JEUDI 14 AVRIL 2005. BÉRÉ VIENT

Elle est en retard. J’ai faim. M’impatiente. Allume le gaz sous la poêle. Tant pis, trop faim. Comme disait Mamée, « ça va la faire venir ».
C’est vrai qu’il est déjà deux heures et demie passées.
Justement. On sonne. « Coucou ! » Je dis  : « C’est au premier. »
Des fois qu’elle aurait oublié.
Elle n’est pas venue si souvent.

« Tu as trouvé facilement ? Tu ne t’es pas perdue ?
– Enfin pas trop… J’avais oublié le numéro de la rue. »
Ses premiers mots sont en forme d’excuse, ou d’explication  :
« Finalement, je n’ai pas été au yoga… A la place, me suis disputée avec Jack ! »
Nous devions d’abord nous voir ce matin. Et puis elle ne pouvait plus, parce qu’elle avait loupé son yoga de lundi, à cause de son expo. Alors elle irait jeudi. Elle y tenait, à son yoga. « Ça me fait du bien ». Je l’avais bien remarqué, que le yoga passait avant moi.
Enfin, avant moi, non. Plutôt avant l’exposition que nous devions voir ce matin. Les post-impressionnistes au musée d’Orsay.
Je ne lui ai même pas dit, que je l’avais déjà vue, cette expo.
Me rappelle le pas de course à Turner-Whistler-Monet avec elle. Pas passionnée. Elle n’avait pas envie avec moi de voir une expo, voilà tout. Plutôt envie de parler. Le café après. Le cul sur une chaise. Prenant le temps. Reposées.
Expos prétextes.
Quand je l’ai invitée à déjeuner chez moi, elle a saisi la balle.
Ça aussi, je l’ai remarqué.
Bizarre, pourquoi souvent c’est plutôt moi qui vais chez elle  ?
Peur qu’elle ne veuille pas venir jusque chez moi ? faire tout ce chemin ? ce métro ?

« Tu as mangé ? – Juste une pomme. – Moi j’ai faim ! Côte de porc, ça te va ? J’ouvre une bouteille de vin ? – Bonne idée  ! j’en ai bien besoin ! ». Rires.
Cuisine. Petite table ronde devant la fenêtre de la cuisine. Le géranium qui était déjà fleuri sous la neige. Le vin coule. Verres trop remplis. Mes gestes brusques. Deux auréoles de vin sur la nappe blanche. On s’en fout. Elle surtout. Une autre se serait écriée : « Vite  ! Mets du sel ! » ou bien « Passe ça tout de suite à l’eau claire ! ». Elle non. Elle s’en fout. Et moi ? Ça ne partira pas au lavage, c’est sûr. Je me souviendrai de ce déjeuner en voyant ces deux taches rosâtres, voilà tout !
Courgettes en promotion. Eh oui, j’y ai passé ma matinée ! Course, épluchage, tout ça. L’aspirateur aussi.
Elle trouve la ratatouille très bonne.
Mais oui, Béré, je me suis fendue. J’ai même ajouté une pincée de sucre, pour évacuer l’acidité de la tomate. Et ça a bien failli brûler ! attacher ! je l’ai retirée du feu juste à temps.

« Pourquoi tu t’es disputée avec Jack ? Si ce n’est pas indiscret  !  »
Non, ce n’est pas indiscret. Une histoire de couverture de livre qu’elle ne se sent pas de faire. Le livre de Jack écrit avec un ami, sur l’entreprise.
Elle me parle de Jack et du CCA. De Bernard Cathelat qui faisait de la catéchèse à la Sorbonne.
«  Ah bon ? On est catho dans ces milieux ?  »
De fil en aiguille, on parle de Baptiste, d’Annita.
« Je me sens bien avec les femmes, finalement. On se dit plus de choses. On rit plus ! Pas de problème de séduction, peut-être  ? Pas besoin de passer un masque. Pas de stratégie… Et puis, c’est un phénomène social… Quand on divorce, on entre au club… On ne voit plus que des divorcées et des veuves !! C’est comme ça.
–  Moi aussi, je m’entends bien avec les femmes », dit-elle. « Quand tu dis que Baptiste s’est battu comme un lion contre son cancer, c’est lui qui le dit ? Ou toi ?
–  Je crois que c’est moi… Tu sais, à propos d’Annita, j’ai adoré, quand tu m’as dit  : Occupe-toi de toi seule, écris un livre et ne t’occupe de personne.
–  Ah bon ?
–  Mais oui ! j’ai adoré ! Toi dressée comme un petit coq ! Toute rose de véhémence ! Et tout ça pour qui ? Pour moi  !!  »
Elle me le fait répéter.
Pourtant, je le lui avais dit. Mardi soir.

Au salon. Je lui montre mes nus. Pas fameux  ! Puis les barbouillages de chez Olivier. Rires.
Elle ne comprend pas que j’aille chez tous ces gens, m’aliéner, faire autre chose que ce que j’ai à faire.
Je lui dis : « J’aime apprendre. »
Elle admet. « Oui, je sais. Moi, pas trop. »
Parlons un peu yoga.
« N’importe quelle posture, ça peut être du yoga… même assise sur une chaise. Il suffit que tu fasses marcher ensemble le corps, la pensée du corps et la respiration… Que tu les conjugues… Je suis sûre que j’ai inventé des postures, même sans m’en rendre compte.
– Moi, le yoga où je vais, c’est plutôt de la relaxation… Imaginer que le corps est comme du sable en suspension dans l’eau et que ce sable descend doucement vers le fond, se dépose…
– Nous, on nous avait mis en garde contre les images de chute, de dépression… toujours les marier à des images de lumière et d’envol… de rapport avec le haut, l’air, le ciel… Peur que les gens ne décompensent. C’est comme la posture du cadavre. On ne prononce presque jamais ce mot, même si c’est la posture qu’on fait prendre le plus souvent.  »
– C’est comme une expo, chez toi…
– Tu veux dire que c’est un foutoir  !
– Non, j’aime bien. »

La statue nègre sur la table. Elle trône, avec sa bouche en cul de poule, lèvres en avant, paupières closes, et ses seins en défenses d’éléphant montées à l’envers.
Si retirée en elle-même. Qu’est-ce qui m’a plu en elle  ?
«  Elle m’encombre ! … Tu te rappelles ? quand je l’ai ramenée ?
– Oui, très bien !  »
Nous ne parlons pas de Cléa. Ce soir-là, pourtant, nous étions trois : ma jumelle rose, ma jumelle noire et moi.
Deux jumelles qui se jalousaient.
Moi qui aurais voulu que tous mes amis s’aiment.
Mais Cléa, cette peste noire. Ses yeux de braise. Ses fulminations.
Et Bérénice, comment elle a vu ça ? Mon duo avec la peste noire ?
Pas enthousiaste, Bérénice, de mon amie Cléa et de sa posture de génie méconnu !
On peut donc se jalouser à mon sujet ?
Peut-être ce n’est pas nouveau. Peut-être je fais tout pour ça.
Aujourd’hui, Bérénice, c’est toi que j’aime le mieux ! le plus !
Il y a eu des éclipses. Mais ça a toujours été toi.
Toutes les lettres que nous nous envoyions ! Tu te rappelles ?
Mais après, j’ai eu peur de faire intrusion. D’être un cheveu sur la soupe.
Ton mariage avec Jack, tu sais, ça n’a pas été facile pour moi.
Là, nos destins se séparaient. Nos rails parallèles divergeaient.
Elle me reparle de Jack. Ses problèmes avec lui.
« Jack ne supporte plus la présence d’Adrien, maintenant qu’il a grandi… Quand Adrien était bébé, il le prenait dans ses bras, jouait avec lui comme un petit animal… Jack, ç’a été un petit garçon des rues, abandonné, livré à lui-même… personne ne s’occupait de lui… Il est toujours comme ça, au fond. »

Sur la cheminée, je lui montre L’Envahie.
«  Je l’ai acheté sur Internet… Un site de vente de livres épuisés. Ça m’a coûté 100 francs, deux jours après, je le recevais par la poste. Comme ça, maintenant, je peux le prêter… Je n’en avais plus que cinq exemplaires… Si j’en prêtais un, j’avais peur de ne plus le revoir… Tu comprends ça  ?
–  Je comprends très bien ! Moi, La Mère retrouvée… Je suis sûre qu’ils l’ont pilonné ! mais ils ne me l’ont pas dit. Ils m’ont dit qu’ils le vendaient à des soldeurs, j’en ai acheté 50 exemplaires… Je les ai distribués, je n’en ai plus…
–  Tu peux peut-être le racheter sur ce site  ?  »
J’ouvre l’ordinateur, tente de retrouver le site. Mais j’ai dû l’effacer. Je tape le nom de Bérénice. Que d’entrées à son nom  !
Je retrouve le site, reconnais son graphisme. Mais l’ouvrage «  n’est pas disponible  ».
Surprise, on vend un de ses manuscrits, L’Amour faussé.
«  Mais il n’a pas été édité  !
–  C’est surréaliste  !!  »
Nous rions comme des baleines. Quelle histoire  ! Elle a envoyé ce manuscrit à un éditeur Internet, et maintenant il est en ventre, broché, 174 pages ! Et elle ne l’a jamais vu !
« Depuis, je l’ai retravaillé  ! Il y a une autre version  ! Il est beaucoup mieux, maintenant !! »
Encore des rires.
« Je t’envoie la page par e-mail ? La page, ou l’URL ?
– Oh tu sais, moi, l’informatique… La page, c’est plus sûr ! »
Je suis frappée. Son livre, La Mère retrouvée, si récent à mes yeux, est dans le même état que le mien, si vieux, si antédiluvien  : un livre brûlé.

En serions nous toutes les deux au même point  ?

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