Se dire, en regardant la pendulette
qui affiche dix heures, eh bien, je n’irai pas
écouter cette miauleuse de prof de gym feldenkrais
qui m’oblige à ôter mes lunettes, et dont dans les aigus la voix
s’éraille autoritaire et contradictoire à souhait
dans le style chattemitte suivez votre sentiment votre ressenti vos senteurs – suivez votre sentier,
ah, ce mot, ployé à toutes les sauces, gribiche et autre, le « ressenti ! »
l’heureux senti ? Le malheureux senti ? Bref, me dire
(car je me parle, eh oui), sur le coup de dix heures
je n’irai pas, je ne sors pas sous la pluie froide
et les gens de ce cours sont sinistres, n’est-ce pas ? ils ne se parlent pas
à l’exception de l’homme
bossu et concassé nommé Marcel et qui
n’hésite pas à claironner un filet de présence. Allons, venons au fait !
Je préfère de beaucoup rester en compagnie de cette douce personne
un peu massive en son désir de concentration, son désordre-contemplation
toujours raté, interrompu, troué – contemplation trouée, ah le voilà le titre
du livre que tu n’écris pas, que tu n’écriras pas, livre transverbéré
par tes défiances et tes phobies de réussite – tes terreurs d’être reconnue, ô toi l’inconnaissable,
et qui te prends pour Dieu – En ce moment tu lis
une biographie fouillée de Victor Hugo à Jersey
Victor Hugo ou rien ? Chateaubriand ou rien ? Vas-y !
fonce dans la prétention ! personne ne t’écoute ! Profite !
Aucun archange sévère perché sur ton épaule, et tu t’identifies
dans ton incognito sans nulle difficulté à ce monstre sacré quand il écrit ceci
(vite, retrouve la page : tu l’as laissée sur ton lit !) :
« tout dit dans l’infini quelque chose à quelqu’un
dieu n’a pas fait un bruit sans y mêler le Verbe »
et
« Ciel ! déjà ma pensée, inquiète et rapide,
Fil sans bout, se dévide et tourne à ton fuseau.
Tu m’apportes un vers, étrange et fauve oiseau
Que tu viens de saisir dans les pâles nuées.
Je n’en veux pas. Décampe ! »
… Oui, tu as cru comprendre, tu as cru ressentir, ou savoir
de savoir sûr et frais, de susurrement acide, qu’en cette période
de grande crise et peur, épouvante, délogée de chez toi,
de ta maison, ton corps, de ta vie, de ta sécurité, par un envahisseur
qui n’est que la figure en somme de ta phobie d’enfance au pays des sans-cœur,
de ta phobie sociale, donc tu as ressenti
qu’en même temps que ce trouble une fureur de traits colorés, peinture, coups de pinceau, enluminures, sorte de fuite et d’anti-fuite,
sauve-qui-peut, te procurait, le temps d’une enfance retrouvée,
appliquée, tirant un peu la langue en regardant sa feuille comme font les gros bambins
aux paupières arrondies, demi-lunes nacrées…
« Vas-tu retrouver, chère enlumineuse, le fil de ta phrase ? » persifle mon daimon
– oh, toi, l’in petto – toi l’écho !
bon, je vais me relire, et pour sûr retomber sur mes pieds –
toute cette tirade rien que pour dire que je préférais ce lundi de janvier rester en compagnie
de cette placide et sympathique compagne que je me suis
ce matin, à prendre mon temps – réviser, terminer mes dessins en attente
de couleurs, autant dire de musique sacrée – laisser parler laisser courir
le phrasé d’une sorte de fil qui glisse entre des mains soyeuses, des cils
et un cerveau, et la mémoire, et la fraîcheur, et l’oiseau sur le toi
– hier, j’ai photographié un geai qui était de passage –
c’est le début du printemps, c’est le début du monde ! Dans la rue je commence
à entendre le merle – ah, l’enfance! au secours ! Quelle brave petite énigme
que le chant d’une enfance ! Je la crois toujours là. Victor Hugo aussi : toujours ici.
Et Péguy. Ici à me veiller comme des esprits cachés
dans les pages des livres. Pas besoin de tables tournantes.
Pas besoin de trépied. Il y a dans tes lignes une ivresse désordonnée
qui n’existait pas tout à l’heure lorsque tu coloriais
studieuse et scolaire ce dessin de toi reproduit à l’ordinateur
et qui vient du fond des années qui se sont perdues
entre deux millénaires – comme tu n’as pas daté
tu ne sais plus, cela se perd, et tu te dis
ainsi ce n’était pas fini, pas fini, pas fini,
ce dessin voulait encore faire de petits infinis
et tu te dis : le temps
ne meurt pas tant que ça ! C’est une constante chez toi
que de reprendre des années plus tard de vieux machins
ils étaient en attente – ils guettaient ? Appelaient ?
Dans la pénombre ils veillaient sur tes doigts
désormais gonflés par l’arthrose aux jointures.
ah, que tu as bien fait en ce matin fleuri
de ne pas sortir de ta vie !
de ne pas aller à ce cours de gym où il faut obéir ! Faire ce qu’on te dit !
Et de rester en compagnie de cette lente personne
assise sur ton siège – sur tes fesses, à ta place – c’est comme
si quand on devient soi on comptait jusqu’à deux
on compte sur ses doigts. On tape, on se raconte,
on peste contre le clavier noir qui n’écrit pas les blancs –
à la FNAC on t’a fourgué un vieux coucou paralysé –
donc, il faut se relire. Constamment se relire
et corriger les choses. À nouveau réfléchir.
À nouveau découvrir.
.14 h 16. Ensuite, je leur dirai :
J’arrive ici les mains recouvertes de vide
je n’ai pas bien travaillé et je compte sur vous.
Victor Hugo : « Tu m’apportes un vers ? »
Le lapsus digiti : « Non, je t’apporte l’univers . »