25 avril 2000.
Mon anniversaire. Soixante ans.
Rémy et Olga ont organisé chez eux ma fête d’anniversaire.
Catherine m’offre une nappe, Cléa deux bougeoirs de céramique, les enfants un frigidaire jaune, et, en prime, Rémy – il n’a pas pu s’en empêcher, sans doute les puces de Vanves -, un énorme masque africain (1 mètre 20 de haut, masque Fang, blafard, longiligne, où vais-je le fourrer chez moi ??).
Temps splendide. Buffet dans le jardin.
Cléa n’est jamais venue ici. Rémy et Olga lui font visiter la maison.
Le soir ils me disent : « Elle n’est pas complètement barge, Cléa ?
– Ah bon, qu’est-ce qu’elle vous a sorti ?
– Quand on lui a fait visiter la maison, tout ce qu’elle nous a dit était délirant…
– Par exemple ? Quoi au juste ?
– Propos grandiloquents…. Morale à tous les étages… Injonctions, conseils, prescriptions… On ne lui demandait rien, et elle veut nous apprendre à vivre ! Les gens qui vous font la morale, crois-moi, c’est qu’ils vont vraiment mal !! »
Rémy insiste :
« Elle est barge, Cléa, ça crève les yeux !! »
Olga fait chorus : « Moi je ne la connaissais pas, mais aucun doute, elle est bizarre ! »
Coup de tonnerre dans ma petite tête.
Bon sang mais c’est bien sûr ! Cléa est barge !
Comment ne l’avais-je pas vu ?
Cléa, extrait de son coup de fil de juin 2000
(avant l’expo Picasso à Beaubourg)
“… Nostalgie que ça existe encore…
Ce que je veux, c’est quelque chose qui me transporte dans ma vie. Par exemple, tu es amie avec moi parce que tu dis “moi je te vois peintre”, tu me mets en demeure de me dépasser à cet endroit-là.
… J’ai envie d’accéder à ce côté enchanté.
Toi, tu ne veux pas avoir accès à tes désirs, à cet endroit.
Et moi, ce que je vois de toi, c’est que tu baisses les bras. C’est ce qu’on a désiré pour notre vie… ah non, tu ne vas pas lâcher, tu vas le réveiller le truc.
“Marie-Noëlle, elle me fait aucun cadeau, c’est pas facile de se mettre à poil dans ton silence à ne pas partager.
“Je ne peux pas me foutre à poil et toi non plus.
Depuis que tu as fait Landmark, il y a eu quelque chose.
Il y a eu une huître qui s’est refermée.
Exemple l’Eau Vive l’autre samedi (le café théo philo), j’ai eu beaucoup de plaisir sauf qu’il y a eu un moment où tu n’as pas pu d’empêcher de mettre une griffe (ma remarque humoristique à mon cousin Philippe sur le programme de cours de Marie-Pierre et qu’elle intitule “espace-temps-matière”, j’ai doucement persiflé : Vaste programme ! en le prenant à témoin.) »
Mes réflexions : je suis un peu désespérée que tout ce qu’elle ait retenu de ce samedi matin, c’est une petite phrase amusée de ma part, qu’elle vit comme un coup de patte contre elle. Tout le reste a été balayé : que c’est elle qui m’a demandé si j’allais ce samedi-là à l’Eau Vive dit qu’elle avait besoin de moi pour y aller, n’étant pas familière des lieux et désirant être accompagnée. Que je l’ai invitée au petit restaurant de la place Maurice-Berteaux (après tout, elle aurait pu m’inviter chez elle). Mais surtout, ce qu’elle n’a pas perçu, c’est l’énergie que j’ai mise pour trouver ce jour-là à notre relation un cadre qui ne soit pas ce face à face destructeur qui va s’amplifiant. Ou peut-être que si, elle l’a très bien perçu, et elle guettait le premier mot de travers de ma part pour démolir mon jeu de construction.
Elle me fait penser à une mère jamais contente, jamais satisfaite, et fière de l’être.
Lundi 19 juin 2000
Cléa,
ce petit mot pour te dire que, de la journée d’hier et de cet étrange voyage en voiture entre l’avenue Foch et la rue Benamou, ce que j’ai plus particulièrement retenu, c’est ce que tu m’as dit concernant la mort de ma mère : je ne te l’ai apprise que quinze jours plus tard, tu serais venue à l’enterrement, et puis cette phrase : si les amis ne servent pas à vous soutenir, on se demande à quoi sert l’amitié ce ne sont pas tes termes exacts, mais tu aurais voulu être associée à mon deuil, à mon chagrin, aurais désiré me soutenir.
Stupéfaite de me rendre compte que, de la mort de maman, je t’ai avertie si tard. Je n’avais aucune conscience de cela, cela m’a troublée. Est-ce cela voudrait dire que, dans mon imaginaire, il y a des gens à qui je peux demander un soutien dans ce qui m’afflige et d’autres non ? Et que tu ne fais pas partie de ceux à qui je peux demander de l’aide, de la compréhension, de la compassion, un peu de douceur ?
J’espère que non.
Certes, notre relation n’est pas sous le signe de la douceur. Mais il y a beaucoup d’imaginaire enkysté dans ma tête te concernant. Par exemple, qu’il ne faut pas te demander de services. C’est lié à un épisode ancien et obscur. Je t’avais demandé “de me servir de chauffeur” – si on peut appeler ça comme ça, pour moi, à l’époque c’était simplement te demander un service – et il me semble que tu m’avais fait comprendre que j’abusais, qu’il ne fallait pas recommencer, que tu n’étais pas « à mon service ». Avais-je vraiment abusé ? En tout cas, dans ma tête, je me le suis tenu pour dit : ne pas te demander de services sur un plan pratique, puisque de toutes façons tu donnes beaucoup sur un autre plan. Pourquoi en faire un plat ? Était-ce vraiment grave ?
Oui, c’était vraiment grave. C’est là que j’ai commencé à te prendre pour un monstre un être à part, un être sorti du règne humain et que j’ai commencé à jouer avec toi comme le dompteur avec son tigre, donc, non sans cruauté.
J’ai toujours eu du mal à demander quoi que ce soit à quiconque (du genre : je me débrouille très bien seule, merci, pas besoin de vous), et là, quelque chose ne s’est pas bien passé pour moi.
Or, voilà que tu me dis cette phrase extraordinaire : à quoi sert l’amitié, si on ne demande pas aux amis de vous soutenir ? Donc, je n’avais rien compris ? Et tu serais venue à l’enterrement de maman ?
Merci en tout cas de m’avoir dit cette phrase magnifique.
Et aussi d’être venue me soutenir pour mes 60 ans. J’y ai été sensible.
Je trouve que dans l’état actuel des choses, s’écrire ne serait pas mal. Réponds-moi par écrit.
Je t’embrasse
Cléa : coup de téléphone du 1er juillet 2000 (c’est moi qui appelle)
Sur le stage de peinture qu’elle a animé ce week-end à Jouy-en-Josas ― elle m’a téléphoné que si je voulais, je pouvais venir (“je veux avoir une position ouverte”), mais j’ai estimé imprudent d’y aller (“c’est à haut risque en ce moment, nous serions très tendues”).
Elle : « Ce stage… c’est toujours pareil : moi j’ouvre, toi tu fermes !”
Moi : “C’était à haut risque !
Elle : “J’ai envie de me risquer.
Me fait penser à un livre de David Le Breton que je suis en train de lire sur les conduites à risque. Il écrit : “Dans la mouvance de cette crise anthropologique qui est l’une des données essentielles de la modernité, nous étudions ici la recherche de limites qui pousse un nombre croissant d’acteurs vers des pratiques ou des prises de risque où la mort est symboliquement approchée”. Bien sûr, entre Marie-Pierre et moi, il s’agit du risque de mort de la relation, non de mort physique. Mais elle a eu aussi des accidents de voiture et sa conduite avec l’argent lui fait frôler la mort de faim réelle .“Seule en effet la mort sollicitée symboliquement, à la manière d’un oracle, peut dire la légitimité d’exister et nourrir le goût de vivre d’un second souffle. Dans certaines circonstances, l’approche de la mort produit un sentiment d’identité renouvelée, elle a la faculté anthropologique de générer du sens si l’acteur accepte le défi qui lui est lancé ou au-devant duquel il s’est précipité.”
Mais peut-être que j’extrapole.
Elle n’a pas répondu à ma lettre parce que je lui demandais de me répondre par écrit : “Je ne sais pas écrire, je n’ai pas l’instrument, tu le sais bien. J’ai trouvé un peu violent que tu me demandes de te répondre par écrit.
Moi : Arrête ! Je ne marche pas. Tu m’as dit qu’en préparant ton expo tu écrivais des carnets et que ça t’apportait beaucoup de plaisir… Et, depuis deux mois, tu es sur ce fameux texte sur “Voir et regarder” pour cette école de textiles…
Elle : Écrire pour moi, c’est effrayant”.
Moi : Ton texte Voir et regarder, quand tu l’auras fini, j’aimerais bien le lire. Tu me l’enverras ?
Je la sens très réservée à ce sujet.
Elle revient sur ma lettre et me reproche de me souvenir de la période où elle ne voulait pas me servir de chauffeur ni me rendre de services…
Moi : Excuse-moi, j’ai dû mal m’exprimer (NB : avec elle, je m’excuse beaucoup) … J’évoquais cet épisode pour dire que j’avais fait une fixation là-dessus, et que je venais de comprendre que ce n’était plus d’actualité.”
Elle : C’est comme si moi je reparlais de la période où je voulais me foutre en l’air et où tu m’as fermé la porte.
Moi : C’était quand ? “(Je n’en ai aucun souvenir, mais en ce moment justement je me demande si elle n’est pas sur le bord de se foutre en l’air)
Elle : Le début de Bougival… Si on refait nos guerres du passé… c’est effrayant ta rancune. Tu n’as rien oublié, tu n’as pas remis le passé dans le passé…
Moi : J’ai dû mal me faire comprendre…”
Elle : Dans ton regard sur moi, tu ne lâches rien. Tu ne veux pas me voir bouger. Quand je bouge, ça t’est insupportable. Je vois bien qu’il y a quelque chose. Mon idée, c’est que tu attends tout des autres, je n’ai pas le sentiment que tu te dises : “mais qu’est-ce que je fais pour les autres ?” Non, même pas pour les autres, tu ne te dis “mais qu’est-ce que je fais pour moi-même ?” Quelqu’un m’a dit : “Personne ne vous place”. Ça veut dire que c’est toi et toi seul qui choisis ta place.
Dans tes phrases, avec moi, c’est tout le temps : “L’amie que tu es ne me donne pas ce que j’attends”. Marie-Noëlle, elle attend que je la nourrisse. Je n’ai pas à te donner parce que tu attends quelque chose. Je ne suis pas la bonne amie, tu attends tout de moi pour bouger, dans cette relation-là je me détruis.
J’ai besoin d’un soutien non pas qui me dise “c’est bien”, mais de quelqu’un qui aurait une démarche comme la mienne. Au début nous avions un démarche commune.
Si j’ai ce sentiment, c’est que quand je suis dans une difficulté à bouger, je te le partage. Je partage beaucoup mes manquements humains. Toi non.
Sur la mort de ta mère, si tu ne m’as pas prévenue, c’est parce que huit jours avant avec moi tu avais eu cette phrase terrible. Je comprenais. Mais tu as oublié, dans ta lettre tu n’en parles pas. C’est énorme.
Moi : Je n’ai pas du tout oublié. C’est parce que c’est trop terrible, je ne sais pas comment en parler.
Elle : Je t’ai dit que je voulais que nous parlions de nos mères, et ça ne prend pas.
Moi : Disons que maintenant j’entends clairement que tu veux que nous parlions de nos mères. je suis d’accord.
Elle : Tu es dans une méfiance totale de moi. Il y a quelque chose que tu ne reconnais pas chez moi d’une pertinence intelligente, lumineuse pour la relation. Il y a quelque chose que tu me refuses et tu te gardes dans ton silence parce que tu as des outils en réserve. Tu me reconnais un instinct, mais pas l’intelligence.
Pour moi, entre la parole échangée et le racontage dans l’écriture… Il y a quand même plus de distance dans l’histoire racontée dans l’écriture que dans des paroles.
Moi : Justement, si je t’ai écrit une lettre, c’est que je pensais qu’on avait besoin d’un peu de distance, de recul… et moi de me ressaisir. Je pense qu’il y a besoin de recul entre nous.
Elle : Moi, ce n’est pas ça que je désire. Je désire être dans du VIVANT ! pas dans des lettres. Moi, j’ai envie de me risquer. Pour moi, l’écriture, c’est avoir du recul pour ne pas oser vivre. Être dans du vivant, c’est ce que je fais, je suis dans l’émotion.
Je suis très généreuse d’oser me montrer dans mes dénuements, mais j’ai pas envie de m’exposer pour être tuée par toi.
Ça fait cinquante ans que j’ai pas osé parce que je pétais de trouille. Avec toi, en ce moment, je pète de trouille. S’il y a de la distance, ça devient de la théorie.
Moi : Je suis un peu étonnée, parce que dans tout ce que tu dis notamment sur la peinture ou “voir et regarder”, il y a de la théorie. Pour moi, c’est très passionnant la théorie, mais justement ça demande à être écrit. Je trouve que tu devrais te réconcilier avec ton côté théoricien, écrire un essai, des carnets.
Elle : “Ça me désespère, de théoriser… J’ai des outils qui me manquent, ne serait-ce que pour écrire en bon français. Ça ne me fait pas peur de mettre un sujet au singulier et un verbe au pluriel parce que le complément est au pluriel… Et quand on me le dit, je pense que remettre les choses en français, ça va réduire ce que j’ai envie de dire. Je me permets des choses qui ne tiennent pas debout… Florence m’a dit : “Le français, la langue, ça se déploie”. Je me suis dit que c’était…
… En ce moment, j’aime plutôt notre conversation
Moi, in petto:: Cette manie de donner des bons points et des mauvais points !!
Elle : … Je ne pensais pas qu’on pouvait avoir une conversation comme ça en ce moment.
La difficulté, pour moi, c’est que je ne désire pas que tu sois comme moi, la tristesse que j’ai c’est que je trouve ― c’est pas gentil, ce que je vais dire ―. je me suis posé beaucoup de questions sur comment était notre amitié au début, et je me suis vue comme te reconnaissant quelque chose d’extrêmement brillant et réciproquement. Mais la suite, je ne l’ai pas vue, que toutes les deux je nous voyais ne pas oser affronter tout ce qu’il fallait faire pour affronter ce côté brillant, et que nous en étions ravies (nous nous confortions dans la dérobade ?). Moi en tout cas je pétais de trouille. En amitié, nous n’allions pas nous faire du mal là-dessus, on jouerait notre petite vie bien à part et tranquille et on jugerait les autres.
Et Landmark m’a chavirée dans tous mes repères. Sans Landmark, je n’aurais jamais osé nettoyer tout ce que j’ai nettoyé chez moi. Ça m’a brûlée (dans sa bouche, ce terme est très lyrique, comme le “Avec le feu “ de “Comment viens-tu, grâce de Dieu”. Mais à l’écrire je le trouve fort ambivalent).
Et maintenant, cette souffrance que je me farcis avec tout le monde, sans exception. Il n’y a pas une personne où je n’aie pas été touchée par ce chamboulement. Je me suis rendu compte que je testais beaucoup. J’ai testé toutes choses que j’ai apprises à Landmark avec tout le monde. Maintenant, je l’ai réintégré à ma sauce.”
Moi : Tu veux dire que tu as retrouvé ta petite musique ? Je me rappelle, après Landmark, tu disais “je n’entends plus ma petite musique”. Phrase très belle, qui m’a frappée.
Elle : .. J’ai retrouvé ma petite musique ! Et maintenant que j’ai retrouvé intacts mes désirs auxquels je n’avais pas touché depuis cinquante ans et intacte ma peur aussi, j’ai bougé beaucoup trop de choses pour reculer.
Moi : Ces désirs, c’est quoi ?
Elle : Ces désirs, c’est oser écrire Voir et regarder, c’est peut-être de me risquer à demander aux autres, c’est aussi que maintenant je vais vraiment entrer dans mon métier de peintre – m’occuper de vendre ma peinture c’est ça aussi être peintre – jusqu’ici, je n’ai jamais osé être peintre, j’ai juste osé peindre ― mais pas me représenter l’ensemble de ce travail.
… Je ne peux pas te voir aujourd’hui, je ne suis pas libre car je dois boucler Voir et regarder. Je lâche pas l’idée, je perçois qu’il va être bouclé, là bientôt…
Je lui demande des nouvelles de la petite Marie B.
C’est une fillette handicapée qu’elle voit souvent. Elle m’a dit récemment qu’elle était à l’agonie, en train de mourir, mais que sa mère ne voulait pas le voir.. Elle est amie avec ses parents, qui ont aussi trois autres enfants, et tout un réseau d’amis pour les soutenir. C’est avec eux que depuis deux ans elle passe ses vacances d’été, en Corse, dans une sorte d’échange de services : elle les aide – avec d’autres – à s’occuper de l’enfant et eux lui offrent des vacances gratuites. Cette famille a l’air d’être un nœud de socialité, drainer autour d’elle toutes sortes de solidarités amicales.
Elle : Le caractère de cette famille ― ce n’est pas par hasard si je les vois beaucoup à présent, alors que je les connaissais depuis quinze ans ― très rigides mais très engagés, des convictions assez raides, mais ce qui m’enthousiasme, c’est leur capacité à oser. Comme moi, oser ça m’est très difficile, leur contact me fait du bien.
Autour d’eux, il y a une chaîne d’amitié pour les soutenir et je m’y suis glissée. D’abord avec l’impression d’être un peu faux-cul, et ensuite je me suis rendu compte qu’il se passait des choses. Par exemple, en ce moment, dans l’était où est la petite Marie, la mère dit : “Malgré tout, on va faire comme si on allait en vacances”. C’est insensé ! La petite fille a un tube d’oxygène dans le nez, elle est nourrie en 4 heures par sonde, mais la mère soulève tout de terre. Elle soulève des montagnes.
C’est comme ça qu’elle a fait son centre pour handicapés, à St-Germain-en-Laye, pour avoir un endroit qui prenne son enfant aux heures de classe et lui permette quand même de vivre chez elle sans saboter sa vie. Et là, elle a soulevé des montagnes avec l’ancien maire, Péricard. Et maintenant, elle refait un projet à Poissy pour des handicapés adultes, tout en disant qu’elle sait bien que Marie n’en profitera pas…
Et son mari, lui, est dans la permanence de lui-même, il continue à travailler etc.
Pauline, l’autre fille, est anorexique. Elle a 24 ans. L’engagement de ses parents, elle se l’achète comme une vraie vérité. Les trois autres enfants en ont bavé. Pauline doit se reprocher de reprocher à sa mère de ne pas s’être occupée d’elle.
Pauline est anorexique, et l’ennui, c’est que la mère veut absolument que ce soit Bernard le mari le fautif. Bernard est très viscéral, il dit tout ce qu’il pense, il ne se retient pas, et, malgré tout, il y a des choses qui blessent les autres. Pauline dit : “Mon père ne m’estime pas.“ Elle n’a de cesse de démontrer que son père ne l’estime pas. Par exemple, il lui dit qu’elle ne conduit pas bien. Attends ! Un enfant n’est pas parfait !
Moi : Un adulte non plus…
Elle (riant) : Bien sûr, un adulte non plus ! Pauline veut écraser son père de culpabilité. Lui, il fait beaucoup de gaffes, et , s’il s’efforce d’éviter une gaffe, il en fait une autre. Dans la famille, on le fragilise de plus en plus. La mère dit : “Mais quand même, il pourrait se retenir”, et moi je dis : “Non ! Il ne peut pas se retenir, et c’est même pour ça que tu t’es mariée avec lui !”
Maintenant, il a des boutons plein la figure.
C’est eux qui… Tu connais le “patterning” ?
Moi : “Non.
Elle : “Les enfants myopathes, pour entretenir leurs muscles, ne devraient jamais s’arrêter de bouger, de faire des exercices, et quand Marie était petite, il fallait en permanence deux personnes pour faire bouger ce petit enfant de deux ans. C’est ça le patterning, un programme où les gens se succèdent en permanence pour s’occuper de l’enfant.
Moi : “Et ça a marché ?
Elle :”Non. Ils ont arrêté. Elle n’est pas myopathe, on se sait pas trop ce que c’est, mais ça aboutit à ça, ses muscles se raidissent. Cette posture raide, c’est à la limite du supportable de la regarder. Au début je ne pouvais pas, mais maintenant que j’y vais souvent, je peux…”
Le 2 juillet 2000
(lettre dont il est douteux que je l’enverrai à sa destinataire)
Chère Cléa,
Puisque tu insistes tant, eh bien je vais oser, et commettre l’irréparable.
Premièrement, tes discours m’assomment.
Deuxièmement, leurs présupposés sont de l’ordre du délire. Dans ta conception de l’”amitié” (hum hum) entre nous, il ne s’agit plus de partager de bons moments, des plaisirs, de la détente, des rires ou autres petites choses légères, réconfortantes et douces, mais de m’imposer des sortes de séances de “développement personnel” où tu serais le mentor et moi l’adepte (un peu récalcitrant). L’ennui, c’est que je ne t’ai pas demandé de me servir de gourou. Non que dans l’amitié on ne puisse parfois se guider mutuellement, s’entraider quand on a cru entendre chez l’autre quelque chose qui le gêne et que lui-même n’entend pas. Mais, dans l’état bizarre où je te vois depuis ton passage par Landmark, privée de tout discours autonome et réflexif, de tout recul, de toute retenue, de tout silence intérieur et surtout de toute écoute, je ne te reconnais pas la moindre qualité en la matière.
Tertio, ta façon de ne plus me reconnaître désormais aucun charme ni qualité et de me l’asséner sans vergogne est d’une méchanceté sans nom, d’une grossièreté affligeante et d’une bêtise crasse. Tu t’attribues tous les mérites (générosité, courage, ouverture, intelligence de la relation etc.) et m’écrases de ta splendeur comme un vermisseau. Charmant. Ton culot est sans nom.
Quarto, je pense que Landmark t’a ramolli le cerveau (“nettoyé”, comme tu dis si bien).
Quinto, je me demande même si, par moments ou bouffées, tu ne déjantes pas complètement.
Sexto, je pense que tu as bien de la chance d’avoir une amie aussi attentive que moi à ton endroit. Aussi patiente, capable d’une telle qualité d’écoute, d’un tel souci de te protéger, de te faire crédit malgré tout, de se remettre en question intérieurement, d’espérer contre vents et marées, d’encaisser, de te tendre la perche encore et encore, de se creuser le ciboulot à ton propos…
Sur mon attitude :
Quand tu es allée à Landmark, j’ai bien vu que ça dérapait, que tu n’étais plus capable d’entendre autre chose que tes propres injonctions hallucinées. Je pensais que c’était un moment obligé, que ça te passerait. Il fallait patienter, et aller voir de près ce que c’était que ce Landmark. Ce que j’ai fait – ce n’était pas facile, ton message était verrouillé : tu ne disais pas seulement : vas-y, ça va beaucoup t’apporter, tu ajoutais : si tu n’y vas pas, c’est fini entre nous. En fait, dans le message de Landmark, beaucoup de choses m’ont intéressée, mais la méthode m’a semblé brutale et suspecte.
Tu n’as pas supporté ma tiédeur. C’était d’ailleurs le but du piège que tu m’avais tendu : me déclarer tiède, et t’approprier l’ardeur.
J’ajoute en passant que moi aussi j’ai l’expérience d’une conversion (quand je suis devenue orthodoxe), mais que je n’ai pas éprouvé pour autant le besoin de convertir tout l’entourage. Donc, je peux comparer ce qu’il en est d’une expérience de conversion et de la rage sectaire.
Ton passage par Landmark est la plus mauvaise chose qui te soit jamais arrivée. Peut-être pas à cause du message de Landmark en lui-même, mais de l’usage immodéré, totalitaire et délirant que tu en fais. Tu as eu la sottise d’en attendre “la solution”. Et tu as eu la solution finale : l’anéantissement de ta propre histoire dans une sorte d’explosion extatique appelée à grands cris. Quelque chose de toi est mort dans ces stages : ce que tu appelais “ta petite musique”. Aujourd’hui, plus beaucoup de “petite musique” dans tes mots : rien que des gros flonflons. Tu étais fragile et pas très armée intellectuellement pour faire la part des choses, et ils t’ont estoquée. Mais tu désirais l’être. Réfléchir, ça te fatiguait. En fait, tu désirais mourir pour renaître. Pour toi, la vie, ta vie, c’était trop imparfait, trop lourd, il fallait assumer trop de choses. Tu t’en es débarrassée d’un seul coup, comme on se suicide, en troquant ton moi contre un mode d’emploi. Mais après cette mort symbolique, tu n’es pas re-née, et tu as hérité maintenant d’une parole mécanique et calquée que tu nous sers sur l’air du “j’éructe, donc je suis vivante”. C’est à pleurer.
Ressaisis-toi il est grand temps. Au lieu de vaticiner, écris noir sur blanc ce que tu penses sur une feuille de papier: Cela t’obligera à un retour réflexif, tu t’entendras, au lieu de rester dans le déballage. C’est peut-être ça, écrire.
Quand je pense que tu as eu le culot de me dire que ma demande de te répondre par écrit était “violente” !! Tu me prends pour une conne, ou tu cultives ta propre connerie ?? Selon toi, répondre à ma lettre par une lettre, ce serait te mettre en infériorité par rapport à moi car tu “n’as pas l’instrument” ! Ton présupposé que notre relation ne peut être que sous le signe de la domination réciproque montre le bout de l’oreille. Il ne t’est jamais venu à l’esprit qu’écrire, ce n’est pas faire un concours de beau style, mais se donner des nouvelles qu’on n’arrive pas à se donner autrement.
Toutes ces années, j’ai patienté, pensant que tu reviendrais à la vie, et t’ai sans doute ainsi malencontreusement confortée dans tes dérapages, faute de dire clairement “stop” quand il le fallait. Je ne voulais rien détruire, je ne voulais pas te perdre (eh non !), je te sentais cassante comme du verre, à deux pas du désarrimage. Et puis, bien sûr, tu me fascinais. Et puis aussi, surtout, il n’y avait pas que des côtés négatifs. Tu avais l’air joyeuse, allante, tes tableaux avaient des couleurs gaies et simples. Comment se prononcer avec certitude ? Rien n’est jamais tout noir ou tout blanc.
C’est ainsi que je me suis retrouvée avec toi dans l’attitude louche d’une sorte de psychothérapeute qui marche sur des œufs et qui ronge son frein en attendant le déclic. A moi le doute, la prudence et la rétention, à toi les certitudes fracassantes. Mon attitude de thérapeute plus tracassé que dilaté, c’est toi qu’il l’as induite. Tu ne détestais pas venir chez moi déverser ton flot de paroles boueuses et repartir délestée, fraîche, une fois vidé ton sac. Mon quant à soi crispé, ça ne te dérangeait pas trop.
Un jour, j’ai le malheur de te dire que tu ne m’en laisses jamais placer une, que moi aussi j’aimerais bien parler un peu de ce qui me préoccupe (“Se raconter les choses de la vie et tout”, comme dirait Bérénice), et dans ton immense culot tu ne trouves rien de mieux à faire que de te servir ensuite de cette re quête pour me reprocher avec véhémence de ne jamais rien dire de moi. Oui, tu as le culot de faire d’un désir exprimé un reproche permanent: “Tu ne dis jamais rien de toi ! Ton mutisme est insupportable ! C’est lourd, ton silence ! Etc.”.
Notre dernier coup de fil :
“Moi j’ouvre, et toi tu fermes”, dis-tu en parlant de notre relation.
Moi je dis : Cléa, tu verrouilles en permanence le dialogue. Sans doute pas seulement avec moi, avec tout le monde, puisque tu me dis que, depuis Landmark, tu as des difficultés relationnelles avec tous tes amis.
Ton schéma préféré avec moi en ce moment, c’est : “Parle ! je ne t’écoute pas !”
De moi telle que je suis, tu n’en as rien à foutre. Quand tu me dis : “Moi j’ouvre, et toi tu fermes”, je ne l’entends pas comme un constat, mais comme un ordre que tu me lances : “Moi, je l’ouvre, et toi, tu la fermes !!”
Salut, belle naufragée (et malheureusement aussi naufrageuse).
PS. Ma pauvre chérie, je me rends bien compte que, quand tu me reproches mon silence, c’est parce que tu sens bien que je ne dis pas tout ce que je pense et que tout ce non-dit t’angoisse. Et bien, cette fois-ci, ce que je pense, tu l’as. Et ça te soulage, pas vrai ?
Parce que, si tu es tout à fait franche, ce que je t’écris là, tu le savais déjà.
Et le fait que Landmark a été un désastre dans ta vie, depuis longtemps tu le sais aussi bien que moi.
Mais tu as aussi grand besoin que je te le dise, car il est clair que tu fais crédit à ma sagacité. En tout cas, quand tu dis que tu n’as pas l’instrument intellectuel et que moi je l’ai, c’est ça que j’entends.
... Tu imagines bien que je ne t’enverrai jamais cette lettre. Je crains que tu ne sois trop fragile. C’est symptomatique de nos relations. D’un côté, je suis sûre que tu me réclames un électrochoc, de l’autre, je suis à peu près sûre que tu ne le supporterais pas. Une fois de plus je suis coincée. C’est comme si tu me mettais en demeure de t’administrer un coup mortel. La fameuse estocade. Mais je ne suis pas un torero. Je tenterai donc de me servir de ces réflexions écrites comme d’un travail d’éclaircissement sur moi-même, pour pouvoir y puiser au compte-goutte au fil de nos futures rencontres, en situation.
Début juillet 2000
Mon cher Baptiste,
Merci de ta lettre. Je suis touchée de ta patiente attention, ta façon de lire, d’entendre les choses. Conflit entre appels et contraintes, entre plongées et respirations, écris-tu du texte que je t’ai donné. Ce conflit, ou passage chaotique, entre plongées (longues) et respirations (trop brèves) est un peu mon lot (quand Annita me parle de sensations d’étouffement, je la comprends tout de suite). Est-ce obligé, ces montagnes russes ? J’ai du mal à lisser tous ces plis, à tisser une continuité, à défragmenter. C’est comme si je marchais à cloche-pied. Pour moi, la seule chose qui peut faire du lien, c’est écrire. Et justement, écrire, j’ai peur…
Je parle de ça avec Bérénice au téléphone, mon rythme de vie mal ficelé entre travail obligé et aspirations fatigantes (je croyais que j’avais un peu quitté le grandiose, mais qui sait ? Et peut-être que maintenant je suis tombée dans l’excès d’humilité et de fausse modestie ?). Je prends l’image de la chaudière à charbon qu’il faut toujours remettre en route parce qu’entre le mardi et le vendredi (jours de l’afccc) elle s’est éteinte…
Elle me dit sa façon de faire : “ J’ai du mal à commencer et j’ai du mal à arrêter, je suis pas une rapide rapide… C’est pour ça que c’est très simple quand c’est lancé, car il y a un appel de la chose commencée, j’ai envie de continuer à voir comment ça va se dérouler. Il y a une sorte d’acte d’autorité, ou de séduction, de la chose commencée, un appel. C’est facile. C’est dur de faire les choses par volonté ! Mais là, c’est facile, il y a la curiosité, l’intérêt…”
L’entendre me fait du bien.
Suis en train de lire un petit livre de Christian Bobin intitulé Autoportait au radiateur. : “Dans la racine du mot “négligence”, il y a le mot “lire”. Faire preuve vis-à-vis d’autrui de négligence, c’est être devant lui comme devant un livre que l’on n’ouvrira pas, le laissant à lui-même obscur, privé de sens.”
Et aussi : “J’ai un trésor. Il est inépuisable à condition de le dépenser entièrement”.
Je pense que mon problème, c’est que je me fatigue au lieu de me dépenser.
*
Bref, très sensible à tout ce que tu me dis, je me dis que les lettres, l’échange de correspondance, c’est une merveilleuse “peau pour les pensées”.
Après le 13 juillet, je vais m’installer temporairement à Montreuil pour m’occuper du chat, mais cela ne change rien pour se voir. Je n’y serai pas tous les soirs !
Je suis préoccupée par Cléa, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle me “rentre dedans” à tout bout de champ, m’accuse de ne rien dire de moi, de prendre et de ne jamais donner etc. Avec à la clé une image d’elle hyper-généreuse, intéressante et vivante, et de moi une image terne, flétrie, avaricieuse. La générosité étant chez elle (si j’ai bien compris) d’attaquer frontalement chez ses proches tous les malaises et déceptions de la relation, d’en parler, de secouer, de faire réagir et cracher le morceau sur le champ, et surtout pas de temporiser, d’attendre ou de changer de registre (au lieu du tête à tête infernal, aller voir une expo par exemple… tactique que je tente souvent, avec plus ou moins de bonheur). Avec moi, cela démarre en trombe sous le mode de reproches parfaitement verrouillés, du genre “Parle ! Je ne t’écoute pas !”. Par exemple, chez Catherine O’K, elle parlait avec fougue de choses qui la préoccupent dans la vie, des progrès qu’elle faisait, qu’elle était complètement vivante, bref, je ne me rappelle pas bien tant son discours souvent m’assomme au sens physique du terme. L’échange se passait entre Catherine et elle, Catherine était pleine de vivacité, faisait des allées et venues entre la cuisine et la table, très mobile, moi assise, un peu immobile, partagée entre l’agacement, l’intérêt, et aussi un certain sentiment de jalousie devant toute cette intensité partagée. Soudain Cléa se tourne comme une furie vers moi : “Je ne peux pas parler avec le silence de Marie-Noëlle… C’est lourd ! C’est insupportable !” et la voilà qui pour me réveiller de mon inertie m’assène des coups de marteau verbaux. Pour le coup, chez moi, ce n’était plus de l’inertie, mais de la paralysie complète, ou de la sidération, jusqu’au moment où un sentiment simple a réussi à émerger chez moi, du genre “je ne vais quand même pas tout supporter passivement”. Je me suis levée brusquement : “J’en ai marre de me faire engueuler tout le temps”. J’ai quitté la table pour aller faire un tour dans le jardin.
Le jardin est petit, très vite, je suis revenue dans la maison. Je me souviens avoir croisé Cléa le visage fulminant et évitant soigneusement mon regard, comme si j’étais rayée de la carte du monde, l’impression était assez horrible. J’ai balbutié : “Écoute, on ne peut pas rester comme ça… Tu veux qu’on en reparle ?” et son visage s’est tout de suite éclairé, elle a dit oui. Catherine de la cuisine a dit : “On est toutes un peu énervées, fatiguées, on a toutes les trois nos petits problèmes, moi aussi, vous avez bien compris que j’ai des petits problèmes avec Jean-Paul…” et les choses ont repris. On a évité le grand règlement de compte et je me suis réentendu parler, de choses et d’autres, hors programme…
Le petit fait que j’ai noté, c’est que Cléa décroche un peu plus souvent son téléphone que d’ordinaire pour me joindre – l’ordinaire étant que c’est moi qui appelle. En outre, quand elle appelle, je me demande si elle ne me met pas souvent assez vite en position de demandeuse, du genre “On avait dit qu’on se verrait ce week-end… Qu’est-ce que tu proposes ?” Et moi, je fonce tête baissée dans les propositions, je ne réponds pas : “Dis-moi ce que toi, tu proposes”. Si bien que, quand je vais déjeuner chez elle, ce n’est jamais en réponse à un “je t’invite”, mais au terme d’une négociation de chiffonniers : “Je viens, ou tu viens ? demande-t-elle ― Puisque tu le demandes, j’aime autant que tu viennes. Après, on pourrait aller voir une expo, un film. – Je ne sais pas si tu te rends compte, mais c’est toujours moi qui me déplace ! Je viens bien plus souvent à Paris que toi à Bougival, cela finit par peser !” Etc.
Il y a eu samedi matin ce genre de coup de téléphone. Je propose d’aller voir l’exposition de sculptures de Picasso, à Beaubourg. Je propose dimanche soir. Ça n’allait pas : elle ne sort en aucun cas le dimanche soir à Paris. Alors bon, à l’ouverture. J’achète le Pariscope, vérifie l’heure, la rappelle: Propose un quart d’heure avant l’ouverture, je crains la queue. Elle ergote, onze heures et quart est suffisant, le flot sera entré; mais je tiens bon. J’évoque le problème du déjeuner : chez moi, dans un petit resto ? Chez moi, non, sûrement pas, ça lui fait un trop grand détour car elle compte venir en RER. Bon, dis-je toute gaillarde, on trouvera un bouiboui. Je ne sais si je précise que je l’invite, je crois que oui, ça va sans dire.
Dans la soirée, coup de fil de Catherine qui me demande si je suis d’accord pour venir déjeuner chez elle après notre expo Picasso. Cléa, elle, « est d’accord… Si on n’est là qu’à deux heures, pas grave… » Je dis oui, mais trouve une bizarrerie dans ce coup de fil. Est-ce que cela ne veut pas dire que si, pour une raison ou une autre, le déjeuner à Bois-Colombes chez Catherine ne m’arrange pas, la mère Cléa me plante là nonobstant nos arrangements précédents ? Je n’en suis pas sûre, et puis de toutes façons j’ai dit oui. Mais si j’avais dit non ?
L’expo Picasso se passe bien, mais j’ai souvenir d’autres expos Picasso où nous rigolions plus franchement toutes les deux. Nous sommes tendues. Ensuite, il faut rejoindre en métro sa bagnole garée avenue Foch. En route pour Bois-Colombes. Elle s’oriente mal, se dirige vers le pont de Saint-Cloud et Bougival, loupe la bonne porte et nous emmène à Saint-Denis plein Nord. Je n’en mène pas large. “Paris, c’est à gauche, n’est-ce pas ?” ; je balbutie: “Non, c’est derrière nous” ; un lambeau de phrase dans sa bouche “Avoir raison toujours raison, c’est dingue, c’est ça que tu veux… Allez, non, j’écoute mon intuition, on va par là ! toujours écouter mon intuition !”. Bref, nous sommes paumées. Depuis la porte de St-Cloud elle me prend à partie: “tu comprends ce que je veux dire ?” et moi pour une fois qui ai le courage de dire “non, rien du tout”, au lieu de faire semblant. Je meurs de trouille, crains l’accident, me sens comme sur une mer déchaînée, il est de plus en plus certain que je la trouve délirante et que depuis son expérience Landmark je ne la vois plus tout à fait comme une personne normale, mais pour quelqu’un d’à la fois très fragile et très redoutable, un être à part à qui il faut un traitement à part, pas un traitement normal.
Et donc, elle a raison, il est clair qu’avec elle je ne suis pas tout à fait moi-même. Je la protège et me protège.
Et ça ne lui plaît pas.
Et peut-être qu’elle a raison ?
*
… Bon, excuse-moi, lettre à épisodes. Depuis, ça s’est un peu arrangé, mais j’estime que j’ai fait un effort considérable ! L’effort considérable, c’est que je lui ai écrit une lettre brutale en essayant de repérer tous les présupposés qui se sont installés depuis Landmark dans notre communication, le premier et le pire étant qu’elle est désormais avec moi dans le rôle de la décoinceuse et de la distributrice de vérités vitaminées. Et la deuxième, c’est que moi, au lieu de l’envoyer paître ou de lui dire franchement mes inquiétudes à son sujet, je temporise et fais diversion, en tentant d’installer un tas de petites plages d’activités non landmarkiennes et de modestes plaisirs partagés, mais non sans laisser filtrer mon malaise.
Dans cette lettre, je lui dis en gros : je ne marche plus dans la combine, et j’essaie d’analyser la combine en question.
J’ai passé une bonne après-midi à l’écrire, et ne la lui ai pas envoyée, mais à moi, elle a fait du bien : j’y vois un peu plus clair. J’en avais besoin !
Au lieu de cette lettre, je lui ai envoyé la photocopie d’un article d’Esprit sur les Danses de Matisse et une interview de Christian Bobin. Non sans l’appeler pour lui demander si ça l’intéressait (je lui ai déjà envoyé des textes, même de moi, par la poste, et sa réponse c’est du genre : moi, ce qui m’intéresse, c’est la vie, et l’écriture, c’est le contraire de la vie).
Elle m’a dit que oui, peut-être, mais… Et est-ce qu’on pouvait se voir dimanche ?
… Lundi, expo de Bérénice place Gustave-Toudouze.
Béré a mis un texte en circulation d’elle qui raconte la genèse de sa série de petits formats “Les écrasés”. Ce sont des canettes aplaties par le passage des voitures qu’elle ramasse dans la rue et colle ensuite sur de petites toiles carrées pour en faire des tableaux. Je suis dans le ravissement de son texte. Si vivant !
Elle m’en donne un exemplaire. Si ça t’intéresse…
Je t’embrasse,
PS Je joins à cette lettre une transcription d’une conversation récente au téléphone avec Cléa. Cette transcription m’a aidée à y voir plus clair.
6 juillet 2000
Je relis ce que j’écrivais il y a deux ans place de la Sorbonne (intitulé “notes…”). Bien aimé ces notes, je les envoie à Annita (en pendant de ma lettre à Baptiste), ça a à voir avec notre projet d’écrire ensemble, projet non abouti mais pas vraiment avorté. Projet toujours à suivre, bien que nous ne sachions pas tout à fait comment.
Par effet de boule de neige, je me dis que ce serait bien aussi de laisser traîner (négligemment) ces notes à Montreuil, chez Rémy et Olga, tout simplement pour leur donner de mes nouvelles, tellement j’ai l’impression que je ne leur dis rien de moi.
Hier, visite à Jean Prévost, peintre rencontré en juin chez Bérénice et revu à son vernissage. Impasse Milord, à la porte de Saint-Ouen. Je ne connais pas ce quartier et, en débarquant du métro, je trouve l’avenue de Saint-Ouen vivante et animée. J’y fais quelques pas, puis sonne au fond de l’impasse. Un magnifique atelier de 100 mètres carrés, éclairé par une verrière, un sol blanc, un canapé, des fauteuils Bertoia et des tableaux multicolores et vibrants de gaîté et de vitalité, le tout agrémenté de plantes vertes. Sur le seuil, nous nous embrassons et nous tutoyons, comme si nous nous connaissions bien _ les rites branchés. J’avais assez peur de ce que j’allais voir comme peinture – Béatrice m’avait dit “un peu comme Van Dongen” ― et tout de suite il s’excuse que sa peinture ne soit pas très moderne. Les tableaux sont en effet très figuratifs, un peu style années 20 ― des couples dansant le tango, des ports bretons, des tournesols, des pommes, des portraits de femmes. Par un bizarre fantasme, certains d’entre eux, tout de suite je les aurais bien vus chez mes parents, ou chez ma belle-mère, et ce rapprochement m’émeut. En réponse à sa phrase d’avertissement, je lance une petite maxime convenue : “On ne peut quand même pas se forcer à faire ce qu’on n’a pas envie de faire sous prétexte que ça soit moderne”, il enchaîne que dans cent ans, de toutes façons, tout le monde s’en foutra bien que ce soit moderne ou non, et on fait le tour de ses tableaux. J’ai été bon public, je me sens assez libre avec sa peinture, pas frigorifiée, je n’aime pas trop ses très grands formats, trop mastocs et sous surveillance, mais ses petits format s et ses premier s jets atterri sà toute vitesse sur un bout de papier grège me parlent plus. De même, je sympathise avec son regard doux, confiant, presque enfantin, son allure peu frimeuse et son air gentiment entêté. Je ne sais trop quel âge il a : il me dit avoir fait ses premières huiles en 1948. Il était sans doute enfant à l’époque. Bref, il y a de l’enfance dans l’air.
Le long de l’atelier, il y a une petite maison. J’aperçois en passant la cuisine, et il me montre son bureau. Au mur, des aquarelles et de beaux portraits de femmes au pastel et encre de Chine, qui font penser à Rouault ou à Jawlensky. Une nuance d’embarras agite nos airs souriants, on ne sait pas trop si je suis là uniquement pour voir la peinture ou bien aussi un peu pour autre chose, les points de suspension planent. Il me reparle de sa fille de six ans, de son regard, du portrait qu’il fait d’elle – sur le croquis, le même regard que le sien., attentif, plein d’attente Il vit de sa peinture depuis 1975, avant, il était architecte décorateur. Il dit regretter de s’être marié à vingt ans et d’avoir eu des enfants et une famille à entretenir, à l’époque, il peignait dix tableaux par an, à peine. Il aurait préféré se consacrer uniquement à la peinture : “Quand on est jeune, on a une énergie folle à mettre dans la peinture !”
“En tout cas, ta peinture est pleine d’énergie, et très jeune !” Il me remercie, et m’explique tout le travail d’inventaire qu’il doit faire pour assurer ses tableaux, le temps que ça lui prend.
Je suis choquée à l’idée qu’on puisse préférer ses tableaux à ses enfants, mais ce n’est peut-être pas si simple, à la façon dont il parle de sa fille (prénommée Galatée), qui n’est visiblement pas de la même portée que les précédents. Car maintenant, pris d’une impulsion ou d’une sorte d’urgence, et très fier, alors que j’ai déjà remis ma veste, il sort de dessous les fagots une peinture faite par elle: une belle dame à la gouache peine de cœurs et de bandes multicolores sur un carton ondulé d’environ 1 mètre 50 sur 40 centimètres. Sorte de totem féminin. “On dirait un Chaissac”, se rengorge-t-il.
“Cette belle dame, qui est-ce ? Une fée ?
– Oui, une sorte de fée…”
Il a un peu oublié de m’offrir à boire, mais, quand je pars, il me dit qu’il fera un dîner à la rentrée et m’invitera. Le verre de bienvenue était manquant, mais peut-être était-il troublé ? De toute façon, c’était bizarre comme heure, sept heures du soir, pour visiter un atelier, et c’est moi qui l’avais proposé.
J’ai assez aimé le petit voile d’embarras qui a régné sur cette visite. Et j’ai pris la fuite comme une vraie jeune fille.
*
Jeannine A. m’a envoyé un tiré à part et un petit mot, je ne lui ai toujours pas répondu. Déjà, j’ai mis le temps à répondre à Baptiste. Mais enfin, je l’ai fait.
Clara, venue au mariage d’Anne Bru (fille de Monique), me dit qu’elle passera sans doute demain après-midi, à moins qu’elle ne vienne dormir ici dans la nuit très tard. Pas très précis.
Cléa laisse sur mon répondeur la petite phrase rituelle : “Est-ce qu’on pourrait se voir dimanche”. J’hésite. Premier mouvement, pas envie de la voir. Deuxième mouvement, si Clara ne passe qu’en coup de vent, Cléa est un bon bouche-trou.
Le mot “bouche-trou“ retentit dans mes oreilles, c’est un peu ça qui se passe entre nous : ce déjeuner du dimanche, c’est souvent pour boucher un trou. Il n’y a pas de mal à ça, mais mon cas à moi est un peu différent du sien : moi, si je veux écrire ou peindre, le dimanche pourrait m’être utile. Elle, elle peint en semaine. Mais c’est bien de ma faute : cette manie que j’ai de ne pas me fixer de programme à l’avance, d’attendre le dernier moment, de me décomposer devant le trou béant d’un dimanche vide de projets… Par ailleurs, il y a ses diktats, non, elle ne peut pas me voir en semaine, et puis non, le samedi non plus, ça ne l’arrange pas.
Je n’impose jamais mes priorités, comme si j’étais infiniment malléable.
Je fais ça avec beaucoup de gens.
Mon troisième mouvement est de la rappeler pour lui dire OK : maintenant que je lui ai écrit ma “lettre terrible” où je mets les points sur les i (pas envoyée à elle c’est plus prudent, mais du moins envoyée à moi !). Envie de voir si je vais réussir à être moins caoutchouc avec elle. Et envie de lui dire en face quelques vérités si elle m’en donne l’occasion. (Pas sûr d’ailleurs qu’elle m’en donne l’occasion, car au téléphone la voilà tout miel… Enfin, si l’on veut, car dans son discours exalté sur la coupe d’Europe de football, il y a toujours les mêmes mots : “c’est pas supportable”, “c’est trop puissant”, “ça va me tuer”, “c’était époustouflant” etc. Pénible !)
… Pour les emplois du temps, si je m’y perds moi-même, pas facile non plus de s’y retrouver avec Rémy et Olga. Hier au téléphone Rémy me dit que, finalement, pour garder le chat à Montreuil, il n’y a plus besoin de moi : ils se sont arrangés avec les voisins. Ce matin, Olga me dit l’inverse. En plus, elle a l’air très soucieuse du chat, une chatte en l’occurrence qui attend des petits pour bientôt et justement ils partent le 13 et la chatte a un comportement très bizarre, saute en l’air, il paraîtrait que pour sa première portée une chatte ne sait pas ce qui se passe, abandonne ses petits un peu partout , les laisse crever etc. Bref, j’y vais ce soir. Il paraît qu’il y aura Jean-Pierre.
Ne pas oublier de leur demander l’adresse d’Alan et Tina.
9 juillet 2000
Il pleut, il pleut encore. Quel mois de juillet ! A Montreuil, quand j’arrive, je remarque la fenêtre de la cave grande ouverte. En fait, elle a été inondée.
Jean-Pierre éclate de rire en me voyant. “Pourquoi tu ris ? ― Ne t’inquiète pas, dit Muriel, il est toujours comme ça.”
Ils déménagent en août, Aix-en-Provence. Muriel a demandé une mutation et Jean-Pierre lâche le garage, prêt à prendre une année sabbatique. “Les gens sont fous, ils vivent de façon folle, je ne veux pas vivre comme ça.”
Je remarque que Rémy a deux grosses croûtes aux genoux, et un doigt bandé. Est-il tombé de moto ?
Il ne dit pas grand chose, les femmes parlent beaucoup, surtout la voisine, Fabienne (la mère d’Adèle et Tristan), qui vient d’arriver avec un gâteau. Son mari, lui, arrive par le jardin : il a escaladé l’échelle par laquelle les enfants circulent d’une maison à l’autre. Il y a Brice, le fils de Jean-Pierre, Benjamin, le fils de sa petite sœur, qui a une bouille ronde et une jolie brosse dans laquelle j’ai envie de passer la main, Doryan et le jeune Américain qu’ils hébergent.
Fabienne parle de ses choix de vie, elle a quitté un boulot d’ingénieur pour travailler à huitième de temps chez elle à faire des dessins animés pour la publicité ― elle dit qu’il y a dans ce domaine de grands débauchés ―, elle circule à vélo, habille ses enfants aux fripes, va en vacances aux Antilles, est sur la liste des Verts pour les municipales, parle beaucoup, d’une voix plus éraillée que musicale, est assez contente d’elle. Son mari, autrichien, dont j’ai oublié le prénom (Gert ? Bert ?), la ramène nettement moins.
La conversation tourne autour du temps de travail et Fabienne dit que, travaillant désormais à temps partiel, elle se laisse bien moins exploiter : elle sait ce que lui coûtent les heures en moins sur son contrat, donc, elle s’arrête à temps. Je lui dis que je l’envie, car moi je n’y arrive pas.
Ensuite, elle parle de sa maison et de son installation électrique vieillotte qu’elle répare elle-même n’y connaissant rien. Je lui fais remarquer les risques, elle part à toute berzingue dans un grand discours sur la prise de risques et sur le fait qu’on ne peut pas réclamer à la vie de vous garantir une existence où on mourra de vieillesse à 95 ans. Elle raconte ensuite un épisode difficile à suivre tant ses mots s’entrechoquent où je crois comprendre qu’elle a laissé un jour un de ses enfants se blesser en faisant du vélo et qu’un passant est venu l’engueuler de n’avoir pas fait attention.
Décidément nous sommes dans les grandes déclarations. A des considérations de Muriel sur les gens victimes de la société, Olga prend feu et flamme pour dire que la France est une société où on a le choix, que les gens sont individuellement responsables de leurs choix et ne doivent pas tout coller sur le dos du social. Elle me fait un peu peur quand elle démarre comme ça, parce qu’il n’est pas question de la contredire ― on dirait une tigresse ―, mais, finalement, son couplet n’est pas mal du tout.
Devant tant de déclarations péremptoires, je me dis quand même que les gens sont fous, peut-être surtout les femmes ― et pas seulement Cléa. Où est-ce ma présence qui fait ça ?
Malgré le froid et l’humidité, les enfants tirent un petit feu d’artifice dans le jardin. Rémy ensuite explique alors son souci à Gert, il lui semble que le mur extérieur du salon se fissure et que le muret de soutènement de la pente du jardin a avancé de quatre centimètres. Gert lui dit de mettre des témoins et de voir une entreprise, qu’il y a sûrement moyen d’étayer, d’arrimer, de mettre des pilotis.
Il paraît que par temps de grandes pluies, comme ç’a été le cas ces derniers temps, la mairie envoie des géomètres-experts rue Pépin (la rue qui monte vers le lycée) pour prendre des mesures car la colline a tendance à descendre.
Dimanche 9 juillet 2000.
Terrible déjeûner avec Cléa. La reverrai-je ?
Pas sûr.
Si son but est depuis trois ans de me faire craquer, cette fois c’est fait. Après tout ce que nous nous sommes dit, et après que pour faire un peu diversion je l’ai invitée à reparler de la famille de la petite Marie, je n’ai pas supporté de la voir refaire pour la nième fois son petit monologue les prunelles brillantes de satisfaction, remontée comme une mécanique insensible par un ressort d’acier. J’ai cru voir danser dans ses yeux un gnome méchant et triomphant, j’ai été prise d’un épais malaise. Supporter ce robinet à paroles, c’était trop pour moi.
Mais supporter le silence et les regards précédents, c’était aussi bien trop pour moi.
Finalement, c’est clair : avec elle, je ne suis pas de force.
Je passerai sous silence la façon dont elle a ébranlé le portail et prétendu que je ne lui avais pas donné le nouveau code de ma porte d’entrée, alors qu’il a changé en février et qu’elle est venue un tas de fois depuis lors― au lieu de dire tout simplement : “j’ai dû me tromper”, elle a déclaré d’un ton sec : “Tu ne me l’as jamais donné !” (et moi j’ai soupiré : “Bon, ça n’a pas d’importance”). Je passerai sous silence la façon dont elle a pris la main à peine arrivée en inversant les rôles d’un ton sans réplique : “Excuse-moi, j’ai faim, on passe à table !”, alors que c’était moi l’hôtesse. Je passerai sous silence la façon dont elle a déclaré que la cuisse de poulet n’était pas cuite, alors que le volatile rôtissait depuis deux heures et partait en charpie. Tout cela sentait le léger délire, la machine détraquée. Le scénario était-il joué d’avance ?
Je passerai sous silence la question que je lui ai très vite posée : “Pourquoi est-ce que tu voulais qu’on se voie ce dimanche ?” et contre laquelle elle s’est débattue comme un diable tombé dans le bénitier noyant le poisson sous les invectives et les soubresauts.
Je passerai sous silence le couplet aberrant sur Johnny Halliday, qui était sans rapport avec ce qui nous préoccupait, mais censé l’illustrer d’après elle. Je passerai sous silence la façon très habile dont elle a interrompu entre nous tout ce qui commençait à se dire de sincère, d’important et de vrai. Je passerai sous silence la façon dont j’ai loupé le coche quand elle a hurlé : “Je voudrais qu’on enregistre notre conversation au magnétophone pour que tu puisses t’entendre !” et que, très bêtement je ne me suis pas levée tout de go chercher le magnétophone et l’installer dans la cuisine. La suite de la conversation aurait sans doute beaucoup changé.
Je passerai sous silence la façon dont, alors qu’elle me parlait de son texte Voir et regarder et que je m’y intéressais, elle s’est interrompue pour me dire : “Là, ce que je dis, est-ce que tu vois ?” ― et dont, comme je répondais oui, elle s’est dressée sur ses ergots, les yeux dardés sur moi : “Est-ce que tu vois vraiment ! Dis-moi ce que tu vois!” Alors j’ai répondu : “Arrête de faire ta maîtresse d’école ! Quand je dis oui, O,U, I, ça ne te suffit pas ? Ces trois lettres, ça n’arrive donc pas jusqu’à toi ?” Je passerai sous silence tout ce que j’ai réussi à lui dire, qu’elle n’arrêtait pas de me faisait la morale, de me dire que j’étais désormais sans aucun intérêt ni qualité à ses yeux, qu’elle était peut-être voyante mais sourde comme un pot, que j’étais profondément blessée, et je passerai sous silence mon impression atterrée d’un désastre et d’un Olgardement programmé, d’être tombée en plein dans le panneau. Je passerai sous silence la façon dont elle m’a dit : “Qu’est-ce que tu fais de ta vie ???!” et dont je lui ai répondu : “Ne te mêle pas de ma vie ! Tu n’es pas mon gourou !”
Mais je ne passerai pas sous silence ce qui, finalement, m’est venu à l’idée. C’est que ces dernières années je me suis servie d’elle comme d’un mauvais génie et que je l’ai peut-être utilisée sans vraiment m’en rendre compte pour me dispenser de peindre moi-même.
*
Coup de fil à Marijo. Les trois sœurs à dîner ici demain soir vers 7 heures. Marijo travaille beaucoup en ce moment. Jeanne fait son stage d’écriture et part pour le Népal le 14 juillet.
Claire-Marie viendrait à l’île d’Yeu au mois d’août. Je suis ravie.
12 juillet 2000
Je suis mal. Ma dispute avec Cléa me tourne les sangs. Je pense que c’est irréparable, que je me suis laissé entraîner dans ses débordements, que je n’ai rien contenu. Mais se contenir, se contenir, toujours se contenir… Je n’aurais jamais dû accepter de la voir dimanche. J’aurais dû dire que j’étais prise ailleurs.
Impression terrible pendant ce déjeuner qu’il n’y a plus personne au bout du fil. Mais le fil, lui, le lien, il est toujours là. Et il va sacrément me manquer.
Hier, au bureau, visite impromptue de Jacqueline M. Cheveux blancs, visage fin, sensibilité de gazelle. Élégance discrète, comme on dit. Mais surtout sa chaleur. Mes yeux virevoltent de son visage à sa broche oblongue, une agrafe constellée de petits brillants, avec au centre quelque chose comme une opale. Sorte d’œil aux coins tirés fixés sur son sein gauche. Je lui demande des nouvelles de Micheline C. Micheline peint beaucoup, me dit-elle, elle est même présidente d’une organisation de peintres lyonnais qui organise des salons. Au fil de la conversation, Jacqueline m’éclaire par une remarque : “Organiser quelque chose avec des peintres, ce n’est pas du gâteau, ils sont sacrément projectifs.“ Cela m’éclaire sur Cléa, me confirme que tout ce qu’elle m’envoie à la figure est sacrément projectif (“tu ne donnes rien, tu fermes, tu baisses les bras”). (Me revient cependant une remarque amusante d’elle : on dirait des enfants dans une cour de récréation !” Et moi qui ris : “Au moins, ça nous rajeunit !”)
J’invite Jacqueline à déjeuner, mais elle a rendez-vous au Châtelet avec une ancienne camarade de classe, juive, pas revue depuis cinquante ans, qui vient de retrouver sa trace. La dernière fois qu’elle est allée chez elle, c’était pendant l’Occupation, elle avait quatorze ans, le concierge lui a interdit de monter et elle a passé outre, s’est faufilée, a frappé, puis tambouriné, a entendu des bruits dans l’appartement, insolites, des bruits de pas, de meubles bougés, puis quelqu’un lui a dit de derrière la porte : “Partez ! je vous en prie, partez !”, et elle a filé sans demander son reste.
Elle me propose de venir à Lyon pour le prochain salon de peinture de Micheline, elle m’hébergera. Je ne dissimule pas mon plaisir, dis que je viendrais.
Mon plaisir : c’est comme si, bizarrement, cette femme avec qui je n’ai jamais réellement travaillé et que je ne connais pas bien venait me délivrer à son passage à Paris un message dont j’ai grand besoin en ce moment : “Tu es intéressante, j’ai envie de te revoir, de parler avec toi, j’ai toujours vu en toi une chose exceptionnelle, quelque chose de rare, une saveur, une lumière.” Je suis touchée de ce cadeau du ciel. (Mais comme avec Sybil aussi, sans doute);
*
Lundi soir, Jeanne et Claire-Marie à dîner rue Boussingault.
J’ai remarqué que, quand Claire-Marie est là, je dis des choses très importantes sur moi. En quelque sorte, je me déclare. Je déclare qui je suis.
Et, elle, elle me renvoie des choses d’une grande sagacité.
Le vin aidant, je leur raconte ma visite chez Jean Prévost. Et déclare que ce que je veux, c’est voir davantage d’hommes. Non pas pour refaire couple, mais pour avoir des amis hommes. “Je vois trop de femmes !” Je corrige aussitôt : “Non, ce n’est pas que je vois trop de femmes, c’est que je ne vois pas assez d’hommes.”
Je raconte Bérénice, son expo, le dîner chez elle. Jeanne me demande de lui prêter son livre, La Mère retrouvée. Chose faite.
Elles parlent de leur expérience croisée de l’atelier d’écriture Elisabeth Bing. Je dis qu’à la rentrée j’ai envie de faire le cours d’un week-end par mois.
15 juillet 2000
“Fous-toi la paix. Cesse de harceler toi-même, de te faire la morale…”
Ma tête s’alourdit sur La Promenade au phare, de Virginia Woolf, dédale de mots et de lumières à l’enchevêtrement digne d’un écheveau d’algues, qui prête davantage à la rêverie autonome qu’à un suivi sans escapade. Livre de poche rapporté de Montreuil où je viens de passer la nuit pour nourrir la chatte (Rémy et Olga sont partis jeudi pour la Corse). Maison vide, chatte et ses petits, ma voix qui s’en donne à cœur joie de rourouner et bêtifier avec elle (impression qu’elle relève la tête, très intéressée, quand je psalmodie : “petite chachatte, tu as bien travaillé… elle a bien travaillé, cette petite chachatte…”)
Besoin de psalmodier comme avec un bébé, besoin de bêtifier, de cantiler, de musiquer, d’écholaliser : besoin fondamental et dont une jeune chatte noir et blanc enroulée au fond d’un placard autour de sa portée indistincte vous donne une occasion bénie. Avec toujours en contrepoint cette incantation primitive et jamais oubliée que j’ai lue dans Colette : “Où sont les enfants… Où sont passés les enfants ?” (cri de sa mère Sido). J’entends encore au fond de moi cet appel des grandes cloches de la cathédrale. Le carillon du fond des temps.
Et puis aussi, peut-être, cet autre appel du fond des âges : “A taaaable!”
Dans la grande maison vide à Montreuil (oh, ce vide ! Où sont passés les cris d’enfants ?), je lis Le Citadin, de Jacques Réda (1998) : ses promenades dans les arrondissements de Paris et divers lieux suburbains, qui bien souvent coïncident avec les miennes ces temps-ci pour cause de recherche de “Phalanstère” : la rue Amelot, le XXe, la rue Oberkampf, Montreuil, Bagnolet, le cours de Vincennes… Et cette façon de s’engager dans un bus de banlieue dont on ne sait pas trop où il mène… Moi aussi je devrais écrire mes déambulations rêveuses et obstinées, l’étrange allégresse qui me saisit dans le 62. Ou, mieux encore, avant-hier, revenant de la porte des Lilas, la petite extase gazeuse qui m’a dilatée dans le 96 tandis qu’il dévalait joyeux la rue de Belleville, frôlait et traversait, longeait, caressait, râpait, faisait surgir des étincelles entre les façades à balcons et mes yeux. Une tranchée comme sculptée dans la pierre, qui me conduisait de l’inconnu au connu, du périphérique au central, de la rue de Romainville avec son n° 80 et sa clinique des ??? à l’île de la Cité.
Ma surprise de trouver chez Rémy et Olga un livre si peu grand public, un livre que quelque chose en moi déclare écrit “pour moi et moi toute seule ou presque” (rappelle-toi, petite âme, lorsque tu côtoyais Réda aux déjeuners du Chemin : tu ne l’as jamais bien connu, mais tu sympathisais. Lui aussi, peut-être ? Ou du moins, tu es sûre qu’il l’aurait fait si tu t’étais fait mieux connaître… Et puis, n’oublie pas non plus Michel Chaillou.)
*
“Ma pauvre Mioutte…
ce sera bien difficile de se revoir, mais je pourrai t’écrire, avec la tranquille certitude que tu ne me répondras pas ― et en cela tu constitues le lecteur de livres idéal. Quelqu’un à qui je jetterai une bouteille à la mer et qui ne prendra jamais sa plume en retour. Or, celui qui écrit à l’univers a bien besoin de ce grand silence habité, de cette absence de réplique digne d’une pierre tombale et pourtant frémissante, de cette plage inconnue mais pas pour autant déserte – et peut-être, moi, ai je plus spécialement besoin d’une interlocutrice muette que la colère étouffe. Oui, ta colère même, de si loin, me sera précieuse.
Puisque tu ne prends jamais la peine de répondre quand je prends la plume pour t’écrire et te déclares partie prenante du camp des illettrés, te voilà donc sacrée la destinataire idéale – suffisamment estimée mais pas trop, suffisamment respectée et pourtant malmenable, suffisamment folle et pourtant suffisamment sage – bref, suffisamment double.
Tu m’as tellement fait peur avec tes yeux noirs d’examinateur et tes fulminations, tu m’as tellement fait la morale. Maintenant, ô joie, te voilà réduite au silence ! Et peut-être seulement à travers ce silence noir et mes jasements irisés et intarissables, qui sait, nous retrouverons-nous ― de loin.”
Idée, donc, d’écrire à Cléa plutôt que de la voir. Pas un dialogue puisqu’elle ne répond pas, juste l’utiliser comme un support à la fois réel et imaginaire. (Relire dans Le Corps de l’œuvre de Didier Anzieu sa description de l’interlocuteur à qui l’on s’adresse quand on écrit : suffisamment malléable et même mou, un peu chahuté et méprisé, mais pas trop : résistant aussi à sa manière, réfractaire….
Bizarrement, ne viens-je de tracer mon exact portrait ? Serait-ce moi, le lecteur idéal, la pellicule photographique vierge et noire à la fois, la personne coite, malmenable, un peu veule et informe, et pourtant réfractaire? A suivre et à creuser (J’adore ce portrait de Virginia Woolf par elle-même : “femme d’âge mûr, mal fagotée, tatillonne, laide et incompétente ; vaniteuse, papoteuse et futile”. C’est un très grand courage de se voir comme vous voient ceux qui ne vous aiment pas. Il faut beaucoup d’humour.)
Ah Cléa, voudrais-je te rendre coite et un peu flexible ? Élargir un peu ton champ de vision, qui ne voit plus désormais qu’avec des œillères ?
C’est un fait bien remarquable que, lorsque tu as dit : “Les choses ne sont plus les mêmes entre nous depuis Landmark”, ma première réaction ait été de me coller le colis sur le dos, de m’accuser moi-même : je n’ai pas été assez bonne camarade, je ne t’ai pas assez soutenue, je n’ai pas partagé ta révélation avec suffisamment d’enthousiasme, je ne t’ai pas partagé assez de choses de ma vie ? Alors qu’à l’évidence le gâchis est venu de toi, qui t’es saisie de cette expérience pour renier tout le reste, ta propre histoire passée, tes amis un peu compliqués et complexes, les rétifs, les pas tout d’une pièce, les réservés ― comme moi. Pour toi, c’était : la conversion, ou la poubelle !
… Ma pauvre Mioutte, quand nous reverrons-nous ?
Merci en tout cas de m’avoir fait réagir et sortir de mon inertie, et ce à ton détriment. C’est vrai qu’on a toujours besoin d’un fou près de chez soi, et que c’est un jeu cruel : on lui confie un peu de sa propre folie, à lui de la porter. Mais toi, qu’est-ce que tu m’as confié de ton côté que tu ne supportais pas chez toi, de quoi donc t’es-tu délestée sur moi ? De quelles hésitations ? Quels doutes ? Contradictions internes, ou conflits et guerres intestines, désaccords entre toi et toi, que tu ne sais pas penser et nies avec férocité en me les faisant endosser ? Toi, la “tout d’une pièce”, moi, la “complexe”, l’hésitante, la timorée… ? Je n’y vois pas très clair, mais ce qui est sûr, c’est que, ton colis, il va bien falloir maintenant que tu te le réappropries.
Ce n’est que si tu le fais, si tu reprends ton faix, et si moi je reprends le mien, que nous pourrons nous revoir.”
1er septembre 2000
Mes petites résolutions
J’ai décidé d’être plus glamour.
J’ai décidé de programmer à l’avance mes fins de semaines afin de ne pas me retrouver chaque vendredi devant un grand vide angoissant où s’engouffre illico Cléa.
J’ai décidé de ne pas revoir Cléa avant la Toussaint et de consacrer mes week-ends à écrire et à peindre, dans un projet suivi.
J’ai décidé que ce week-end j’écrirai quelque chose à propos des objets qui m’encombrent (le grand tableau du Pyla par exemple, dont mon frère Jacques m’annonce que Janine l’a fait emballer et va me l’expédier, alors que j’aurais dû le laisser dans le garage de Batucada).
J’ai décidé de ne plus inviter Noëlle à l’île d’Yeu.
J’ai décidé d’écrire quelques pages tous les jours.
J’ai décidé d’écrire quelque chose sur la signification familiale des objets.
J’ai décidé d’écrire ce que fut le monde de mon enfance à mes petits-enfants.
J’ai décidé de travailler une semaine 40 heures et la suivante zéro, et de commencer lundi prochain.
J’ai décidé d’écrire à l’inspecteur du travail pour avoir si c’est bien normal que les augmentations prévues dans mon contrat de travail ne soient pas respectées, et d’aller consulter à ce sujet le syndicat.
J’ai décidé d’écrire une lettre à Cléa.
J’ai décidé d’écrire aussi à Bérénice
J’ai décidé d’écrire une lettre à Baptiste et Annita.
J’ai décidé d’aller voir aujourd’hui l’exposition sur l’art copte à l’institut de monde arabe.
…. Ouf ! que de résolutions. Sans compter les histoires de banque, de plomberie et d’immobilier.
C’est ça, la rentrée !
*
1er septembre 2000
Chère Cléa,
ça y est, l’atterrissage… retour à la vie quotidienne la liste de bonnes résolutions. Je repense à notre dernier déjeuner et à ses explosions, malaise de t’avoir dit que nous étions “fâchées”. Fâchées, peut-être, mais, je l’espère, comme dans une querelle d’adolescentes ― c’est la remarque que tu as faite, je l’ai bien aimée. Comme tu me reproches de ne rien dire de moi alors que tu te mets à nu, je prends la plume, tout simplement parce que c’est ma façon à moi de me dire ― je n’en ai guère d’autre. Surtout, je n’aimerais pas que ce mot “fâchées” résonne dans tes oreilles comme un synonyme de “brouillées”. Pas envie. Tu me manquerais trop.
… J’espère que ton été s’est bien passé et a été fécond et reposant. A l’île d’Yeu, j’ai vu défiler toutes sortes de personnes ― des femmes, toujours des femmes, et, pour finir, ma petite-fille, la chère chérie Shérane ― je n’ai eu que huit jours de solitude.
J’ai vu également défiler toutes sortes de lumières atlantiques, d’une diversité et d’une magnificence épuisantes ― la beauté, comme tu le sais, est très fatigante, elle vous déborde, et le simple consentement à garder les yeux ouverts devant elle est un acte audacieux, presque combatif.
J’ai vu défiler des couchers de soleil et des yeux noirs, et même un rayon vert, j’ai désherbé comme une folle, dans une étrange conversation sensuelle avec la fougère et la ronce, j’ai nagé comme un thon, et me suis sentie quelquefois apaisée.
Et me voici à présent, rue Boussingault, reprise par la contemplation tenace de la fenêtre de ma cuisine et de ses géraniums dansants. Qu’ont-ils donc à me dire, que je suive ainsi leur croissance comme on regarde pousser des enfants ?
Ce dont ils me parlent, je crois, c’est du temps. De la germination.
Je t’embrasse,
(Eh bien voilà une première résolution de tenue. Plus qu’à trouver un timbre.
Mais aussi : est-ce que ma lettre n’est pas un peu faux-jeton et placée sous le signe de ma peur de la perte ?).
*
Addendum aux petites résolutions
J’ai décidé d’avoir toujours un carnet et un crayon sur moi, pour noter ce que je vois et j’entends dans la rue ou bien dans ma tête.
J’ai décidé de moins regarder la télé et de lire davantage.
J’ai décidé de me coucher et me lever plus tôt.
J’ai décidé de faire un peu de yoga tous les jours.
J’ai décidé de me prendre désormais pour qui je suis, c’est-à-dire quelqu’un d’exceptionnel.
J’ai décidé d’exploiter désormais qui je suis.
J’ai décidé d’utiliser désormais ce que je suis.
j’ai décidé de ne plus faire la modeste.
J’ai décidé de cesser de raser les murs.
J’ai décidé de cesser de faire tout le temps semblant pour protéger les autres de ce que je suis.
… Et puis, j’ai décidé de ne plus me harceler intérieurement moi-même si je ne tiens pas mes résolutions !
Et puis, J’AI DéCIDé DE NE PRENDRE QUE DES RéSOLUTIONS QUI VONT DANS LE SENS DE MON FLEUVE INTéRIEUR ! !
Samedi 2 septembre
Coup de fil chez Rémy, voix d’Olga très aimable, j’y vais ce soir.
Je leur raconte que je suis en train de prendre des bonnes résolutions de rentrée. Ils me demandent lesquelles. Ça a l’air de les intéresser.
Rémy me parle de la Smile. Le projet (que m’avait dit Shérane), c’est de développer l’affaire d’une façon “industrielle” pour la vendre dans deux ans, pour la somme de 100 millions. Ils sont 50 à présent, ils visent à être 100. Rémy semble mélancolique, il se déclare plus “artisan” qu’industriel – comme Alain, et à la différence de Patrice et Cyril. Il reconnaît que ce développement ne peut se faire qu’au détriment de la qualité. “ Maintenant, il n’y a plus rien qui fait la différence entre nous et une autre société de service… Plus de savoir-faire exceptionnel.” Il conclut : “Mais si nous vendons 100 millions… Toucher vingt ans de salaire d’un coup… On a déjà eu une proposition à 50 millions, on a refusé.”
Le soir, film vidéo de leurs vacances en Italie et en Grèce. Naples, errance de chambre d’hôtel en chambre d’hôtel, plages du talon de la botte, Gallipoli, Otrante, Brindisi, Patras, Egine…
Au moment de me coucher, je tombe sur un merveilleux livre sur Picasso (les portraits de Jacqueline) puis avale d’une traite Stupeur et tremblements d’Amélie Nothomb, trouvé dans leur bibliothèque ― les livres marqués d’une pastille, comme le Jacques Réda qui m’avait intriguée en juillet, sont un dépôt de Safia partie pour Londres.
Dimanche, anniversaire de Pacôme, gâteau au chocolat en forme de cœur et décoré de fraises confectionné par Olga. Cinq ans. Nous évoquons avec Olga les souvenirs du jour de sa naissance : ils venaient de s’installer rue des Ramenas, Salvador était là, il collait les carreaux de céramique au-dessus de l’évier, Colette était restée à Dampierre, immobilisée par le poignet cassé de sa mère…
4 septembre 2000
Petits actes manqués :
vendredi soir, emporté par mégarde de l’AFCCC la poche en plastique qui enveloppait le pique-nique du bureau de l’AFCCC. Sur le coup de 9 heures du soir, coup de fil de Maryse Pascau (une administratrice qui habite le Gers, très imbue d’elle-même, et dont les propos au CA vont toujours dans le sens de payer le moins possible les salariés – surtout moi – et de tout faire pour ne pas respecter leurs droits).
“Ce n’est pas vous par hasard qui… ?
― Attendez, je vais voir… dans mon frigidaire… un fromage de brebis, un demi-jambonneau, un citron… C’est ça? Apparemment oui, c’est moi qui l’ai emporté. Qu’est-ce qu’on fait ?
– Vous le rapportez tout de suite !
– C’est impossible, je suis avec quelqu’un… et en plus sans voiture !”
Voix de la présidente qui a pris le relais au téléphone :
“Vous le rapportez tout de suite ! On a faim ! Si vous êtes avec quelqu’un, vous venez tous les deux !”
Petite commotion psychique devant tant de vulgarité. Furieuse, j’y vais dans la nuit. Sans trop me presser tout de même.
Autre acte manqué ce matin lundi : je ne retrouve pas ma carte orange noyée au fond de mon sac au moment de prendre le bus pour aller à l’AFCCC. Du coup, je fais demi-tour et m’installe devant mon ordinateur pour écrire mon journal.
(Petite remarque : le lundi n’est pas mon jour AFCCC…)
Coup de téléphone Cléa septembre 2000
Bribes notées
Elle : “Le plaisir, c’est de se dire qu’on va aller à des endroits de nos désirs de vie. C’est ça que je désire des proches. Je suis restée trop longtemps à éviter tous mes désirs de vie les plus profonds, car je me racontais des histoires. Le monde attend… Si moi je fais pas quelque chose…. C’est moi, cette démarche, je vais tenter avant de crever de réaliser mes vœux avec mes compétences. Qu’est-ce que je vais pouvoir mettre en place pour me battre, faire ce que je n’ai pas osé faire ?
Ce qui est clair, c’est que je n’y arriverai pas seule. L’amitié et la famille. Je pense que, quand on est dans des espaces où des gens nous aiment, dans le regard de l’autre, on peut être soutenu. On a des choses tellement en commun. On peut vraiment se soutenir, et même d’en rire. Ma colère, c’est de me dire : nous avons des qualités inouïes et on ne les exploite pas, ça me rend dingue. Ce que je réclame de la relation avec mes proches, c’est ce soutien.
Je ne t’ai jamais délégué… [mes ambitions??]
Je te vois des qualités formidables, une puissance, tu ne la soupçonnes pas comme elle peut être active. J’ai dit que notre relation est devenue inintéressante, pas toi… Et nous…. Je vois bien que c’est un vrai travail de chaque instant. Qu’est-ce que je veux de ma vie, très précisément ? Ça concerne la peinture, entre autres, mes relations avec les hommes, une qualité de plus en plus grande avec mes relations amicales, si ça fait passer le temps, pas intéressant… si ça repose, c’est pas pour moi.
“Je ne me suis pas battue pour être vivante, mais je n’ai pas été à l’écoute d’être authentique, engagée…. mais je l’ai pas inscrite…. je n’étais pas vivante avec les autres… Les autres insignifiants. Nous, nous étions dans une place où il y avait un droit de passage, est-ce que les gens sont bien ou pas ? C’est pas ça le problème.
C’est sur la planète Terre avec les autres que je veux être.
Seule, moi, tout se passe bien!
Moi : C’est déjà énorme !!
Elle : Pour moi, c’est rien. Pour moi, ce qui est excitant, c’est d’être avec les autres….
Cette trouille d’échouer… Aux Arts déco, j’ai été reçue deuxième. J’avais les meilleures notes partout, mais j’avais une note éliminatoire. Un prof a dit : Non, mettez-lui le minimum…
Moi je fais le deuil de ne pas aller dans la vie comme l’adolescente sans comprendre qui j’étais. A chaque fois qu’on se fait des reproches ou qu’on fait des reproches à l’autre, on n’avance pas. Avec le caractère que j’ai, je reprocherai, mais je peux le lâcher si je le distingue (N.B. vocabulaire Landmark).
J’ai compris le deuil que je devais faire, ne pas être crispée pour réussir, je veux le tenter, peut-être que je veux aller à un endroit qui ne me réussira pas, mais tant pis, faut que j’y aille.
Avec toi, je me disais : Faut que ça s’arrête ! Ma vie ne m’amuse pas, elle m’ennuie quand je recule de quatre pas. Je veux ça pour ma vie. C’est ça qui ressurgit. Je me disais : Si je ne le résous pas, ça va revenir et ça sera pas rigolo. D’oser avoir eu des cris comme ça avec toi qui étais mon amie, je me disais : Mais qu’est-ce que tu es en train de faire ? Qu’est-ce que tu es en train de bousiller ?
Ça m’a coupée la relation à l’autre. On se dit : On s’en fout, on passe à quelqu’un d’autre ! Adolescente, je me suis dit : Si tu vas pas y voir, ça va te retomber dessus. Je fais avec ce que j’ai.
Peut-être que ça va échouer.
Si ça réussit, c’est ça que je voulais.
Moi : Se forcer ou s’efforcer, c’est pas pareil.
Elle : En découdre de ça, je suis 24 heures sur 24 en lutte, en vigilance d’être continuellement vivante et de ne pas me désister de ce que je veux avec toi… Parce que je sais que ça va me bouffer la tête. C’est cette lutte-là que je ne veux pas lâcher. Je suis dans cet état d’esprit d’être vivante et pour moi c’est une lutte, dans cette vigilance à rester vivante, mais je suis comme toi à me dire que l’harmonie, ce serait bien…
Moi : De mon côté, en ce moment, j’ai besoin de me ressaisir, peindre, écrire, me retrouver… Et j’ai décidé de ne pas te revoir avant la Toussaint, pour me laisser le temps de me retrouver moi-même.
Elle : Il y a là quelque chose qui est contre... La restauration (de l’amitié), ça ne se fait pas à des milliers de kilomètres. Ça ne me plaît pas. Quand on va se revoir, je vais me dire : Oh là là ! il va falloir que je fasse attention !
Toi tu attends tout le temps que les gens fassent des trucs pour toi. Mon désir de peindre, c’est bien ça qui est difficile pour moi, c’est mon désir de peindre, c’est pas le tien. Tu fais un portrait de moi qui est terrifiant.
Mon expérience, c’est qu’il y a des choses où tu vas être détruit et il y a une parole et c’est restauré. C’est magique !
Tout le temps parler de l’action sans faire l’action, ça ne colle pas. C’est pas dans trois mois !
Ce que j’ai constaté, c’est que j’étais incapable de vivre ma vie avec l’autre, que la place de mes désirs soit… Je t’écoute complètement ou je t’écoute pas du tout.
Moi, j’ai pas besoin de vivre sur une planète déserte pour vivre ma vie… Je peux vivre mes désirs devant les autres. J’ai eu souvent l’attitude inverse avec ces deux familles, par exemple, la négociation d’un film, je n’ai pas grandi de mon incapacité à avoir accès au désir de l’autre.
C’est une étape que j’ai vue, distinguée, mais maintenant j’ai à la coltiner, à la pratiquer. Par exemple, toi tu dis : Moi je veux m’enfermer, et moi je dis non. Mon désir, c’est…
Moi : Sur le fond, nous sommes bien d’accord : nous voudrions nous retrouver. C’est sur la méthode que nous divergeons. Moi, je pense qu’il faut prendre du recul, remettre de la distance.
Elle : L’amitié, ça se pratique ! La vie, c’est en la vivant !
Moi : Ça, c’est des phrases toutes faites ! Moi, je pense autrement.
Elle : C’est ce genre de petite répétition que je perçois 5 sur 5, elle fait de l’humour et elle me plante la gueule ! J’ai envie de dire : On fait ce que tu dis, mais… J’avais le sentiment que c’était moi qui n’étais pas souple, mais je vois bien qu’il n’y avait pas que moi.
Moi : Je suis d’accord.”
*
Elle : “Moi, j’ai pas envie de vivre à travers la peinture, j’ai envie de vivre, que ma peinture soit vivante, ne soit pas un substitut. Moi, je veux vivre avec le monde entier. Je veux aller aux endroits où j’ai tout le temps fait l’impasse.
Je ne sais pas ce que tu attends. J’ai parlé de la rivalité. Ça a été présent dès l’adolescence, s’il y avait une rivalité, je me mettais en dehors. Il va falloir que je me le coltine.
La paix, c’est un mot que je ne comprends pas. Être en paix avec moi-même, c’est être en relation avec moi-même. Je n’étais pas en guerre, mon état d’esprit n’était pas de te vaincre. Je revisite. Tout ce que je découvrais en peinture ne me servait pas pour ma vie. Je ne vais plus me servir de la peinture pour découvrir la vie. Je vais maintenant avoir une vraie vision, me la coltiner de front, avec ma tête et mon corps.
Ça ne veut pas dire que, quand je suis en colère, je suis un être coléreux. Maintenant, je ne suis plus un monstre. Ça ne te donne aucune force de penser que tu es un monstre. Quand tu as blessé quelqu’un, tu te dis que tu es un monstre, tu n’as rien fait pour l’autre et tu t’es fermé son regard. Moi, quand ça quitte le registre de l’humain, c’est…. L’humain me fait hyper-peur, les réactions humaines me terrifient. C’est ça que je veux essayer de pouvoir vivre avec les autres.
(Je me suis dit) : Eh bien oui, j’étais en colère, parce qu’elle n’entendait rien….
J’ai pas vu que j’étais un être coléreux, je disais terrifiant, monstrueux, intolérable. Du coup, ça se contient dans du présent. Du coup, je peux le gérer dans une représentation, qui ne va pas m’anéantir. Je peux avoir une attitude à m’en occuper ou à ne pas m’en occuper. Quand ça me prendra trop la tête, certains de mes comportements, je les travaillerai. La colère, je ne l’ai pas travaillée parce qu’à travers cette colère, j’ai osé dire des choses que je pensais. Du coup, j’ai pu être en présence sur ma colère et ma tristesse qu’on ne s’entende pas. Je ne cherche pas à être Batman, ma seule raison c’est d’être vivante. Je ne sais pas où je vais en amitié avec toi, mais maintenant, je veux éclairer des choses qui permettent ensuite d’avoir du plaisir…
(Sans quoi), moi, je te verrais sous un jour insupportable, je veux une qualité d’amitié. Je n’ai pas le désir, ça ne me plaît pas d’être en colère. Ça ne m’a pas abattue comme quand je ne dis rien. Quand j’ai peur que tu sois goguenarde, je ne veux plus être sans rien dire. Ça m’anéantit au-delà même de notre amitié et je ne veux plus ça. C’est ma ligne de conduite que je te raconte. Ça a généré beaucoup de conversations.
C’est le cadeau de Landmark, j’ai été accablée de voir que je m’étais servie de la peinture pour ne pas être vivante. Je me faisais croire que c’était ma vie, mais je ne me coltinais pas cette chose si embarrassante de se confronter à la matière de la vie. J’ai fait une métamorphose, je ne suis plus dans cette confusion. Ma façon d’aller directement à la chose qui fait mal, maintenant je ne veux plus évacuer, on transforme…
Mon caractère, c’est d’être exigeante d’origine, si tu es souple avec toi, tu le seras avec les autres. Du coup, on est attiré vers les autres. Les autres, c’est la cerise sur le gâteau. C’est eux qui nous révèlent le bordel, mais c’est eux qui nous font jouir.
Vigilante de l’amitié, je faisais très attention à partager des choses, à m’intéresser à l’autre, à approfondir les choses…
Sans date
Annita,
enfin ma réponse à ta lettre. Pardonne-moi si j’ai mis le temps. Le temps est un problème pour moi. Je remets beaucoup au lendemain, et même au surlendemain, comme si j’avais le temps – je sais pourtant que le temps est compté, que ce que j’ai loupé aujourd’hui, en éveil, en vigilance, en présence à moi et aux autres, est peut-être loupé pour toujours.
Corollaire : chaque moment compte, chaque moment est irremplaçable, chaque semaine, chaque rencontre, chaque conversation, chaque invitation à dîner… Bref, chaque moment de la vie est une grâce – mais à condition de ne pas s’endormir dessus, de ne pas être, comme tu dis de toi, “une grosse paresseuse”… Une grâce, à condition d’être vigilante. Une grâce, c’est donc aussi un travail, moi qui voudrais tant que « ça vienne », tout seul, à mon insu, presque sans moi…
Avant d’oublier : je vais rechercher à l’AFCCC le livre d’Eiguer sur Le Pervers narcissique et son complice. J’espère le retrouver, car ce livre a fait un tabac, et il y a à l’AFCCC comme ailleurs des gens qui empruntent des livres et omettent de les rendre.
Tu dis que tu réussis finalement à écrire “des choses” et que cela te plaît vraiment. Serais-je un peu jalouse ? Ce qui me touche, c’est que tu aies envie que je te lise, et envie de me lire parfois. Moi aussi, j’aurai envie de te donner à lire des textes – comme l’autre soir dans la voiture où je t’ai confié, ainsi qu’à Baptiste et à Gilbert, une sorte de poème imparfait. Je te l’ai filé à l’aveuglette, comme on jette une bouteille à la mer, sans trop savoir, car pour moi, écrire n’est pas un acte social, c’est le contraire de montrer, écrire, c’est cacher – c’est écrire en cachette… Et voilà que je reviens à ma mère. Enfant, je me serais fait couper en deux plutôt que de lui montrer mes rédactions. Être lue, mais pas d’elle. Être lue, mais d’un inconnu, de quelqu’un qui ne vous verra jamais. Écrire sans être vue.
Ton texte, Feux d’artifice, commence par une peur terrible. Et par un “ça” : C’est… ENORME… peur terrible. Ton célinien. Tu parles de toi en disant “vous”. “Vous vous demandez si vous n’êtes pas devenue complètement cinglée de vous être mise dans des états pareils”. Ce “vous” est une façon de te désengluer de ton moi en perdition, de te donner de l’oxygène. De te rendre compte que, sous le raz-de-marée suffocant, il y a une énigme. Tu commences une enquête, après avoir déposé “ça” chez B.
“Et c’est ainsi que ma mère fait son apparition”. La mère admirée, mère feu d’artifice, qui a pris tout le MOI du monde pour elle. La déesse barbare dans sa splendeur archaïque, celle qu’on adore, celle qui vous éblouit, car on a toujours besoin d’adorer. Ce besoin-là, comment s’en déprendre ? En n’adorant qu’un dieu inconnaissable, séparé, et surtout sans image ? En récitant à l’infini les litanies de la Vierge : Ave stella maris, felix coeli porta ?
Pour un mot que l’enfant a dit, un tout petit écart , un besoin de limite, une protestation de petite différence, QUI SUSURRE: “je ne suis pas ta chose, pas seulement”, la grande déesse s’effondre. La voilà transformée en flaque d’eau et elle te menace de mourir… Te voilà avec sur le dos le sentiment que si tu veux être qui tu es, c’est ta propre origine que tu anéantis. Comment honorer son père et sa mère, juste les honorer, sans plus et sans excès ? Tu protesteras, bagarreras, prendras sûrement la fuite. Mais intérieurement ? Comment peut-on ne pas être loyal à sa mère sans se renier soi-même ? Tu te mets au boulot afin de restaurer la statue que tu crois avoir brisée. À toi de relever ta mère.
Mais peut-être la seule façon de la relever, c’était d’oser être toi-même ? Qui te dit qu’elle serait heureuse si tu étais folle à lier, complètement laminée ? Peut-être t’a-t-elle transmis comme mission inconsciente de ne pas tomber dans les mêmes pièges qu’elle, dans les mêmes douleurs qu’elle ?
… Donc, tu vois, ton texte, que j’essaie de suivre pas à pas, me passionne. Je m’y identifie sans mal, j’aime ce style direct, violent, syncopé, haletant, qui se rythme sur l’émotion de façon presque physique.
Ce que je désirerais lire dans la suite de l’enquête que tu fais : un récit de la scène-clé où la Dame s’effondre, avec les circonstances concrètes. Qu’est-ce donc que tu lui avais dit ou fait ? Quel âge avais-tu ? Y avait-il d’autres personnages? Etc.
J’aimerais poursuivre cette lettre comme un simple journal, mais il faut que je l’envoie. Je te la maile en cachette du bureau.
2001
Jeudi 1er février 2001.
Déjeuner chez Cléa à Bougival. Houleux. Au camembert elle me lance : « Comme tu ne me donnes plus rien d’humain… » C’en est trop. Je me lève, ouvre la porte. Salut. « Dominique…. ! » Tiens, elle se rappelle mon nom ?
Trop tard.
Sur la petite route luisante qui mène à la gare, j’écris dans mon agenda la petite phrase « rien d’humain », tant je l’ai encore dans les oreilles. Si j’attends, j’oublierai le mot à mot.
Le 25 février 2001
Chère Cléa,
Envie de continuer à t’écrire. Pourquoi me taire ?
En même temps, c’est bizarre d’envoyer une lettre à quelqu’un qui vous a fait comprendre qu’il ne répondrait pas à vos lettres (par écrit, je veux dire). Et vous signifie du même coup que vos lettres sont des procédés violents. Donc, forcément, j’hésite, je rumine, je me retiens… Tout ce que tu détestes en somme (mais ce que tu détestes peut-être le plus, finalement, c’est que l’on marche dans tes injonctions).
Cette nuit, il a neigé sur Paris. Dans la cour, lierres et pots sont enluminés d’un blanc éclatant, un joli soleil d’hiver frissonne. Avant-hier, je me suis égarée porte de la Muette, sorte de bout du monde, lisière à la fois désolée et luxueuse, pour aller voir l’exposition Signac au musée Marmottan. Première fois de ma vie que je mets les pieds au musée Marmottan… Mais comment le trouver ? Une Japonaise avec bébé tourne en rond dans les pelouses râpées, un plan de Paris ouvert entre les mains, elle m’accoste. Je m’amuse de voir que l’Asiatique du bout du monde et la native de Paris XVe sont aussi égarées l’une que l’autre en ce lieu hors du monde, ou, du moins, hors de l’ordinaire : ça ressemble à à la mise en scène par un rêve d’un lieu d’errance initiatique. Dans sa poussette aux transparences plastiques, le bébé dort, petit Bouddha vivant. Comme deux aveugles, la jeune femme étrangère et moi, appuyées l’une sur l’autre, trouvons le lieu que nous cherchons, qui se cache avec art jusqu’au dernier instant derrière les merveilles architecturales de l’avenue Raphaël.
… Avenue Raphaël… Était-ce le chemin vers cette autre merveille, sorte de bande dessinée d’une vingtaine d’épisodes au musée du jeu de Paume, et intitulé “Raphaël et la Fornarina” ? On y voit le voyeur apparaître derrière un rideau, puis devenir le pape, puis en être bouche bée, puis en tirer la langue, puis sortir, revenir, demander une chaise, puis s’asseoir sur un pot, puis avoir un drôle de chapeau, puis Michel-Ange se cacher sous le lit, les voyeurs se multiplier de profil tandis que le peintre et son modèle tournoient en fastueuses arabesques palettiformes, le peintre ne lâchant jamais le pinceau dans ses ébats avec la voluptueuse qui, dans des toiles ovales, se métamorphose en Madone au petit Jésus.
Peintre, modèle, voyeur, cacheur, montreur, dissimuleur, joueur de cache-cache… Parfois, je pense avec curiosité à ton texte sur “Voir et regarder”. Mais le lirai-je un jour ?
À cette exposition Picasso, j’ai pensé à toi, me suis souvenue de nos bonnes rigolades à d’autres expos Picasso – pas la dernière, nous marchions déjà sur les œufs.
Voir et regarder… Pour moi, il y a dans ces deux termes le thème : de face et de dos. Regarder l’autre en face, ne le voir que de dos.
Pour moi, regarder, c’est regarder des choses. Voir, c’est voir une personne.
Je m’interroge sur ce mémorable samedi 7 février 2001 où j’ai pris la fuite de chez toi à la suite de cette phrase : “Comme tu ne me donnes plus rien d’humain…”
Tu dis parfois des phrases si incroyables que, par la suite, je n’arrive pas à m’en rappeler les termes exacts, je me demande si je n’ai pas rêvé. Là, je l’ai notée sur mon agenda, rue des Sentes, pour être sûre. Mais l’enchaînement exact avec ce qui précédait, je ne m’en souviens pas bien. J’étais déjà dans le brouillard.
Qu’est-ce qu’on a dans le cœur quand on dit cette phrase-là ? Est-ce une phrase dont a soi-même été victime, ou pense-t-on que c’est anodin, une façon de parler comme une autre ? Sans doute aurais-je mieux fait de garder mon calme, de te dire d’un ton ferme que là, c’en était trop, qu’il fallait que tu apprennes à te limiter, comme on dit stop à une adolescente caractérielle qui vous crache des injures. Mais je ne suis pas ta mère et, d’ailleurs, étais-tu hors de toi, ou simplement en train de vouloir me soumettre en me manipulant jusqu’à l’os pour voir jusqu’où je pouvais m’aplatir ? J’ai donc reçu en plein visage cette phrase défigurante. C’était du vitriol. Autour d’un camembert, et au mépris des lois les plus élémentaires de l’hospitalité, qui me défigurait, me chassait ainsi de l’humain ? Etais-je dans une tanière ?
Si je reste nuancée, complexe et interrogative – tout ce que tu détestes –, je pourrais dire que cette tigresse, cette Circé qui me transformait en pourceau n’était sans doute pas la toi qui es toi, mais quelque autre, embusquée, qui te manipule à ton insu, et dont tu devrais un peu plus t’inquiéter.
Oui, elle était terrible, la dernière phrase entendue de toi !
– Non, ce n’était pas la dernière. La dernière, c’était, sur le seuil de la porte : “Dominique!” Là, on rentrait dans l’humain. Comme si, n’apercevant plus que mon dos, tu me reconnaissais : “Dominique !”. Et comme si, auparavant, dans le regard frontal, ce n’était pas moi que tu voyais, à qui tu t’adressais, mais un miroir déformant, un miroir de sorcière, qui te renvoyait sous mes traits une figure haïe de ton théâtre intérieur. Mais il y a eu ce retournement… Je t’ai tourné le dos. Alors, tu t’es souvenue de moi.
Ça doit être dur pour toi d’entendre ce récit, la façon dont je te transforme en Circé, et donc moi en Ulysse. Ce n’est certes que mon point de vue. Mais je pense que, dans ta façon de me rentrer dans les plumes pour que je cesse de me taire, tu veux la vérité. Et ce serait te mépriser ou te traiter comme une grande malade de ne pas te la dire.
Il y a entre nous des choses importantes comme la peinture, la marginalité (être à part), le rapport avec la folie (le génie ?), le désir de reconnaissance. Il y aussi une histoire d’emprise.
Longtemps, je me suis interrogée sur le brouillard, la perturbation psychique que je ressentais parfois avec toi. Tu es là, tu me parles, me secoues, m’apostrophes, mais tu ne me vois pas. Tu me regardes au fond des yeux, intense, le regard brillant, et je perds mes moyens. Trop d’intensité, trop de brillant. Trop de théâtre ? Trop de grandes scènes du 2 ? Ne peut-on se dire les choses à mi-voix ? Et ne peut-elle se retenir ?
Non, elle ne peut pas se retenir. Car justement, pense-t-elle, “c’est parce que je ne peux pas me retenir et que je suis comme ça que Dominique s’intéresse à moi”.
Erreur, Cléa. Je ne m’intéresse pas à toi pour ton cirque. Tu peux t’en dispenser. Tu es mieux que cela.
Le temps passe. Maintenant, quand tu me regardes, de tes yeux d’escarboucle, tu ne vois plus que des choses. Tu vois un tas de choses, un tas d’aspects, mais tu ne me vois plus. Moi, je vacille, gommée, annihilée. Je ne suis plus personne, je m’évanouis. Disqualifiée comme avec ma mère.
D’autant plus disqualifiée que je l’aime, que j’ai besoin d’elle.
Est-ce que ça a toujours été comme ça avec toi ? Je me rappelle, même par le passé, quand tout était riant, allègre, ensoleillé, au cœur de nos entrevues, un léger moment de vertige, où je sens que mes contours se dissolvent, où je perds ma forme et mon centre, me décentre. Invitée à une sorte de fusion, je me dilue, me vide, m’écoule, me disperse… Subtil vertige, vacillement agréable quand on s’aime et qu’on se comprend, même s’il reste inquiétant et engendre en moi une difficulté à m’affirmer en face de toi (et d’autres). Peut-être la peur du conflit, faire durer le plaisir de l’accord parfait… Mais aujourd’hui ?
Toutes les choses que tu me jettes à la figure, je m’y reconnais peu. C’est peut-être à toi que tu les dis, comme s’il y avait en toi deux côtés, qui se faisaient la guerre. Moi, je ne m’y retrouve pas, je file. Et toi, reprends tes billes.
Je regrette de ne pas t’avoir dit les choses au fur et à mesure. De ne pas les avoir repérées à temps, d’avoir trop fait confiance au temps. D’avoir attendu que ça passe, de m’être censurée par prudence, espérance et autres vertus haïssables. Je suis désormais persuadée que tu n’attends que ça, que je te dise stop, arrête tes délires, ou tout simplement “arrête de faire chier”. Mais, si je n’ai pas pu, sauf récemment, c’est à cause de ce brouillard, de cette attaque de la pensée que je ressens. Difficile en face de toi d’identifier sur le coup ce que je ressens ! de te répondre du tac au tac. Je suis trop “secondarisée”. Lente. Et tu le sais, tu me prends de vitesse. Tu mènes le scénario à la baguette. Pas eu le temps de réfléchir que déjà je suis prise au piège.
Marre de ce scénario qui patine. Mais je crois aux lettres, à toutes les formes d’expression où on a le temps de s’entendre penser. Imagine que je sois partie m’installer au Japon : tu ne m’aurais pas écrit ?
Nous voilà désormais physiquement bien loin l’une de l’autre.
Suis-je en train de te transformer en personnage de roman ?
De toutes façons, tout est inquiétant entre nous !
Mais grosses bises quand même de l’attaquée de la pensée qui reprend du dard de la guêpe !
PS. Merci quand même de me faire réagir, et de me donner l’occasion de t’écrire tout ça, car ça m’aide à penser. Tu sais que moi, l’écrivain, j’ai du mal à écrire. Mais quand écrire, c’est écrire à quelqu’un, c’est un peu plus facile. Donc, merci de cet acculement volontaire ou involontaire vers mes retranchements.
2 mars 2001.
Montreuil. Conversation avec Olga sur l’enterrement de sa mère.
« Elle avait une âme de pionnière.
Elle est de ceux qui ont fait fleurir le désert.
Paix à ta mère. »
Promenade dans Montreuil, maisons à vendre, agences. rendez-vous avec Century pour maison rue de Romainville.
Expo Signac au Grand Palais
Dimanche 4 mars 2001
En vrac : mes déambulations ruminantes, la figure d’Ulysse qui me revient comme porteuse de mon identité, mes marmonnements intérieurs dialogués au fil des pas qui frappent le pavé de Paris avec Cléa-Circé, que j’ai fuie, la tristesse qui me remonte à la gorge et même la dépression dès que je reste en place, comme ce dimanche matin, ne déambule plus, solitude, inquiétudes : “Pourquoi est-ce que je suis si seule ? Pourquoi on ne m’invite pas le dimanche ? Pourquoi mes enfants font appel à moi pour garder les enfants mais ne m’invitent pas le dimanche ? Suis-je si insupportable ? négligeable? asociale ? quelqu’un qui ne s’intègre pas vraiment dans les réseaux sociaux, mais qu’on préfère fréquenter entre les mailles, à titre “personnel” (genre Anne-Marie D, qui me dit que c’est merveilleux avec moi cette possibilité de relation purement personnelle, loin du chichi social et du théâtre des apparences, et donc ne m’invite jamais chez elle, me voit quasiment en cachette…) Clandestine ? Mal intégrée, toujours en danger de désintégration, comme si les fils qui me relient aux autres étaient de plus en plus ténus… Une lettre à laquelle on ne répond pas, un coup de fil qu’on diffère,, et tout est menacé. OK, c’est souvent mon fait, de ne pas répondre, avec sans doute l’idée de faire une “vraie” réponse, de prendre le temps d’une belle et mémorable réponse, et le temps passe, je n’ai pas répondu, et ensuite je n’ose plus relancer… J’ai aussi du mal aux coups de fil, comme si pour moi téléphoner c’était toujours proposer un projet, une invitation, et pas simplement bavarder…
Tout en vrac… Hier le Marais puis rue J.-P. Timbaud dans le 11e, image d’un Ulysse vieillissant dans les autobus, satisfaction et même allégresse d’avoir perdu plusieurs kilos et de ne plus me fatiguer à digérer des sucres rapides et des graisses, nouveau goût de la ratatouille sans huile, projets qui fomentent, envies qui fermentent quand je marche, exaltée par la ville, sa beauté, ses lumières, ses reflets, ses pans de murs qui au hasard d’une contemplation attentive par la fenêtre du bus se mettent à déplier un graphisme, une forme, une floraison, mes deux jambes qui se courent l’une après l’autre dans une légère dissymétrie et dans une alternance de sensations d’appui et de sensations de ressort, de tremplin ou même d’imperceptible envol, le souvenir qui me vient des dernières promenades avec ma mère et l’action de grâces que j’adresse aux nuées d’avoir encore la marche ― combien de temps ? La sensation aiguë que le temps est compté, qu’il faut remercier Dieu tous les matins en se levant de pouvoir se lever, trouver la verticale… Pas un jour, sans doute, où je ne pense à ma mère.
Et toutes ces bonnes résolutions : écrire un poème par jour… Apprendre par cœur un poème par jour le matin en se levant… Faire un autoportrait par jour…. Non, ça , ça ne fait pas partie de la liste. Pourtant, ce serait facile… J’ai arpenté les expositions, vu les autoportraits de Giacometti, et ses dessins si modestes au bic rouge et bic noir (du moins c’est ce que j’ai cru remarquer en collant le nez dessus).
Samedi 14 avril 2001
Clara aux urgences de Cochin. Opération à Port Royal à 22 heures. Grossesse extra-utérine et hémorragie.
Manque y passer.
Mercredi 18 avril 2001
Clara sort de l’hôpital, rentre rue Boussingault.
Elle ne tient pas debout. Je lui donne le bras au parc Montsouris, il faut qu’elle réapprenne à marcher. Je mets une chaise dans la baignoire, qu’elle puisse prendre sa douche.
Mon généraliste ne lui donne que huit jours d’arrêt de maladie. Elle est furieuse. « Je lui ai pourtant bien expliqué : s’il m’arrête quinze jours, j’aurai un remplaçant, si c’est seulement huit jours et ensuite huit jours, je n’en aurai pas, et mes élèves n’auront plus de prof de philo. »
Elle me dit : « Change de médecin. C’est un abruti. »
Jeudi 19 avril 2001
Mon cher Baptiste,
je reviens de Toulouse, chez Jeanne, où, malgré le temps pluvieux, j’ai passé neuf jours « épatants ». Toulouse, ses musées, ses églises à colonne en forme de palmier, ses cloîtres… Et puis aussi, le baron Haussmann était peut-être un peu loin. Le centre ville ressemble au Marais, porches, cours pavées, hôtels en fer à cheval, mais brique rose. Finalement, on s’embête moins en ville qu’à la campagne. Et c’est une ville où on peut faire du vélo.
J’avais décidé rentrer le vendredi saint (vendredi 13) pour aller aux offices orthodoxes. Bien m’en a prise. Clara me téléphone le vendredi soir qu’elle vient passer le week-end rue Boussingault – elle repart le lundi pour la Bretagne, où habitent ses vieux et chers amis Manu et Guéna – ex-gamins du Vésinet qui ont maintenant deux enfants trois-quarts et viennent presque chaque été avec elle à l’île d’Yeu.
Le samedi au déjeuner à peine arrivée elle se plie en deux, mal au ventre. Puis de plus en plus pliée en deux, SOS-médecins, je te passe les détails et l’angoisse de l’attente aux urgences de Cochin une veille de Pâques, sur tous les murs et portes des affichettes blanches : « en grève ».
A neuf heures du soir on l’opère de façon réellement très urgente d’une GEU – ce sigle cabalistique veut dire grossesse extra-utérine.
Elle est rentrée hier chez moi, ce qui a un peu compliqué ma reprise de travail. Elle a perdu la moitié de son sang, elle était en pleine hémorragie interne quand elle disait samedi son ventre « en train d’exploser », elle tient à peine debout. Mais je vais aller allumer un cierge ou même un peu plus rue Saint-Victor, car si je n’étais pas rentrée pour faire mes dévotions de Pâques, les choses auraient encore été plus difficiles pour elle. Elle n’est pas passée loin.
À présent, nous profitons de la douce régression du cocooning, je corrige mes épreuves d’imprimeur à la maison – depuis Toulouse, où j’ai été les chercher « en mains propres » chez Erès, je les balade avec moi sans jamais réussir à m’y mettre, ni dans le TGV retour (je lisais la correspondance d’Hannah Arendt et Mary MacCarthy, ni dans la salle d’attente des urgences, ni ensuite à Baudelocque, et ni même ce matin assise devant la fenêtre de la cuisine à regarder des bourgeons d’érable se transformer en pompons vert tendre et mon pot de ciboulette coupé en brosse repousser sous la pluie.
Hier, au bureau, le nouveau gestionnaire qu’on attendait le matin et avec qui des gens avaient rendez-vous n’était pas là et n’avait toujours pas donné de ses nouvelles quand je suis partie pour Baudelocque « faire » la sortie de Clara – entre treize heures, l’heure prévue, et seize heures, l’heure d’arrivée de l’ambulance, j’aurais pu corriger des épreuves, mais j’ai surtout rempli des papiers et fait les cent pas. Le cloître de Port-Royal est une splendeur et c’est un lieu public, malgré la porte dérobée. Moi qui cherche parfois le dimanche dans Paris des jardins calmes et non envahis, je crois que j’ai trouvé ! …
Je reviens au nouveau gestionnaire, mes premiers contacts avec lui ont été très bons (séduction, déclarations de « transparence », de « concertation », l’air d’écouter), mais ensuite j’ai vécu le même sentiment de malaise et d’angoisse qu’avec le sieur W.A. (« Si vous estimiez que vous ne pouviez pas assumer vos fonctions en vingt heures, vous n’aviez qu’à refuser », « l’historique et le passé ne m’intéressent pas, il faut regarder l’avenir », « votre employeur ne vous a jamais demandé de dépasser vos horaires, c’est à vous de vous débrouiller », etc.).
C’est un homme de cinquante-six ans qui a travaillé dans des associations à gérer des équipes beaucoup plus importantes qu’ici et qui s’est retrouvé au chômage – il paraît bien soucieux de montrer son pouvoir, ou peut-être plutôt son « efficacité ».
Bien entendu on lui a demandé de rétablir les finances avant tout et il démarre sur des chapeaux de roues, hyper-zélé droit dans ses bottes. En plus ce que je n’aime pas, c’est qu’il entre dans mon bureau sans frapper. Je vais mettre un autocollant, « attention, génie au travail, prière de prendre rendez-vous » (après tout, on a un téléphone intérieur).
J’ai bien regretté mon absence au groupe Sens, surtout d’avoir loupé le récit de Nicole H. Cette femme m’effraie un peu, en même temps, chaque fois que je l’ai lue, j’ai été frappée par une netteté, une rigueur, un courage, une absence de blabla, qui ont à voir avec le dépouillement. Merveilleux que son énergie et sa générosité – je dirais son ardeur – lui aient été de son propre aveu restituées par le groupe, auquel en l’occurrence je m’associe pleinement.
Digression à propos du tableau de Delacroix à Saint-Sulpice, Jacob et la lutte avec l’ange. Question : qui est cet ange ? L’ange noir ? « Dis-moi quel est ton nom ». On rencontre toujours l’ange – mais quand ? On lutte toujours avec son ange noir, mais quand ?
Heureuse nouvelle que la sortie de votre livre – je me joindrai à vous le 26 avril avec plaisir, en souhaitant que ce jour-là monsieur le gestionnaire de l’AFCCC ne sera pas entré dans mon bureau sans frapper.
Phalanstère : après l’achat compulsif et loupé de Montreuil (ils ne m’ont pas aidée, mes chers enfants !!!) que secrétait l’absence de méthode et de concrétisation du projet « phalanstère », je me suis mise en retrait. Actuellement, il serait question d’un terrain à Arcueil, où construire du neuf. Jeanne, très zen, s’en remet à ses sœurs… Pourquoi pas moi ?
Mardi 1er mai. Réunion phalanstère à Arcueil.
Le 8 mai 2001
Coucou Jeanne,
Clara est repartie. Un peu tôt à mon gré, mais elle devait voir son médecin traitant, le mien, le rat, qu’elle a consulté, ne lui ayant prolongé son arrêt de travail que de six jours. Elle allait mieux, toujours assez fatiguée. Hier, elle a vu son toubib qui l’a arrêtée jusqu’au 25 juin. Il n’avait pas reçu le dossier médical soi-disant transmis de Port-Royal.
Tout ça pour te dire que j’émerge d’une période bien particulière et que je n’ai pas tout bien suivi du projet d’Arcueil. J’épluche les tableaux de Denis. Ce qui me tracasse, c’est qu’on n’est que six, et à six le projet n’est pas viable. Il faut au minimum dix personnes (les quatre célibataires et trois couples) et vous avez l’air très confiantes que cela se trouvera dans l’entourage d’Odile. De mon côté, j’en ai parlé à une certaine Florence, mais elle veut être dans Paris et le côté communautaire ne la motive pas. Dommage, elle est sympa.
Rémy me conseille de ne sortir aucun chèque avant qu’on soit réellement dix, il estime que le risque est trop grand pour moi vu le prix pharamineux du terrain. Il me dit aussi qu’il faut que je sois sûre, avant de lâcher tant de fric (20 000 F le mètre carré, frais de notaire et imprévus non comptés), que j’aurai quelque chose qui me convient à cent pour cent.
Il y a eu une réunion samedi soir chez Marijo à laquelle je n’ai pu assister, gardant à Houilles le jeune Bastien pendant que ses parents faisaient la fête à Étampes. Bref, j’ai été assez en retrait ces temps-ci.
J’espère que cela ne posera pas trop de problèmes si je n’allonge pas de chèque à la promesse de vente du terrain et attends qu’on soit plus nombreux. D’après Marijo en effet, si je relis ses mails, il n’y aurait pas le feu au lac. On peut ne payer que dans six mois. (Restent quand même les honoraires d’architecte pour la demande de permis de construire. 732.373 F HT de frais d’architecte en tout d’après le tableau de Denis mais combien à la première tranche ?).
Tu vois que dans la prise de risque, je me sens moins pionnière que les quatre sœurs Fabre ! Rien d’étonnant : vous quatre semblez fonctionner comme un seul homme, moi je me sens plus extérieure. Et plus anxieuse. Et acheteuse, mais pas promoteur !
Au fait j’allais oublier : est-ce que le terrain est actuellement viabilisé ? C’est-à-dire est-ce qu’il a l’eau et l’électricité ? Ces adductions sont-elles prévues dans le prix ?
Je téléphone à Marijo pour en savoir plus.
Le 12 mai 2001
Chez Chantal G au Pecq. Conversation sur le projet phalanstère. Elle me donne une bonne idée, conseil d’un architecte de ses amis : ne soyez pas vous-mêmes promoteurs, c’est un métier, adressez vous à un bon promoteur.
Dans son bureau, interrompue après mon brossage de dents par son appel plutôt impérieux, je m’entends dire : « Habiter, avoir une « maison », c’est une question de structure psychique, pas de mètres carrés avec ou sans terrasse. Bonne structuration du temps, bonne structuration de la journée. Ce serait ça, la vraie maison, une solidité de structure du temps, vivre dans la modestie, la modération – et non, m’entends-je dire, dans le cyclothymique, les vagues du trop et les creux de trop peu » (je dessine du doigt une grosse sinusoïde gonflée).
Chantal me parle de la question de la mère. La mère insuffisante, la mère rejetante. Réparer, reconstruire sa mère, il faut en faire le deuil, me dit-elle.
A propos des sœurs Fabre, elle emploie le mot « symbiotique » et je confirme. J’évoque mon impuissance à moi, petit organisme individuel, devant leur gros organisme groupal. « Comme si grâce à ce groupe de femmes-sœurs tu voulais reconstituer ta mère? – Oui, une mère à la fois intrusive et rejetante, mais aimante à sa façon, plus chaleureuse que celle que j’ai connue. »
Nous parlons de Loft Story : déclarations d’amour mais exclusion de l’autre. On y parle de « famille » (mafia ?), mais on met des caméras dans les toilettes pour éviter les suicides.
Faire le deuil de sa mère, ne pas la réparer ni la reconstituer… Je lui raconte que c’est justement le jour de l’enterrement de ma mère que Marijo, chez elle, m’a fait la proposition de phalanstère. Cette proposition d’adoption été pour moi merveilleuse. « Alors, je peux faire partie du kibboutz familial ? » En contrepartie, je suis celle qui leur signifie qu’elles sont aimées par l’extérieur : si je partage le projet, c’est qu’elles ne reconstituent pas simplement le corps de leur mère morte, en vase clos, mais que le monde les aime.
Comme me le dit Jeanne, « à Neuilly, tu représentais pour moi le monde extérieur ».
Chantal me signale en passant que quand on n’a pas Edf, on ne paie pas d’impôts locaux (vérifier pour l’île d’Yeu).
Vendredi 12 mai 2001.
Téléphone de Bérénice. M’entends lui raconter avec humour ma situation actuelle au boulot :
« J’ai du recul, je m’en bats l’œil, ça n’a plus d’importance.
– Si peu d’importance, ce qu’on vit au travail ?
– Donner beaucoup, recevoir peu… »
Groupe sens. Qu’est-ce qu’une maison ? (projet de texte)
Maisons perdues, maisons rêvées, maisons ratées. Maisons prisons, maisons sans air et sans lumière, maisons sur cour ou grand jardin. Marie, je te dédie ce texte.
Avec les maisons je n’ai jamais eu commerce facile. Même lorsque au Vésinet un grand jardin et une porte-fenêtre presque toujours ouverte se répondaient en une conversation tranquille, faisant communiquer l’intérieur et l’extérieur. Le tapis de laine marocain rouge et le tapis d’herbes vertes du jardin se correspondaient, je m’asseyais sur les marches du seuil, me sentant à la fois dehors et dedans, comme les chats en quelque sorte, qui, dès que vous touchez un bouton de porte, se frottent à vos jambes pour sortir, et, dès que vos refermez, miaulent pour pouvoir rentrer.
Mais, dès que je rentrais, que je fermais la porte-fenêtre, il y avait pour moi dans cette maison un poids, elle n’était pas légère, comme si elle n’était pas là pour me porter mais moi pour la porter, l’animer, presque la même relation que j’avais avec ma mère mais en un peu mieux.
Tout cela pour introduire mon problème de kibboutz, ou de phalanstère.
Je n’ai pas dit aux sœurs F que l’échec du projet de Malakoff m’a soulagée, quel ouff ! ni que mon malaise grandit. Pas avec Jeanne, non, mais avec les quatre soeurs en grappe. Odile au téléphone me parle de « faire confiance », » je peux t’affirmer qu’on a vraiment envie que tu sois dans le projet ». Moi je voulais la voir avec les plans de la maison en mains et que nous nous mettions d’accord sur une répartition claire du premier étage avant la promesse de vente. Elle dénie l’intérêt de la chose : « »Une promesse de vente, ça n’est rien, ça n’engage à rien, on verra ensuite la répartition avec l’architecte, ce ne sera pas un problème, on s’arrangera toujours, tu peux faire confiance. » – « Mais moi je ne me vois pas mettre une telle somme dans un objet sans contours. » Angoisse suffocante que cette absence de contours. Gros soulagement que l’opération capote.
Avec l’angoisse rentrée, je deviens sournoise et soliloquante. Peur de me faire exclure, peur de m’exclure moi-même, peur de ne plus être aimée. J’exprime mon besoin de clarté et de garanties préalables mais m’arrange pour ne pas me faire entendre. Le gosier étranglé par la peur de n’être qu’une chieuse rigide aux réactions défensives face à leur torrent de sororité et d’élans généreux.
Grave, cette sorte d’interdit de parler que je m’impose – que m’impose la loi du groupe. Parole nulle et non avenue que la mienne.
Épais silence terrorisé, peur de déplaire à Marijo la meneuse. Frousse de discuter avec elle comme si elle devait obligatoirement y voir une attaque frontale. Difficulté à répondre à chaque courriel de sa part adressé au groupe – alors que l’écrit est tout de même pour moi plus facile –, propension de plus en plus nette à faire bande à part et finalement ne converser qu’avec moi-même, rumination interne et auto-analytique, dialectique auto-marmonnante impuissante à me faire sortir de la confusion qui m’encercle. Tendance à plaider, à me justifier, plutôt qu’à m’exprimer.
Pour Arcueil, j’ai tout de suite dit mon faible enthousiasme. Sur les deux pistes, une à Paris, l’autre à Arcueil, je préférais Paris – ou alors, si banlieue, Montreuil. Mais le terrain était à deux pas du RER et il y aurait du jardin, alors…
*
A Toulouse, chez Jeanne, avec qui je n’ai pas du tout le même rapport qu’avec Marijo – Jeanne, elle, me demande vraiment quelque chose, elle me donne mais je sais que moi aussi je lui donne, notamment des choses que ses sœurs ne peuvent pas lui donner avec leurs a priori d’anti-intellectualisme primaire et leurs jugements péremptoires –, je parle de Marijo la meneuse. Claire-Marie, elle se qualifie de suiveuse. D’Odile, je ne sais rien, si ce n’est que ses sœurs l’ont entraînée à l’atelier d’écriture Bing.
Peur donc de ma maladresse, de ma brutalité de propos, de mon manque d’humour et de calme pour défendre mon point de vue. De mon émotivité, de mon excès, de ma façon de me taire trop longtemps pour ensuite laisser exploser une cataracte de propos abrupts.
Après un coup de fil avec Marijo et un mail de Claire-Marie demandant à chacun de préciser son cahier des charges, j’envoie aux trois sœurs la descriptions de mes désirs. Avec, en fin de lettre, une déclaration claire que je ne me sens pas les moyens d’être promoteur ou banquier, c’est-à-dire d’avancer de l’argent à quatre personnes fantômes ne faisant pas encore partie du projet mais que, bien sûr, on va très aisément trouver… De fil en aiguille, on est passé de l’idée d’un bâtiment de 700 mètres carrés à celle d’un bâtiment de 900 mètres. Folie des grandeurs ? Rêve éveillé ? Je me le demandais. N’attendait-on pas de moi que j’affirme le principe de réalité ? Marijo, l’hyperthyroïdienne, est-elle dans l’hyperbole ? Denis, l’ami BTP censé garantir par ses calculs la faisabilité du projet est désormais propriétaire de la maison voisine du terrain convoité, et seulement intéressé par l’achat d’un lopin de terrain pour se faire un jardin et une place de parking.
Je me prends à penser que personne ne croit vraiment à ce projet – sauf moi, la naïve, la jobarde. Que les sœurs F se jouent une sorte de Monopoly grandeur nature pour se donner des sensations. Lutte contre la dépression ?
La conversation avec Chantal G m’a un peu éclairée. Peur de la mère qui n’est jamais là quand vous avez besoin d’elle alors que vous, vous êtes là quand elle a besoin de vous. Deuil de la mère entourante, de la mère suffisamment bonne que je n’ai pas eue. Ne pas tenter de la reconstituer sans cesse en diverses situations qui foirent toutes et qui font d’autant plus cruellement souffrir que j’avais sans doute le fol espoir de récrire l’histoire.
Difficile d’assumer le décalage où je suis sans cesse, cette extériorité aux groupes symbiotiques qui est ma seule façon d’être au monde, et le manque de courage de dire ma position à temps.
Je dis à Chantal : « Il me faut bâtir ma maison intérieure, maçonner ma structuration quotidienne, résister à à l’intense plaisir de me laisser happer dans la volonté des autres. Plaisir qui me sert d’alibi tout en reconstituant à la fois mon père et ma mère, et l’enfance rue Berteaux Dumas. »
*
Combien d’heures fixes par semaine consacrer à écrire? Quels jours ?
Le soir, trop fatiguée.
Le mercredi et le vendredi matin ? De 9 heures à 11 heures ?
Pas plus. Surtout pas plus.
2 juillet 2001
Cléa,
Plaisir, joie de reconnaître ton écriture sur l’enveloppe. Sourire en montant l’escalier.
J’ouvre l’enveloppe.
« Blessée… perdu confiance… » Moi aussi.
Tu me manques, mais le style de relations que nous avions depuis près d’un an ne me manque pas du tout. Fatiguée, harassée, de cette incompréhension.
Par exemple, quand tu parles de mon geste “à froid” : s’il s’agit de ma fuite de chez toi à Bougival avec encore un bout de camembert entre les gencives, c’était un geste à chaud.
Mais à quoi bon ergoter, plaider, faire des mises au point ?
Je suis émue que tu prennes la défense de ma mère et reviennes sur la question de la mère. C’est certainement central, je ne sais pas bien comment.
Tu voulais que nous parlions de nos mères.
Tu as été blessée que je ne t’invite pas à son enterrement. C’était en effet stupéfiant, je n’avais rien compris. Je l’ai reconnu, moi-même frappée de stupeur. Je t’ai écrit à ce sujet. Cette lettre, je m’en souviens, toi pas.
Fut-elle vraiment écrite ?
Non, il n’y a rien de supérieur à t’écrire plutôt que te parler. C’est un signe d’impuissance et de besoin de trouver sa pensée.
Si les lettres sont pour toi lettre morte et les écrits pure fuite de la vie, les bras m’en tombent. Je trouve ça 1° bête à pleurer, 2° pas très gentil pour moi pour qui l’écriture est si importante, douloureuse et vitale. Peut-être ne t’en ai-je pas assez parlé. Protégé le jardin secret.
Tu m’as un jour parlé d’inquiétudes que tu avais concernant l’intelligence ― celle de ta mère, notamment, et la tienne.
Cela m’a semblé important. Que voulais-tu que nous partagions ?
L’intelligence, c’est un capital qu’on a tous (sauf QI vraiment inférieur), mais qu’on peut cultiver ou laisser en jachère.
À la génération de nos mères, les femmes n’avaient pas à développer leur intelligence, leur intellectualité, c’était le privilège des hommes, de PENSER.
Mais on est en 2001. Les filles lisent, pensent, écrivent, ont un ordinateur – même toi, me semble-t-il.
Pourquoi t’enferres-tu dans le discours plaqué du mépris de l’intellect et de la chose écrite ?
Est-ce parce que dans ton milieu d’origine, ce discours avait cours ?
Dans le mien, c’était différent. Mes grands parents, catholiques de province nés au 19e siècle, ont fait faire des études supérieures à leurs filles. Cette fierté s’est transmise.
Aujourd’hui, j’ai envie de te crier : réveille-toi ! Atterris ! Reviens parmi tes semblables.
Bref : pour moi, un écrit, ça se prononce avec la voix du corps (tout comme la peinture), et je sais par ailleurs que tu as lu Merleau-Ponty, demandé à Clara comment tu pourrais t’initier à la philo etc. Donc, avec moi, tu triches, tu fais la bête.
Ce n’est pas agréable pour moi de penser que je me trouve dans le rôle de celle qui t’incite à tricher, à t’autocaricaturer tout en m’hétéroflagellant.
Finalement, comme tu vois, je n’ai pas arrêté d’ergoter. La prochaine fois, je te ferai une lettre purement narrative, sur ce qui m’arrive et ceux à qui j’arrive.
La présente lettre, je la garde au tiroir, ou bien, si je l’envoie, tu la mets au panier.
Déjà juillet…
19 juillet-13 août 2001
Rémy et Olga à Yeu
Moi, j’arrive le 25 (juillet)
7 août : arrivée Clara
3 sept 2001
Lettre à Baptiste
Cher Baptiste,
merci de ta lettre. Je viens de rentrer, angoisse de retourner au boulot, où ne m’attendent pas, à mon sens, des choses très agréables… Intercepté à la photocopieuse un papier oublié du petit chef, qui envisage mon licenciement : d’après ses calculs, sur quatre ans, l’AFCC y gagnerait – donc, conclusion, moi j’y perdrais. J’ai fait faire le calcul de ma retraite : si je la prends en 2002, je récolterai 2 300 F par mois ; en 2005, ça avoisine les 3 700 F. Que de soucis !
L’île d’Yeu a été merveilleuse. Quand je suis arrivée le 25 juillet, il y avait Rémy et Olga, les trois petits et un couple d’amis avec deux enfants prénommés Valère et Anatole. Tous deux peintres – les parents – , la jeune femme a été élevée à l’abbaye de Sénanque, où son père animait des manifestations culturelles et artistiques, elle y a connu beaucoup de grands peintres et souffert que ses parents ne s’occupent que de leur centre et pas de leurs enfants…
Vivre avec Rémy, c’est un vrai tourbillon, quelle énergie en lui ! Comme dit Olga, « rien n’est impossible pour Rémy ». Tout Montreuil était à l’île d’Yeu : les amis peintres, une autre famille dont le mari est rédacteur en chef d’Aden, revue culturelle que je ne réussis pas à trouver dans les kiosques, et aussi un dénommé Alain, qui a entraîné Rémy à faire la régate du 15 août. Gens intéressants.
Ce qui me ramène à mon projet « phalanstère » à Arcueil : j’y suis allée hier pour une réunion, quartier moche, terrain miné de carrières, terre polluée d’arsenic et autres saloperies paraît-il, du fait du voisinage des cartes postales Yvon. Entêtement des sœurs F qui n’imaginent pas de solution de rechange et n’en démordent pas, elles y ont beaucoup investi d’énergie (pas mon cas). Bref, le projet me plaît, les gens aussi, mais pas le lieu. En outre, il faudrait être douze alors qu’on n’est que six (dont moi qui hésite) pour que ce soit financièrement faisable. Pas de calculs financiers très précis en réalité, rendez-vous ce soir chez l’architecte pressenti… mais je n’y serai pas, c’est l’anniversaire de Pacôme. Déjà six ans !
Je rêvasse et classe des photos en albums… Les étés successifs à l’île d’Yeu ! Les photos où Pacôme n’était pas ! Celles où il marche tout juste ! Shérane petite boule aux cheveux courts et frisés, Shérane avec une frange, Shérane sans frange, déjà presque jeune fille ! Comme le temps passe ! Nostalgie. Et moi qui n’arrive pas à me décider pour le projet d’Arcueil, car le fonctionnement des sœurs F et la position de leader de Marijo, à qui les sœurs délèguent tout, me semble de plus en plus tribal et de moins en moins démocratique.
Suite de l’île d’Yeu : après Rémy, Clara. Seule, sans son chevalier servant, qui depuis sa grossesse extra-utérine l’a demandée en mariage, du genre ultimatum. Grande différence d’âge. Il a dans les 50 ans. Clara perturbée par l’ultimatum, mais les choses ont eu l’air de se négocier. Après le tourbillon Rémy (et le désordre titanesque dans la maison, car personne ne range jamais rien), Clara, c’est le calme, et les parties de scrabble où elle me pile avec constance – pas toujours quand même, sinon on s’ennuierait. Puis, arrivée de Chantal… C’est bien, une maison habitée.
Ni écrit ni peint, juste lu, coupé fougères, taillé haies, arraché ronces, nageotté, pédalé, bouffé. Je t’envie de savoir travailler en vacances ! Comment fais-tu ? Moi, je me dilue dans le bruit de la mer, contemple le couchant et fais des scènes aux herbes folles, qui me donnent une idée de l’infini, car avec elle tout est toujours à recommencer.
Le 3 septembre 2001
Chère Annita,
eh oui, passent les jours et trépassent les semaines…
Les vacances, l’île d’Yeu… Ne plus bouger, y être, être là…
Se pencher sur les herbes, arracher des oseilles sauvages, repérer la petite pousse d’un éléagnus et la replanter, l’entourer de cailloux blancs pour la repérer au printemps quand je reviendrai et que les herbes seront devenues si hautes que sa présence y sera noyée…
Cailloux blancs du petit Poucet pour retrouver la trace du rejeton
Au hasard d’un déronçage, je retrouve un microscopique érable transplanté depuis plus d’un an de la cour de la rue Boussingault. (Cour qui, soit dit en passant, transforme avec le temps l’interstice de ses pavés en érablière. Il en pousse même dans les gouttières des maisons du fond, ce qui me vaut chaque année le spectacle de l’honorable Monsieur V, propriétaire, juché sur une échelle en train de racler ses gouttières et d’en rejeter l’humus décomposé dans mes pauvres pots de fleurs).
Donc, sentiment d’être là, d’en avoir le droit. Discuter le coup avec les fougères, qui sont beaucoup plus là que moi. Elles sont même un peu là… Trinquer avec le chèvrefeuille sauvage, sécateur à la main : “Ah, c’est comme ça que tu t’y prends… que tu rampes… que tu te répands de racine en racine… et que tu prends toute la place… ma place !”
Je t’épargne l’arrachage de la belladone et la fascination pour l’infecte bryone ou l’arum pied de mouton, aux baies rouges toxiques, pour me réjouir plutôt de l’identification tardive de l’envahissante roquette (“très riche en vitamines”, dit le petit Larousse) ou de la pariétaire, mon ennemie de toujours, presque devenue une amie depuis que je sais son nom et ai lu ses vertus de tisane bienfaisante pour les reins dans La médecine du pauvre…
C’est ainsi que le monde existe, comme dirait Baptiste : dans l’entre-deux. Ici, entre les herbes et les femmes (or, j’y pense, ma mère a vécu au jardin des Plantes, lieu paradisiaque en ce sens que chaque plante y est accompagnée de son nom sur une petite pancarte, ce qui enchante leur perception).
Donc, le nez sur le sol, je connais. Se pencher, je connais. Mais aussi la beauté du ciel Atlantique, qui claque et change matin, midi et soir en variant tous les jours, et là, on devient verticale. Il y a l’allégresse du vélo, qui mine de rien vous fait voler car vous ne touchez plus terre (l’aéroplane du pauvre). Tant de beautés qu’en jouir est harassant… On est content quand la nuit vient. Et encore, on n’est pas quitte, la grande Ourse vous réclame, et les étoiles filantes, qu’on guette, comme si elles signifiaient que Dieu vous aime… Cet été, je n’en ai pas vu. Mais Clara oui. Les étoiles filantes dans les yeux de Clara, c’est encore mieux que dans le ciel, pas vrai ?
… Potasser la carte du ciel, le nom des nuages, la météorologie… savoir mettre un nom sur toute chose et transmettre ces noms à ses petits-enfants, comme les vieux grands-pères de campagne savent le faire dans les livres d’images… le vieux Jean-Michel, par exemple, dans le Jean-Christophe de Romain Rolland.
Et voilà mes souvenirs de lectures d’enfance… Le livre de lecture entièrement fait d’extraits de Jean-Christophe, avec des illustrations de Pécoud… Un manuel de lecture des années 35 ?? Je n’arrive pas à croire que ce livre où l’Allemagne et le Rhin jouent un rôle si ensorcelant ait été édité après guerre… Ou alors, pendant l’Occupation ?
Je rêve un instant à ce livre, où chaque mot menait à la musique.
Tu vois comme des herbes on en arrive aux livres. Me revient cette phrase : “Le monde est un grand dictionnaire vous savez”. Ou bien serait-ce l’inverse, le dictionnaire qui serait un grand monde ? Et nous nageons dans l’entre-deux : entre le dictionnaire et le monde, entre le papier et les herbes, il y a moi, qui tourne les pages. Et dévore les feuilles comme une chèvre.
(Comme l’écrit Lévinas, “Depuis Heidegger, nous sommes habitués à considérer le monde comme un ensemble d’outils… Ce qui semble avoir échappé à Heidegger, c’est qu’avant d’être un système d’outils, le monde est un ensemble de nourritures… Ce sont les nourritures qui caractérisent notre existence dans le monde. Existence extatique ― être hors de soi ― mais limitée par l’objet… Relation avec l’objet qu’on peut caractériser par la jouissance. Toute jouissance est une manière d’être, mais aussi une sensation, c’est-à-dire lumière et connaissance… Absorption de l’objet, mais distance à l’égard de l’objet. Au jouir appartient essentiellement un savoir, une luminosité.”)
… Eh bien, voilà qu’il pleut. Je ne m’en étais pas aperçue.
*
Le 7 novembre 2001 au Kremlin-Bicêtre
Ces années de rédaction en chef à Dialogue… années de pseudo-moi sournois, de chattemite, rôle d’éminence grise, qui fait les choses mais il ne faut pas le dire.
Je cherche désespérément dans ma tête gazéifiée la petite phrase lumineuse qui m’est venue il y a quelque mois sur le seuil de la rue Boussingault, alors que je poussais le portail, sentant vibrer le lourd verre cathédrale à l’intérieur de la ferronnerie noire. Une phrase allègre saisie par l’instant bref et se rappelant qui je suis. Mots furtifs, caresse d’ange, à quoi je pouvais m’identifier.
Peine perdue. Je n’arrive pas à retrouver la teneur de cet éclair de lucidité.
Message d’Olivier W. Sa générosité, sa capacité de lien social. Pourtant, au dernier cours chez lui, impression de tourner en rond. Je ne peins que ronds fermés, bouclés sur eux-mêmes. Alors que mon truc, c’est les rondes – les farandoles, les bonshommes qui dansent, les jambes qui s’agitent.
« Allô Dominique, c’est Olivier … j’espère que vous allez bien… je vous téléphone parce que… voilà… quelqu’un m’a demandé d’exposer dans un hôtel dans le 9e, moi j’ai trop de lieux d’expo et je pensais qu’on pourrait organiser ça avec quatre ou cinq personnes un peu avancées qui prennent des cours chez moi… je pensais à vous…. si ça vous faisait plaisir…. si cette idée vous intéresse est-ce que vous pouvez m’appeler… et à très bientôt Dominique au-revoir. »
8 novembre 2001
… Cette expo ça tombe bien j’y pensais – j’avais envie de VOIR un peu ce que je fais… Tout est dans des cartons. Ce que je fais, je le fais, mais ne le vois pas.
Idem, ne vois presque rien de ce que je SUIS. Tout est dans des cartons.
(J’en aurai acheté, des cartons à dessins !)
… Boulot : Pas dire qu’on est le chef. Pas dire qu’on est pressuré comme un citron. Pas dire qu’on sort de l’ordinaire. Pas dire.
Protéger, protéger tout le monde. Les protéger de la vérité.
Coup de fil de Cléa le 17 décembre 2001
Elle : « C’était compliqué pour moi. Je lâchais pas. J’ai eu le sentiment de faire tout ce que tu disais et (tache d’encre ) n’avait rien gagné. C’était assez formidable ton exposition car c’est l’endroit où on s’expose. Essaie de s’exprimer dans le présent, c’est agréable, mais le présent, y a une pression.
« Ton attitude, c’est de glisser, maintenant je comprends bien, c’est que…
« Dans l’ensemble, il y a des gens qui veulent s’exprimer et ils explosent, et il y a les autres qui font « tout va très bien » et qui passent, qui n’expriment jamais ce qu’ils voudraient exprimer, ils se rencontrent, mais on s’était déplacées, on ne se retrouvait pas, moi je l’ai exprimé.. Je te disais ‘ toi tu ne t’exprimes pas, pourquoi je suis revenue ? Je me suis dit : on n’a pas des millions d’amis, j’y retourne mais en sachant très bien qu’on n’avait pas affronté ce qu’on devait affronter : si tout à coup la relation explose, faut peut-être…
« Qu’est-ce que j’attends ? J’étais dans quelque chose, toute cette souffrance, le silence, je ne crois pas dans la vertu du temps, pour moi, ça détruit. Il a fallu que j’applique toutes tes règles à toi. J’ai écouté tout ce que tu as dit et je trouve que tu as… que ça ne marche pas. »
PEINTURE 18 déc. 01
Dans ma boîte aux lettres, carton de vernissage d’Olivier, 21 décembre, reproduction d’une de ses peintures. Bonheur de cette chose légère, coup de patte frôlant, peu appuyé, griffonnages. Aurait-il repris certains signes qu’il a vus dans mes peintures : silhouettes figuratives, bras levé à l’encre de Chine, coude fléchi, visage furtif ? J’ai parfois l’impression que ce que nous faisons à l’atelier lui donne des idées. Sensation aussi d’une réponse du berger à la bergère. Idée de la peinture comme un duo, ou de peindre en duo. Que ce soit musical et rien d’autre. Une écoute des chantonnements de ce monde ?
Chez moi, il y a de la pâte, quelque chose d’insistant, lourd, chez lui c’est plus aérien, désinvolte. Ce fameux lâcher-prise ?…
Cléa me dit : et si lâcher prise, c’était aussi renoncer à pouvoir lâcher prise ?
Et Bérénice : “ Et pourquoi ce ne serait pas appliqué, studieux, tâcheron, laborieux, obstiné, le lâcher-prise ? »
Tout ce que les amis m’ont renvoyé de nouveau sur moi à l’occasion de cette expo, où, finalement, j’accepte de m’exposer !