I
Ce soir, j’ai changé de chambre, et j’ouvre la fenêtre
J’entends passer le temps dans la rue de Croissy
C’est la clarté tranquille des rameurs de la nuit
J’ai quitté le côté jardin pour le côté des bruits
Qui sème à quatre roues de mystérieux passages.
Pourquoi j’ai fait cela ? Mon aîné est parti
Et je prends sa chambre, voilà. La plus grande.
Je m’installe à l’étage de mes autres petits
Je pourrai les entendre ainsi respirer la nuit
Je resserre les liens. Il me manque quelqu’un.
Donc, j’ai quitté le clos, son arbre et ses oiseaux
Et le soleil levant. Le cœur un peu me bat
De cette route entre deux ponts de banlieue douce
Adieu l’alcôve aux yeux de bouillon gras.
Une faible cloison me sépare du départ
car, tout de blanc crépi, ce mur est un buvard.
J’y vois tracé le filigrane en pointillé
D’une porte au bord de ce monde
-il n’y a plus qu’à donner un coup d’ongle
et je me penche au bec-de-cane en contemplant
les petits enfants qui grandissent à chaque pas
et deviennent quasiment des géants sur la ligne d’horizon.
Sur la ligne d’horizon, je ne vois plus la terrasse de Saint-Germain-en-Laye
Mais seulement le feu rouge du rond-point, le garage
Ou bien la pharmacie. Les arbres sont partis.
II
Ce matin, j’ai fait le marché. Le marchand de chaussures
a soulevé sur mes mollets la toile du blue-jeans
pour ajuster les deux bottes de sept lieues. Et le vendeur
De tapis d’Orient, dès que les eux chaussées,
Voulut me faire un prix. Le Chat botté, c’était
un peu minable à côté des tapis volants, me dit-il.
Mais je m’étais déjà laissé prendre à ce genre de babil,
je lui dis que j’en avais chez moi, des tapis, mais qu’aucun ne marchait,
que c’étaient des carpettes, et qu’ils n’avaient pas d’ailes,
même pas de roulettes, et qu’ils ronflaient la nuit.
Le bleu du ciel était déjà presque hivernal.
Je lui dis que j’avais un piano chez moi pour le bal,
Et que désormais ma demeure n’était plus une cage
Mais un petit camion à deux jambes et jupons
Le charcutier pendant ce temps surveillait l’apprenti
Démoulant accroupi l’étuve sous pression
D’où sortait la gelée transparente, et quand le couvercle jaillit,
Apparut la chair du cochon délicieusement rosie.
III
Quelqu’un m’a dit hier que je confonds la place des choses
Avec la place des gens. J’ai lu aussi hier
Dans un vieux magazine féminin oublié sur le bord
De la baie vitrée d’un gymnase d’entreprise
Que Heidegger écrit que le langage
Est le berger de l’être. Moi, je m’accroche aux choses,
Sinon je m’éparpille. Les assiettes le soir,
Les lampes, les cruchons, le jambon, les lentilles
Me servent de bergers. Je suis une flottille.
La fenêtre me garde.
Maintenant que le froid
Descend sur l’eau tranquille et que les bruits de la rue
Paisiblement machinent leurs intermittences d’obus
Je pense à tant de buts manqués faute de remarquer
Au milieu des objets quelques êtres charnus.
Ce soir, le bleu du ciel était presque hivernal.
Les voitures se raréfient. Le ciel découvre ses rues.
J’aime tant les voyages que pour me retenir
Je n’aurai jamais appris sérieusement à conduire.
IV
C’est fini le matin sur le satin des draps le crayon de soleil
Qui vient m’iriser l’œil. C’est fini au réveil
La mésange qui s’égosille. J’ai changé de versant.
Je dors à l’ouest maintenant.
Adieu l’alcôve au papier peint fleuri. Adieu lieu séparé
Que protégeait de l’univers un feuillet la rame panneau du papier.
Une paroi s’effondre entre moi et le monde.
Hier j’ai entendu un fracas de ferraille
Deux véhicules se sont, me dit-on ce matin, percutés
pour éviter un chat qui traversait.
Moumou-la-bouillotte, était-ce toi ? Doux tigré
Au regard ronronnant plus mouillé que les yeux
de Thérèse de Lisieux serrant contre son cœur
son petit bouquet rose de mariée du Bon Dieu ?
Dans la nouvelle chambre, le mur est un papier buvard
Je me retourne dans mon lit, je ne suis pas tranquille
car j’entends le bruit des désirs
De ceux qui font rugir et ronfler les machines
Où fonce ce râpeur de nuit dans son automobile ?
Il emporte mon inconscient dans sa coquille.
Dieu que mes nuits sont agitées ! Motorisées !
V
Hier soir cher ami dois-je vous entretenir
Qu’il y eut chez mon frère un dégoûtant goûter de famille
Il y avait trois hommes en cette conjoncture
L’un d’eux me conduisit, l’autre me ramena
Entre les deux il y eut seulement quelques gâteaux au chocolat
Dans un appartement pelucheux et douillet
Où mangée par les choses une famille se réunissait.
Entre les deux, il y eut surtout mon père avalé par un fauteuil-club
A qui j’aurais encore tant de choses à demander
Bien qu’il ait peu de souvenirs, et à vrai dire c’est moi sa mémoire.
Il voulait bien me raccompagner en voiture, mais pas chez moi, chez lui,
et je crus qu’il voulait revenir à des temps très anciens
en me bloquant chez lui le temps d’une soirée. Peut-être d’une nuit.
Mais non ! Il était vieux, et il avait l’angoisse que je connais bien
Du chemin vers les lieux écartés. Pour sa tanière, il se débrouillerait
Mais pour aller chez moi c’était une autre affaire, il se perdrait
Car j’habitais pour lui une terre étrangère
Et, d’ici à là-bas, c’en était trop pour lui,
Il avait passé l’âge des chemins de traverse.
Le bleu du ciel était déjà presque hivernal.
Au moment de partir, je lui dis : grand merci !
Tu ne m’en voudras pas ! j’ai trouvé un chauffeur !
Et il eut l’air tout chose quand j’enjambai la 125 Twin Honda
De l’échalas musclé boutonneux que j’adorais déjà bébé
N’en revenant pas qu’un rêve ait pu grossir ainsi la réalité.
On l’a compris, c’était mon fils aîné. Même aujourd’hui
Je ne suis pas revenue de ces temps puissants de pathologie ordinaire
Où dans vos bras gigote un inconnu sorti de vos obscurités.
Aux goûters de famille je me rends désormais sans mari
Celui qui me conduit n’est pas celui qui me ramène
C’est comme à l’autel autrefois. Ils étaient trois
Le père, le fiancé, et le prêtre séducteur.
Et c’est comme autrefois. J’ai encore besoin d’un conducteur.
A cet anniversaire, l’ami secret me déposa, mais il ne monta pas.
Pour trouver Ville-d’Avray, nous avions eu du mal
Nous murmurions sans cesse : Mais c’est toujours la ville d’après !
Et enfin apparut la pancarte, le parc, avec sa résidence,
Ses arbres désolés, sa boue, sa pente.
J’ai enfourché la moto, mais pas comme Brigitte Bardot.
J’ai mis le casque, serré les dents, entouré de mes bras
Le tronc de l’échalas. Devant l’air éberlué
De mon père et ma mère, j’ai fait mon cinéma
Et je me suis fardée d’un rire triomphal, étincelant d’un beau rire éclatant
Un rire bien étrange, où je les enfonçais
Dans le passé. Moi, j’étais l’amazone fuyarde.
Jouvencelle éternelle ! La course a commencé.
Ô saison commençante et qui vas plonger dans le noir !
J’ai le vertige en pénétrant dans la grande nuit d’hiver
La route de Bougival dévale comme un tremplin de ski
Et je ne fais pas corps avec l’engin. Comment peut-on faire
Plus de dix kilomètres sur cet outil d’enfer ?
Comme mon fils a grandi ! Ses épaules s’élargissent à vue d’œil.
« J’entends claquer tes dents, dit-il, c’est un scandale. »
J’écris banalement, c’est un fait, cher ami
Mais je peux en répondre. Imaginez
Que c’est une femme encore presque préhistorique
Qui fait derrière son descendant la descente de Bougival
Sur cet engin récent qui n’a rien d’un cheval.