6 NOVEMBRE 2006. À B. IN PETTO

« M’identifier à toi, te prendre pour modèle »
Oui, j’ai écrit cela à Bérénice.
Cela l’affole et lui déplaît. Elle me vole dans les plumes, me met en demeure de m’expliquer.
Trajectoires différentes. Suivre ta trace ? Ou te suivre à la trace ?
(Bizarre mes lapsus : j’écris Travers, Tracas, gravats, Travée, Entrave…)
Je rouspète, je proteste : je ne veux pas suivre tes traces, idiote ! mais te suivre à la trace.
Ne pas te perdre de vue, tout simplement. Rien d’autre. Voir où te mènent tes pas.
Je m’intéresse à toi, ça t’ennuie ?

Et pourtant j’ai écrit : « M’identifier à toi, te prendre pour modèle ».
Bon, c’était à propos de tes relations à ton père.
Mais côté écriture ??

(Eh bien, c’est peut-être que moi, je n’ai rien d’intéressant à écrire, puisque je n’ai rien eu d’intéressant à vivre ?? Petite vie plate et canfouinée, sans aucune audace ? J’en crève ! de rage ! de douleur !! de déréliction !!!
Rage, douleur, déréliction : mes compagnons, mes anges, mes partenaires, ceux dont je dois écrire, leur donner du faste, du brio, du panache, de l’immensité… Tel est l’enjeu : presque celui des Béatitudes. Du presque rien faire l’éclatante substance de la condition humaine… Universaliser le misérable tas de petites ou énormes frustrations…
Quel aveu ! Mais à qui le dirais-je ??
Trop dangereux, vraiment, l’aveu !!
On ne peut le dire qu’à la terre entière, masquée, floutée et protégée par la posture hautaine de l’écrivain… du grand écrivain allais-je dire, celui qui plane toujours sur le bord d’un gouffre.)

*

Tout avait l’air si simple, pour toi, l’autre jour, chez moi, sur le canapé (tu es bien une des seules personnes qui s’asseye sur ce canapé). Pas de conflit intérieur, simplement du travail, et une ambition qui s’avoue : sortir de toi une œuvre.
M’identifier à toi ? Bien sûr !
Tu semblais avoir tout résolu.

Au fond, c’est simple. Ce que j’envie en toi, c’est simplement des qualités morales que je n’ai pas : volonté, ténacité, faculté de se tenir à un projet, d’y travailler sans le remettre en question tous les deux jours… oser en répondre, le montrer à autrui.
Ce que j’appelais à une époque « ta patience et ton obstination de dentellière ». Expression gentiment réductrice, un peu condescendante ? Pas sûr. Plus que l’obstination (d’obstination je ne manque pas), j’admirais la ténacité. Activement tenace. Non seulement tu ne lâchais pas, mais tu attaquais. Tu ne te cachais pas. Tu t’exposais.
En fait, il s’agissait de courage.

Deuxième mouvement : Tout ça, la volonté, le travail, le courage, ce ne sont pas des qualités morales : plutôt un tempérament, des traits de caractère. Une façon d’être presque physiologique.
Vouloir en faire autant serait idiot : le taureau ne devient pas bélier.
(À cette nuance près : s’identifier, prendre pour modèle, ce n’est pas imiter ni se conformer : ce serait plutôt « en prendre de la graine ». Trouver dans un aspect de l’autre une vitamine pour soi, assimilable après transformation. )

Troisième mouvement (rageur, furieux) : de toutes façons, Bérénice n’est pas dépressive ! Elle ne sait pas ce que c’est. Quand elle se lève le matin , toute sa vie n’est pas à reconstruire, depuis A jusqu’à Z. Elle ne se lève pas brouillardeuse comme un fragment de tombeau… Elle pose le pied au sol et va boire son café dans un monde qui l’attend, qui existe déjà, qui lui offre une continuité. C’est pour ça qu’elle peut y aller. Que sa voie est simple, qu’elle y va franco. Son ardeur, sa ferveur d’enfant qui prend tout au sérieux n’est pas périodiquement sapée par une voix intérieure qui ricane (la dérision, l’émiettement, la fragmentation, la culpabilité, le siècle, l’éducation, la condition de femme…)
Moi, c’est ce qui m’arrive.
En plus une autre voix proteste, celle de la petite fille : « Assez ! Vous me persécutez !! Vous me dévorez ! Vous n’êtes jamais contents ! Vos exigences sont insatiables ! Pourquoi diable ferais-je une oeuvre ? Brillerais-je ? Ne suis-je pas aimable comme ça ?? »)
Prise dans la spirale d’une injonction paradoxale intériorisée, il me faut lutter contre un ricanement intérieur tout en élevant par ailleurs une protestation légitime contre un vieux négrier sadique auquel j’accorde évidemment beaucoup trop d’importance.
Épuisant, non ?

(Le ricanement : disqualification, pétoche ? Ça vient de loin. Peut-être une forme de loyauté ou d’amour éploré pour un objet perdu. Ma façon à moi de le faire revivre ? Deuil pas fait de quelque être méchant et pourtant adoré ; métamorphose du ricanement en cantate, puis de la cantate en ricanement…
Ça oscille sans cesse chez moi de la cantate au ricanement. Montagnes russes.)

Dans ces mots, Bérénice, ne cherche pas une plainte (tu les détestes), mais un simple soupçon.
Voilà, j’y suis. C’est ça. Je serais en pleine ère du soupçon. Pas toi !
Je serais une torturée tourmentée dédoublée. Pas toi ! (Vue par mes yeux, bien sûr)

Quand on est une torturée tourmentée dédoublée, on est une romantique. Et on n’a qu’une issue : avoir du génie.
Clé pour un autre monde.
Un monde invisible, supérieur.
L’autre monde est invivable.
Le génie, lui, y a accès.
C’est une sorte de retranché, de renonçant. De moine.
C’est un planqué. Un embusqué.
C’est un voyant.
Il voit un tas de choses que les autres ne voient pas.

(Et puis un jour, il fait une psychanalyse, il se calme. Il est moins psychotique.
Il ne voit plus rien de grandiose.
Il se rabat sur de petites choses.
Il essaie d’avoir de l’humour.
Dans son for intérieur il proteste. Il récrimine. Il plaide.
C’est tout ce qui lui reste de son génie : la fureur sacrée, la fureur poétique, la « furor »
Il lui reste ceci : un psychisme violent.
Un psychisme qui le violente.
Il écrit un tas de phrases qui se battent en duel, des choses qui sonnent comme des dialogues : deux voix qui se chamaillent, un duo
Deux voix, deux voies
La thématique de la folie est bien présente à l’adolescente. On joue avec, on s’en pare. Tout ce qui est beau est fou.

On a seize ans. On devient un petit génie.
(En fait, on l’est depuis la puberté.)

… Ça y est, je me suis perdue en route. C’est toujours comme ça.
Acheter des cigarettes.

*

Protestations et mises au point :
Quand même !! Non mais quand même !!
Pourquoi ne pas savoir admettre, accueillir, reconnaître, ce que je fais très bien ??

Moi aussi je travaille. Moi aussi je m’obstine.
Moi aussi dentellière.
Moi aussi j’adore travailler. Prends ça très au sérieux.
Le ricanement, la peur, n’empêchent pas l’ambition.
La poésie ? Encore plus noble ! Na !
Encore plus exigeante !
Encore plus de génie requis !

Surmoi encore plus monstrueusement avide, ou bien désir tout simple de ce qui est vital ?
Gentil roman : possible.
Gentille poésie : impossible !

Encore plus menacée de parano avec la poésie qu’avec le roman ?
Encore plus difficile plus austère plus janséniste ? plus prétentieux plus aristo ?
Ou au contraire plus facile que tout ?

Raser ses prétentions, du moins en apparence. Faire la modeste
On ne l’est guère, en fait, modeste.
Ou bien on a dépassé ça ?
Ayant beaucoup perdu on n’a plus rien à perdre ??
Ayant connu la chute d’Adam, le silence de Rimbaud ?

Ayant chu ?

Ou bien accepté tout bonnement
Que le poème ne soit que ce qu’il est
Accepté que ce soit juste une voix juste
Sa petite voix à soi
Saupoudrer à plaisir tous ses textes du mot « petit »
« Petit, petit »… tout est petit
« petit, petit… » On appelle les oiseaux

Le chœur de ces « petit » clame en sourdine « grand, grand, très grand… » !
Comme une excuse
Tromper le destin

Amadouer
Avoir l’air petit quand on veut la grandeur
Humble pour mieux se dissimuler son orgueil
Cacher, jouer à cache-cache
Ne pas sourire quand on explose de joie
Ne pas pleurer quand on perd son père et sa mère
Tromper le sort
Ruser. Feinter.
Toréer avec le destin

Quel est ce monde dans lequel je suis plongée ?
Ce monde antique, barbare, qui se vengerait si je réussissais ?
Se déchaînerait si j’existais au grand jour
M’exprimais autrement que dans l’ombre ?
Autrement que masquée ??

Clandestine : un mot clé.
(Toi, non ! je ne te vois pas comme une voyageuse clandestine)

Marcher à pas de loup
Cacher mes ambitions
Taire mon orgueil

Ère du soupçon ?
Arrête, ma vieille, de te soupçonner comme on se gratte. Qu’est-ce donc qui te démange, te desquame ?

Car les choses sont beaucoup plus simples.
Tu aimes écrire de petits textes et ça marche.
Tu aimes griffonner sur un bloc sténo les petites pensées, apparitions qui surgissent dans ton psychisme au coin d’une fenêtre de cuisine ou d’un changement de métro ?
Tu aimes ça, accueillir ce qui vient ?
Tu y vas et ça ne t’ennuie pas ?

Et si tu parles de petites choses c’est parce que tu soupçonnes que les petites choses, les petits moments, sont très chargés de vie ?

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