FÉVRIER – MAI 2004

Dimanche 1er février
Deuxième jour du stage « collage ».
Rue Jean-Pierre Timbaud, attroupement d’hommes qui assiège la mosquée. Qu’est-ce qui se passe  ?

À l’atelier d’Olivier, pour une fois, pas rencontré d’obstacle intérieur. Ni lamentation ni nausée. «  Le collage, ça me convient. Comme ça, je ne rencontre pas le mot peinture, qui me paralyse. Tout, sauf de la peinture. Du bricolage.  » Olivier dit que le collage, c’est aussi des ciseaux  : couper. J’ai structuré ma feuille selon les coups de ciseaux que j’avais donnés aux bords dans l’idée de faire un pliage (je voulais faire revenir le verso de la feuille en partie sur le recto, raison pour laquelle j’ai peint recto et verso). Idée de faire un objet, une sorte d’enveloppe ou de vêtement de papier, pas une surface plane. En route, j’abandonne l’idée. Mais ça me libère pour peindre. Je me reconnais dans ces trouées de couleurs râpeuses serties dans des traits noirs. Je rage  : «  Un tableau, c’est chiant  ! Rien de plus chiant que cette surface plane, rectangulaire etc.  » Lance la discussion sur les «  installations  » (pourtant, je déteste les installations  : rien de plus sinistre. Mais je comprends pourquoi on en vient là  : pour faire éclater le cadre du tableau.) Olivier dit «  La mode revient aux tableaux  !  »
Je finis par lâcher que je fais aussi de l’atelier de modèle vivant. J’en parle avec feu, fougue, volubilité. «  Comme ça, j’arrive au stage de peinture avec un plus grand détachement. Moins d’enjeux  ». Tout le monde boit mes paroles. Je fanfaronne  : «  Ça n’a rien à voir avec ici. C’est une construction. Comme de la géométrie dans l’espace.  » Ça intéresse tout le monde.
Pour moi, il est peut-être absurde de ne peindre que le recto de la feuille. La feuille est comme un corps  : elle a un dos et un ventre. J’aime l’idée que, pour que le tableau «  marche  », il faut au moins que la moitié soit cachée (symbolisant l’invisible  ?). Comme nous. Nous ne voyons pas notre visage. Nous ne voyons pas notre dos. Nous voyons si peu de nous.
Face cachée, peut-être sacrifiée. Admettons que les deux côtés soient sublimes  ? Nul ne verra jamais les deux à la fois.

2 février.
Je m’expédie chercher mes peintures pas sèches rue Saint-Maur. Catherine et sa simplicité, Sylvette et sa naïveté pathétique, sa transparence d’enfant battu («  Oui, oui, je ferai tout ce que tu voudras  »), plus quatre autres inconnues courbées sur leur mixture de sorcières. Quelle concentration  ! «  Olivier n’est pas là. Il est au café.  » Je ricane. Récupère mes peintures (sauf une), et d’autres signées JP, que je reconnais  : de Jérôme. (J’en prends quelques unes, pourquoi  ?).
Dans la rue, par la vitre du café, Olivier me fait signe. Il écrit.
Conversation avec lui sur sa proposition de «  formation de formateurs  ».
J’en ressors apaisée.

3 février
Soir de la saint Baptiste, groupe Sens. Bavardage impénitent de Gilbert, slurps de langue de Christine, Nicole qui parle peu mais frappe fort (son cancer ne lui a rien fait  : elle était déjà morte), Marie qui à la fois va droit au but, abordant avec courage les problèmes que lui pose sa solitude et son vieillissement, et fait marche arrière toute (tout va très bien madame la marquise). Moi qui me tais, morose, la tête pleine des émissions de France Culture et des entretiens avec Daniel Arasse sur les Annonciations italiennes, Annita qui croise les bras puis émet un malaise («  ça va trop vite, on n’approfondit rien, on ne prend pas le temps  »), Baptiste qui dit quoi, déjà  ? Et moi qui finalement bouillonne, n’en peux plus, me mets à parler à contre-courant  : 1. De ma gêne par rapport à la figure du Christ (reprenant un mot de Nicole  : «  Après la maladie de mon mari, je ne pouvais plus supporter d’entendre parler de la passion du Christ  »). 2. Mais je suis tombée récemment à nouveau sur la beauté des Christs de Giotto en feuilletant un livre sur la chapelle Scrovegni… et la beauté de sa Vierge («  Beaux comment  ?  » demande Annie Charlotte  ? Ma difficulté à répondre  : à la fois de lourds paysans italiens aux yeux noirs et des figures en majesté  ?). 3. Et si l’on parlait des Annonciations italiennes  ? Je soliloque, je passe du coq à l’âne.

Ce problème de composition… Composer avec le temps. Comme, en peinture, composer avec l’espace  : qu’est-ce que cette surface du tableau  ? quelle fenêtre sur quel espace  ? quelle interface entre mon espace et celui qu’ouvre le tableau (l‘«espace sacré  », dit Daniel Arasse)  ? que se passe-t-il sur ses bords  ? Bordure, frontières, rivage entre deux lieux hétérogènes… Bords noirs, traits noirs comme du rimmel qui me sont presque indispensables quand je peins, est-ce seulement pour contenir, cercler, cerner, ceinturer l’informe et l’éclatement  ? Ou est-ce aussi une interface, une région d’échange entre mon espace quotidien et celui du tableau  ?

Baptiste et Annita me retiennent à dîner. Je ne repars pas les mains vides  : Baptiste m’offre le livre de Daniel Arasse sur l’Annonciation italienne qu’il avait (miraculeusement) en double (encore emballée dans un papier rouge). «  Exactement le livre dont j’avais envie en ce moment  ! Que je voulais acheter  ! C’est miraculeux  !  »
Moi, je lui ai apporté Les origines de l’art chrétien, à l’Imprimerie nationale. C’était son anniversaire.
Toute la semaine, j’ai lu ce livre, pour essayer de comprendre quelque chose. Ou de voir.
Lu avec passion.
Je crois que j’ai vu comment s’organisait l’espace de l’Annonciation à la boucle d’oreille, d’Ambrogio Lorenzetti.
Avec Annita, nous prenons rendez-vous  : lundi (9 février) chez elle pour parler de notre projet d’écrire.

Sotto voce  : Écris! Écris tout, n’importe quoi, tout ce qui passe! Les choses ne se composeront pas avant que les signifiants majeurs n’apparaissent.

Samedi 7 février 04 (notes sur petit carnet)
Montreuil. Conversation avec Olga. Nous parlons peinture, livres, perspective. Je suis frappée qu’elle soit en train de lire les carnets de peinture de Léonard de Vinci (pris à la biblio). J’ai pensé à lui apporter le livre sur l’œuvre gravé de Rembrandt. Nous feuilletons. Ombre, lumière. Composition en triangle.
«  Tiens  ! Rembrandt, c’était son prénom, pas son nom  !?  »

En fait, elle n’a plus besoin de ce livre, elle en a pris un autre, sur les gravures de Rembrandt, à la biblio de Montreuil. Et aussi L’œil et l’esprit, de Merleau-Ponty. «  Difficile à lire.  » A vu un film sur le cubisme d’après le livre de Jean Paulhan. «  Ça m’a frappée, ce livre de Paulhan… Je n’en ai retenu qu’une chose, c’est que la peinture cubiste restitue tous les angles que vous avez quand nous vous promenez autour d’un objet… Une vision promeneuse. Je voudrais bien le voir, ce film. Est-ce qu’il existe en DVD ?  » Elle ne sait pas.

Dans la pièce blanche du premier étage qui lui sert d’atelier, elle me montre ses peintures. Natures mortes. Oranges, poires, bouteilles. Des gris-bleu, des gris-brun, l‘orangé qui ressort. Elle ouvre ses petits carnets, avec travaux préparatoires. Tout ce travail  ! Et moi la cossarde, la paresseuse  ; la nouille. «  Qu’est-ce que tu en penses  ?  » Je pense «  Marie-Noëlle la paresseuse, la négligente, la couleuvre… Et cette Olga qui travaille, qui prend son essor. Cette magnifique jeune femme. Cette magnifique femme, avec qui j’ai de plus en plus d’échanges. L’échange qui frôle la jalousie. La différence de générations, qui transforme la jalousie en stimulation, en identification. Acheter de la toile comme elle. Peindre à l’huile comme elle.  »
Il y a une de ses peintures qui tranche, des à-plats, une composition en diagonale, l’échine enroulée du chat qui dort sur le petit lit de Shérane (qui a migré de la chambre d’icelle à l’atelier de sa mère).
En parlant avec elle sur l’espace du tableau, je m’entends lui dire  : «  Le mur jaune au fond du couloir de Vuillard, qui revient vers le premier plan… Est-ce cela, l’espace que tu voudrais  ? Un espace qui part et qui revient, en un aller et retour, un va et vient, un mouvement permanent. Un éternel retour  ?  » Je fais avec les mains un mouvement d’écheveau  : la perspective fuit puis soudain bute et rebondit sur une lumière qui la fait revenir vers l’avant. La situation se retourne. Le lointain se retourne en proche. (Comment l’espace du tableau peut-il être à la fois dans le plan et dans la profondeur  ? Dans le plat et dans le creux  ? Telle est, me semble-t-il, la question du peintre. Si l’on n’est plus que dans la perspective et qu’on quitte la surface picturale, n’est-on pas dans le trompe-l’œil  ? «  Que le jour recommence et que le jour finisse…  » Ces mots me viennent à l’esprit.
Elle me dit  : «  C’est un peu ce que dit Merleau-Ponty.
Je ne me rappelle plus très bien ce que dit Merleau-Ponty (mais le livre est à mon chevet, donc, je regarderai).
Je m’étale en changeant de position sur le siège-agenouilloir que je leur ai offert. (Encore une chute). «  Il ne faut pas s’asseoir, là-dessus… Mais, au bout d’un moment, on a mal aux genoux.  »
«  Excuse-moi, je descends, j’ai des choses à faire.  »

Je me plonge dans les nombreux livres. Rembrandt, Léonard.
Bruit de porte, carillon. Voix de Rémy  :
«  Marino est partie  ?
– Non, elle est au premier.  »
Mais je ne m’attarde pas : rendez-vous au Zeyer avec Jeannine Altounian à 19 h 30.

Au moment où je pars, Rémy fait fort. Attelé à l’ordinateur, il pianote, parcourt la toile, cherche en vain sur Internet des hôtels du dernier moment pour aller au ski. Il déclare à Olga : « On va à tel endroit, on laisse la voiture, et on fait les 50 km qui restent pour aller à la station à ski… Ça peut être super, non  ? Un peu d’aventure  ! Faire du ski avec un but  ! »
Maman-Marino frémit.
Bien joué, petit Rémy  !

Lundi 9 février 2004.
Parmi les choses dites à la brasserie (tant de choses ! arriverai-je à les transcrire  ?)  :
Quand je lui parle de la sollicitation de livre de P. Delahaie, Annita qui me dit  : «  Un livre pour nommer les choses, pour mettre des mots sur que les gens vivent souvent sans les nommer, sans les identifier…  » Elle a senti que tournais un peu vite en dérision le projet («  Les conseils de Tante Marie-Noëlle  », «  Faites ce que je dis mais ce que je fais  » etc.) et par ces mots très fins elle me réconcilie avec ce projet.

Jeudi 12 février 2004.
École du Louvre, porte Jaujard, salle Délos : soutenance de thèse de Lucie Badiou sur « Le miroir dans la peinture du 17e siècle des Pays-Bas du Nord  ».
(Encore une magnifique femme. Faire son portrait. Sa voix tranquille et ferme qui s’élève, porteuse d’un sourire, qui me fait penser à celle d’Yvonne Conrath. Le jury sous le charme. Il parle de sa jubilation, de son absence d’a priori, de son esprit de synthèse. Je croque maladroitement Tapié, trogne large, rembrandtesque, cheveux drus et frisés. Le distingué directeur de thèse, coiffure à l’artiste, léger accent étranger  : silhouette très étudiée. Et le plus jeune qui était en retard mais parle le premier (Starky). Si gentil. Je retiens le mot «  jubilation  ». Jubila te… Réjouis-toi… Qu’est-ce que la peinture, sinon une jubilation  ? )

Ce soir, coup de fil à Montreuil. Voix d’enfant. «  Shérane  ? – Oui  ! –  Alors, où est-ce que vous allez, finalement  ? – On ne sait pas… On avait trouvé quelque chose, et puis ils nous ont renvoyé l’inscription, il n’y avait plus de place… – Rémy est là  ? – Il est parti. – Parti où  ? – Enfin… Pas encore arrivé. – Olga est là  ? – Elle est partie. – Tu es à l’ordinateur  ? – Oui. Tu as vu mon site  ? – Il était vide. – Il y a maintenant quelque chose. – Tu as fait ton site avec Papa ce week-end  ? – Oui… – Et tu as compris comment ça marche, Dreamweaver  ? Tu pourras m’expliquer  ?  »
Je me rappelle que le jeudi soir Olga est quelque part dans un cours de peinture et que les enfants sont seuls. Me dis que je pourrais y aller le jeudi soir.

17 mars 04
À Annita

Je tourne les pages de mon agenda. Points de repère. Nous avons déjeuné ensemble le 9 février. J’aurais dû t’envoyer quelque chose à lire le 4 mars. Mais rien. Le désert. Comme toi : pas envie d’être lue en cours de route.
J’aurais pu t’envoyer un texte à ne pas ouvrir, une enveloppe à ne pas décacheter. Les jours passent. Parfois, j’ai du temps devant moi. Belles journées à remplir de jambages.“Cet après-midi, je m’y mets, en attendant, pouce ! je vais faire un petit croquis. Améliorer mes photos sur l’ordinateur.” J’ouvre l’ordinateur. L‘après-midi arrive, je prends la fuite. Rien qu’une minute, monsieur le bourreau  ! Filer à une expo, décamper pour prendre des photos sur le bord de la Seine. Tout sauf ça. Jusqu’à ce que je me dise  : mais enfin, pourquoi est-ce que je me persécute avec ça  ? Cette soi-disant envie d’écrire  ? Ce devoir d’écriture  ? Cette rage à me persécuter, ne pas me foutre la paix. Question sérieuse. Que j’y renonce. Accepte une bonne fois de ne plus jamais écrire. A qui je veux plaire ? Qui je veux épater  ? Etc. Je prends la fuite devant le persécuteur comme devant l’incendie.
Voilà où j’en suis. En fait, ce conflit ambulant m’a un peu démantibulée.
Ça ou autre chose.
En février, je pars chez Clara et Francis, à Amiens, avec Shérane. Temps de chien, on n’ira pas à la mer, Francis tombé malade, le samedi, j’ai sa crève.
Le petit carnet dans mon sac  : je ne m’en sers pas.
Toi, où en es-tu  ? Tu ne m’as rien envoyé, mais peut-être que tu t’y es mise  ?
Bien aimé notre déjeuner du 9 février, surtout le moment où, avec beaucoup de finesse, tu as stoppé le flot de sarcasmes que je commençais à répandre sur le projet de livre (“Dominique et les occasions manquées”) demandée par la journaliste-éditrice dont je t’ai parlé.

Le vendredi 30 avril 2004
« Alors… quand est-ce que tu t’y mets ? »
Je réponds par des points de suspension. Ces mêmes points de suspension que je n’aime pas dans un texte, que je trouve prétentieux, vaseux (sauf chez Céline).
Je réponds : « Mais par où commencer ? »
Tout recommencer à zéro : mon rêve.
Faute de commencer à zéro, je bute de douleur en douleur, de voile noir en voile noir. D’occasion manquée en occasion manquée ?

Dimanche, j’ai eu 64 ans. Angoissée à l’idée de la retraite qui s’approche à grands pas. C’est comme si j’arrivais au bord d’un précipice.

Samedi et dimanche, Montreuil. Temps radieux. Rémy parti faire de l’ULM en emmenant Joachim et Doryan. Olga douce, compatissante, alanguie. (Je la trouve ainsi depuis quelque temps). Allongée au soleil sur une sorte de lit de camp. Shérane a les cheveux tout emmêles. Je lui dis : « Cela serre le cœur, de te voir comme ça, on dirait une enfant abandonnée. » Elle monte prendre un bain, se laver les cheveux, se les lisser au produit démêlant. Ça s’éternise. Inquiète, je passe devant la porte de la salle de bains : « Tout va bien ? Tu n’as pas besoin d’aide ? » Elle sort cheveux noués en arrière, une robe d’été bleu ciel au-dessus de son pantalon et de son sweat.
Je prends quelques photos dans le soleil. Mais, depuis quelque temps, la photo me passionne moins. Moins neuf.
Tout le monde a oublié que c’était mon anniversaire. Cela m’affecte comme une honte, je glisse en catimini l’information à l’oreille de Shérane, ou de Joachim.

Heureusement que j’ai pris des photos. C’est comme un agenda. Cela m’aide à reconstituer le temps. Bizarre, ce mot, reconstituer. Pourquoi ne dis-je pas « me souvenir » ?

Le soir, dans mon lit, j’écoute France Culture comme on s’imbibe de regrets. Un mot me touche, une certaine Michèle Desbordes (je ne suis pas sûre) vient d’écrire la Robe bleue, chez Verdier, sur Camille Claudel. Ce mot qui me touche, c’est « l’inaccomplie ».

Comme si moi je n’arrivais plus à m’intéresser à l’inaccompli, à trouver de dignité dans mes inaccomplissements. Harcelée par l’idée de faire, d’y arriver. Paralysée. Tout devient un devoir, ce n’est plus un plaisir.

Peindre, dessiner, est un plaisir. Mais écrire !
J’essaie de m’appliquer les superbes conseils prodigués à Annita : écrire sans se persécuter, écrire ce qui vient, librement, sans se soucier de bien écrire, sans se tarabuster. Juste pour le plaisir.

*

Je tente de joindre Annita au téléphone, pour avoir des nouvelles de Baptiste qui vient d’être opéré de son cancer au côlon. Personne. Je suis inquiète.

Je téléphone à Coline, qui ne va pas bien (elle, elle n’a pas oublié mon anniv !). Coup de chance, elle est là. J’y vais dimanche (prendre le 127 à Croix de Chavaux et descendre à Danton).

19 mai 2004
ASCENSION A MONTREUIL

J’arrive, on est mercredi soir. Nous mangeons des fraises.
Conversation avec les enfants, je les prépare au déjeuner d’immeuble dimanche rue Boussingault. «  Ça fait longtemps qu’on n’est pas allés chez toi  », dit Shérane avec nostalgie. Joachim renchérit : «  Ça fait combien de temps ?  »
Olga me dit qu’elle est angoissée de ce départ, ce n’est pas elle qui dirige la manœuvre, et l’ULM ce n’est pas sa passion. Elle suivra en voiture pendant que Rémy volera, de petit aérodrome en petit aérodrome. Je lui dis : «  Tu vas peut-être attraper le virus ?  »
«  Je vais faire des croquis  », dit-elle.

J’interroge Rémy sur le tour de Paris en ULM, lui explique que dimanche, dans la cuisine, j’ai entendu passer des aéronefs, des bruits de moteur dans le ciel, j’ai grimpé au dernier étage de l’immeuble et regardé par la fenêtre de l’escalier. Quelle vue sur les toits de Paris !
Il me dit que ce n’était possible de les voir de la rue Boussingault, ils sont passés très au large ! Pas au-dessus de la banlieue, mais de la campagne.
«  C’est fou ce qu’il y a comme hélicoptères qui passent autour de Paris  », fais-je remarquer.

Le soir, j’arrose les fleurs de la terrasse, assoiffées.
«  Je n’ai le temps de rien faire  », dit Olga.
L’ULM sans aile est dans le jardin, comme une tondeuse à gazon. Une échelle pour poser la voilure, Rémy installe le tout sur le toit de la voiture.
Shérane triomphante : «  Je vais avoir des hamsters !  »

Jeudi 20 mai 2004
Je ne les ai pas entendus partir. Pourtant, je me lève à 7 heures. Jeudi de l’Ascension. Il fait beau.
Je téléphone à Coline qu’elle vienne prendre le café, tombe sur le répondeur, ensuite pas de réponse.
Il est dix heures. Joachim n’est pas réveillé. Je lui laisse un mot et pars entraînée par Shérane et Pacôme dans la rue piétonne, ils veulent acheter du matériel à hamster (une sorte de galerie ou terrier en plastique). Mais la promenade est pour rien, le magasin pour animaux est fermé.
«  Il y en a un, plus loin !  », dit Shérane. «  Non, demi-tour! Lui aussi sera fermé  ».
Devant moi, petites fesses rouges de Shérane qui se dandinent dans le pantalon de sa mère, petit haut décolleté.

Après le déjeuner, jeux d’arrosage avec Fabrizio et Alec. Ce sont les petits voisins, il habitent l’immeuble d’à côté, qui est un peu décrépit.
Puis jeux de ballon.
Je me sens un peu inutile, ou partie négligeable, car en fait les enfants passent leur après-midi chez la voisine de gauche, Roxana, avec Alec et Fabricio les petits voisins. Ils jouent à la balle au mur dans la petite cour de l’immeuble (lépreuse) et font un boucan considérable avec leurs cris et leur ballon. Mais personne ne proteste.
Je suis frappée qu’ils aient le grand jardin à eux mais aillent jouer dans la petite cour des voisins.
En haut, le gazon sur le terre-plain n’est paraît-il pas encore praticable. La terre est mauvaise : glaise mêlée de gravats.

A 8 heures et quart, personne n’est revenu. Obligée d’aller les chercher.
«  Venez ! On dîne !
– On joue aux cartes  », me dit paisiblement la mère, Roxana, comme si j’allais lui laisser finir tranquillement sa partie avec Shérane.
– « Non, c’est trop tard. »
Elle l’embrasse comme du bon pain.

Shérane semble très occupée par son petit chat, Litchi, devenu Sprend ou Sprit depuis qu’on s’est aperçu que c’est un mâle.
Gros efforts pour éviter que la chatte Mimi ne lui fasse un mauvais sort.
Après le dîner, le petit chat grimpe sur le prunier.
J’entends la voix des deux voisines, la danseuse et la musicienne superwoman , qui crient : «  Pacôme ! Pacôme ! Le petit chat est monté et ne peut pas redescendre !  Il faut faire quelque chose !»
Je maudis l’intrusion. Plus d’échelle (elle est sous la voilure de l’ULM) et d’ailleurs le petit chat n’a pas l’air d’avoir si peur que ça. Il joue avec les prunes et les feuilles et semble très capable de faire demi-tour (la branche est en oblique).
Pacôme tente de grimper, je l’en dissuade, il dégringole.
«  Demain il y a école. Il faut monter vous coucher. Je crois qu’il va redescendre tout seul.  »
Nous montons. Au passage, j’ouvre la fenêtre de l’escalier.
Plus de chat dans le prunier. Ouff !

Vendredi 21 mai 2004.
Les voilà partis pour l ‘école. Je regarde un moment les photos sur l’ordinateur, puis je repasse rue Boussingault, préparer notamment le pique-nique de dimanche pour la «  journée du voisinage  » prévue.
Un peu compliqué, ces allées et venues ! Je pressens que j’aurai du mal à y aller, à ce pique-nique d’immeuble !
Quand je reviens, Reineta, la jeune Polonaise, est là, qui fourbit et se plaint de la chaleur.
Quelle propreté dans la maison !

Le soir, vers 8 heures, voix de Roxana au téléphone. C’est pour Shérane.
«  Elle veut que je lui porte le petit chat pour la nuit. Elle adore les animaux, mais elle ne peut pas en avoir en appartement.  »
Shérane s’exécute.
Plus tard dans la soirée, avec les garçons, je retrouve le petit chat dans le jardin et pense qu’il s’est échappé. Nous le reportons chez les voisins, frappons, rien.
Enfin le mari paraît à la fenêtre. «  Le petit chat s’est sauvé.  » – «  Il va y avoir du bruit, tant pis pour lui  », répond le père.

Plus tard encore : drame avec Shérane. Le petit chat ne s’était pas sauvé, elle était, paraît-il, allée le rechercher, et, maintenant, elle pleure et tempête. « C’est de ta faute !  C’est de ta faute ! Va le rechercher ! Tu as fait une faute, c’est à toi de la réparer ! »
–  «  J’ignorais complètement, que tu étais allée le rechercher ! Comment j’aurais pu deviner ? !
– Mais je te l’ai dit ! Je l’ai dit !  »
Je tente de lui expliquer que, dans cette maison immense, quand on crie quelque chose dans la cage d’escalier, le destinataire ne l’entend pas, il faut aller le lui dire nommément, pas à travers quatre portes. Je n’ai rien entendu.
Elle se roule par terre, hurle et pleure.
«  C’est de ta faute ! Tu as fait une faute ! Va le rechercher !  »
Je lui explique que je ne connais pas ces gens et que d’ailleurs je me moque un peu que le petit chat dorme ici où là, que ce n’est pas de ma faute, ni celle des garçons, juste un malentendu. Que j’ai cru bien faire en somme.
Mais peine perdue, et je commence à l’avoir mauvaise de cette gamine butée et de ses accusations.
«  Monte te coucher, s’il te plaît.
– Non ! Tant pis ! Je vais dormir ici ! Je vais dormir par terre !  »

Je commence à monter l’escalier exaspérée, puis soudain suis émue de tant de désespoir, et de cette escalade stérile de vociférations. Je fais demi-tour, la prends dans mes bras, et l’embrasse.
«  Ce gros chagrin ! Allons allons ! Viens, on va y aller toutes les deux, le rechercher !  »
Elle se calme instantanément, se retrouve.
«  Non non, je vais y aller ! – Mais je peux venir avec toi, j’expliquerai ce qui s’est passé… que je ne savais pas que tu avais été le rechercher… que c’est un malentendu.
– Non non, je peux y aller seule.  »
Ce qu’elle fait.
Elle revient le petit chat roulé en boule dans ses deux bras et l’emporte dans sa chambre.
Ce soir, dans la mienne, j’entends le boucan de la famille de Roxana.
Ils reçoivent des cousins, paraît-il.

Samedi 22 mai 2004
Aujourd’hui, déjeuner de famille. Boris, Céline, Bastien (qui fait un détour en me voyant), Juliette, Coline, Tom, et enfin Jean-Paul et Catherine O’Kelly qui naturellement s’est perdue et râle de ne pas trouver de place à l’ombre pour garer sa voiture, qui est pleine paraît-il de pots de fleurs et de plantes achetées ce matin à Rungis.
Brassée de photos numériques. Presque cent. Y en aura-t-il une bonne ? Un bon portrait de Coline ? Son éclat, sa chevelure flamboyante, la transparence minérale parfois interceptée et un peu inquiétante de son iris bleu : un minuscule éclat de folie implacable qui se cache derrière la plainte, le rire et la grimace de pitre. Comme un minéral irréductible.

23 mai
Dimanche languide. J’ai renoncé à traîner les enfants au pique-nique d’immeuble. Je me sens désœuvrée, désemparée.
Je reste dormir le soir et croise la jeune Polonaise au matin, Reineta. C’est elle qui prend le relais. Je file à Chatou. Cours de yoga. Dix personnes comptent sur moi.

Mardi 25 mai 2004
Départ à l’île d’Yeu
Train pour Nantes midi, bateau VIIV 18 heures 15.
Je loue un vélo en débarquant (Vélo Prom’nade). Fait beau. À la Gournaise !
Herbes hautes. Je dégage la terrasse avant de me coucher. Jour long, interminable. Il fait à peine nuit à 22 heures.
La nuit, un moustique me pique le crâne – ou une araignée. Gros boutons écorchés et gonflés.

Mercredi, jeudi…
Je fauche l’herbe, j’avance mètre par mètre. Obsédant. J’achète des rougets, des tomates.
Pour ne pas forcer sur l’articulation des hanches, je trouve le système : je fauche assise sur un fauteuil de jardin, pliée en avant. Cela pèse moins sur l’articulation.
Comme ça, je force moins qu’accroupie. C’est plus doux.
L’an dernier, j’étais revenue avec un sérieux mal de hanches. J’avais fait à l’atelier d’Olivier un double dessin, « J’ai mal au dos », avec l’impression que ce mal devenait chronique, irrémédiable.

Samedi : je fais gonfler mon vélo chez Bénéteau, achète une pompe à double embout. Courses pour trois jours (dimanche et lundi férié). Veau, patates, carottes, oignons… ail. En cocotte. Délicieux.

Relu Thérapie, de David Lodge. Étrange. Je me souviens d’avoir dit à Chantal que c’était par celui-là qu’il fallait commencer la lecture de Lodge, je me souviens aussi de l’avoir beaucoup aimé. Mais en le relisant je ne me rappelle absolument rien – mais rien – du contenu.
C’est économique : plus besoin d’acheter des livres, juste relire mes vieux Lodge et Alision Lurie. Soupçon : et si c’était le début de l’Alzheimer ?
Je repère des absences. Perte de la clé d’antivol mercredi à Super-u (heureusement retrouvée !ça commençait mal). Perte du collier offert par Joël et Céline samedi dernier à Montreuil. (A-t-il glissé dans les herbes ? Il fermait assez mal.)

Dimanche de Pentecôte
Fête des Fleurs. Je vais voir le défilé et les chars campagnards au croisement de la Meule.
Au port, trois chanteurs de chansons de marins.

Lundi de Pentecôte. Pluie fine toute la journée. Je me repose de mon défrichage !

Je lis la Jeune Fille à la perle, acheté à la Maison de la presse.

Dans la rue principale de Port-Joinville, de dos, la silhouette d’une jeune femme boiteuse rencontrée au Forum de Landmark Education.
Justement, il y a eu récemment une émission TV à ce sujet : pour Élise Lucet, c’est clair, cet organisme est une secte.
J’aurais aimé que la jeune femme se retourne, me reconnaisse, et me dise bonjour avec chaleur.
Au lieu de ça, elle se retourne sans me voir et continue sa marche d’estropiée en compagnie d’une autre jeune femme.
Je me souviens que nous avions d’abord sympathisé, déjeuné ensemble, parlé, puis que, le deuxième ou troisième jour, voyant que je ne m’inscrivais pas à la suite des séminaires et que restais réticente à ce qui se passait, elle s’était mise à m’éviter. Cela m’avait attristée.
Je ne retrouve plus son prénom. Elle habitait le 15e. J’avais noté son adresse dans un agenda.
Ce qui a changé dans son allure à Yeu, c’est sa chevelure blonde flamboyante, éparpillée, ébouriffée, au lieu du sage chignon banane, qui peut-être m’avait émue.

4 juin 2004
Retour de l’île d’Yeu

En gare d’Angers :
ANGERS ST LAUD GARE CERTIFIEE qualité NF
Je n’en crois pas mes yeux.
Le tout peint en blanc sur une grande vitre de plexiglass.

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