Mes chers enfants, faut-il attendre que je meure
Pour vous dire merci ? De ces petits bilans j’ai peur :
Balbutiements, remerciements, chutes, mots de la fin,
Ne faut-il pas plutôt dire « chut ! » ? Je crains soudain
De me voir si peu dilatoire, moi qui remets tous les jours à demain
Ne serait-ce pas le signe que c’est bientôt la fin ?
Encore un petit moment ! je parlerai demain !
Une dernière cigarette, monsieur le Mauvais Temps !
Mon père à la clinique au bout de son chemin m’a dit
« Merci d’être venue me voir, de t’être dérangée, cela me fait
Plaisir » – plaisir, drôle de mot entre ses deux gencives –
« Je sais que je ne le montre pas, je ne manifeste rien,
et le latent du temps je sais que tu l’entends très bien
Pourtant je te le dis ce soir, c’est le soir de ma vie
Au crépuscule des choses je suis content de ta venue. Merci
D’avoir fait ce chemin, d’avoir pris le train pour Melun
Dans une robe à fleurs, de me tenir en cet instant la main. »
M’a-t-il dit ça aussi à ma naissance ?
« Merci d’avoir fait ce chemin ? D’être venue me voir ?
De t’être dérangée ? D’avoir rompu ton sommeil sidéral
Pour faire un peu ma connaissance ? »
Je me plains de tous et de toutes. Je geins. À ton sujet
Pourtant, mon cher père, je n’ai pas de doute :
Tu fus content que j’aie fait la route
Et t’aie préféré au néant.
Mes chers enfants, faut-il attendre que je sois morte
Pour vous dire merci d’avoir été ces portes ?
Portes ouvertes portes claquées portes qui nous importent
À nous les brasseuses de fumée.
De façon plus concrète : merci tout simplement
De ne pas m’avoir enquiquinée amplement
Ni m’avoir angoissée immensément
D’avoir fait des études, de ne vous être pas piqués
De toutes sortes de produits affreux criant le regret d’être né,
d’avoir un métier, d’habiter une maison, le soir de retrouver chez vous
quelqu’un qui a les clés de votre porte
clés de sol clés de fa ou clés d’ut
Ah, que les métaphores me sont indispensables
(bien carrossables pour ne pas dire le mot aimer !)
Merci, chers petits diables
immenses gaillards, enfants d’avant, fendeurs du temps présent
camionneurs transportant l’avenir au volant
et toi longue cycliste
qui pédales à pleins pavés en chantant du Descartes
Mes chers enfants, merci de vous être dérangés sur terre
servir de garde-fous à votre fantasque mère
Vous avez plutôt réussi
Sans vous, ne serais-je pas restée une étrangère postée à d’étranges frontières
Acharnée à défaire
Défaire défaire toujours défaire
Le tricot à l’envers
Le tricot des enfers ?