligne. Et tant pis pour le style. A la va comme je te pousse : mal, maladroit, moche, mais têtu. Voir où cela mène (renoncer plutôt à l’idée que cela mène quelque part !).
Échauffement. Curiosité.
Toujours ma peur du téléphone. Ces coups de fil à donner.
Toujours, toujours, toujours…
4 octobre 2003
« Elle est toute petite. Une duègne la garde… »
Dans le métro j’apprends par cœur une dizaine de vers de la Rose de l’infante.
Une pensée passe. M’échappe. Un de ces papillons qui surviennent dans la marche, le déplacement, la vacance, pffuit. Un de ces elfes qui me susurrent des choses qui me concernent parfois, ou alors me soufflent un rôle. Comme au théâtre ou au cinéma permanent.
Assise au Palais de Tokyo j’écoute François de Singly, présenté comme « l’éminent spécialiste du couple et de la famille ».
Il attaque avec entrain. « Nous sommes tous toujours en construction… », je prends des notes avec non moins d’entrain. Je crois l’entendre parler de moi ! « Avoir du mal à se constituer une identité personnelle, c’est avoir du mal à commenter son existence. » Et aussi : « « Besoin de reconnaissance des individus comme des êtres complets et complexes… Dans le mariage, aujourd’hui, certains ont peur d’être enfermés dans une identité fixe. On se quitte en disant : Je ne crois pas que je puisse être moi-même avec toi… Je crois que tu ne me connaissais pas très bien… Le mot clé, le terme décisif, c’est la reconnaissance. »
Topo brillant. En faire un compte-rendu pour la revue.
A la maison, épluchage de l’Officiel des spectacles.
Ma boîte aux lettres remarche (la clé était chez Patricia Ch).
Bonne surprise : le duplicata de ma carte de presse volée y est. Ils ont fait vite.
Le soir, pas d’énergie pour rédiger le compte-rendu de la conférence de Singly, qui pourtant m’a donné des repères dans ma propre existence. Reprenant l’idée d’identité narrative de Ricoeur. Eh oui, faut être son propre scribe aujourd’hui pour exister. Ce n’est pas ce qu’on fait ce qui compte, mais les commentaires qu’on en fait.
Sur ma petite vie blême, hélas ! si peu à raconter.
5 octobre 2003
Nouveauté : cinoche seule. Les Invasion barbares 13 h 30 à Beaubourg. Ensuite, Robert et Sonia Delaunay au centre Pompidou, puis errance. Chocolat chaud place de la Sorbonne.
Maintenant, le cul assis rue Champollion au Médicis 2 pour voir le Déclin de l’Empire américain. 18 heures.
Demain, premier cours de yoga. Appréhension.
8 octobre 2003
La souffrance, c’est l’écriture. La balafre.
La sérénité (relative), c’est la peinture. La couleur.
Il y a la douleur, il y a la couleur.
Olivier me propose d’exposer en décembre rue des Tournelles.
Octobre 2003
Désordre dans le salon : je prépare l’expo.
Ma voisine coréenne sonne : elle a perdu sa clé, voudrait téléphoner. Je la fais entrer et m’excuse du désordre qui règne (sans compter l’aspirateur pas passé).
Expo décembre 2003 rue des Tournelles
1. Femme à sa fenêtre 150 €
2. Sans titre 150 €
3. La Terre est ronde 106 €
4. Histoire sans paroles 152 €
5. Marino engoncée
dans la peinture abstraite 106€
7. L’adolescente 152 €
8. Femme potiche 90 €
9. Femme potiche 90 €
10. Femme potiche 90 €
10 bis. Farandole 120 €
11. Histoire sans paroles 90 €
11 bis. Lettrines 90 €
12. Histoire sans paroles 90 €
13. Histoire sans paroles 90 €
14. Un crime parfait
(coups de couteau) 100 €
15. Deux formes, fond blanc 120 €
16. Sans titre, fond noir 120 €
17. Les sorcières 152 €
18. Sans titre, fond bleu 152 €
19. Vénus potiche 200 €
20. Courir Discourir Laisser courir 120 €
21. Panathénées 90 €
22. Puzzle 120 €
23. Raconte-moi une histoire 120 €
24. Sans titre 120 €
25. Sans titre 120 €
26. Il était une fois 120 €
27. Sans titre 120 €
28. Gardiennes du temple 100 €
29. Coup de vent 100 €
30. Personnages en quête d’auteur 120 €
31 Personnages en quête d’auteur 120 €
Vitrine :
Maison tranquille 220 €
Cartons à dessin :
Petits formats : 90 €
Format raisin premier carton : 100 €
Format raisin deuxième carton : 152 €