JEUDI 29 OCTOBRE 1980
Ce soir, j’ai accompli tous les gestes de la vie quand on est sur la terre : un rituel simple, et cependant interminable, de pénétration dans la nuit et de conversation avec les choses.
J’ai fermé les volets de ma chambre, remarqué la fraîcheur de la nuit, puis tiré les rideaux, en songeant que je devrais en mettre d’autres, de couleur plus appropriée à la tonalité blanche et rouge de la pièce.
Ce matin, Clara a fait le marché, après ma terrible colère d’hier et mon départ en catastrophe parce que je devais travailler et que les toilettes étaient bouchées pour la nième fois, calamités qui pour moi étaient sœurs. Et ce soir, elle a fait chauffer les pizzas, sorti les crevettes du frigidaire, le pâté persillé.
Allongée sur mon lit, je nage dans Debussy comme dans un vibromassage érotique.
Elle crie : « À table ! ». Je descends, docile, dans la cuisine, laissant les arpèges ensorceler le vide, puis je fais soigneusement la vaisselle, nettoie la cuisine. Tout est propre, si calme, en place.
Plaisir étrange à la vue de l’égouttoir de plastique marron foncé, très moderne. Je récure chaque casserole presque maternellement.
Douceur à présent du corps de Clara sur le lit à côté du mien. Elle lit, me demande conseil. Je lui ai conseillé l’autre jour les Trois Mousquetaires, ou alors Un jour rêvé pour le poisson-banane, de Salinger. Elle l’a lu, elle me dit : « A la fin il se tue. N’importe quoi ! » Moi : « Non, pas n’importe quoi ! » Elle : « Beau, ton pull-over jaune ! » Je souris. « Je suis en violet… Tu n’as pas remarqué qu’il est violet ? »
*
Il fallait bien sacrifier quelqu’un en somme, et moi, je ne m’étais que trop sacrifiée. L’agneau du sacrifice serait donc celui-là qui avait l’imprudence de m’ouvrir sa porte moyennant de l’argent : le psy. Il avait coupé ses cheveux. En m’asseyant dans le bureau en face de lui, comme à l’accoutumée, je perçus plus intensément que les autres fois ce visage – sans pouvoir véritablement le qualifier, simplement je songeais qu’il était « du corps », que sa matière était charnelle, donnait une impression de peau, d’yeux veloutés, de laine. Une sensation textile. Toutes les choses importantes étaient à la surface du corps, sur la peau,, comme si, à l’intérieur de ce volume il n’eût dû y avoir rien d’autre qu’un sombre mécanisme secondaire. A l’intérieur gesticulait une sorte de montreur de marionnettes aveugle et accessoire. Le plus important étant l’harmonie de cette apparence qui n’appartenait pas au visuel, mais au tact.
J’aimais sans doute cet homme, et cette affection de toute évidence je ne la supportais pas.
*
Le soleil entrait à flots. J’entendis (Marcia entendit, « elle », la bizarre) le carillon chinois de la porte d’entrée. Elle lisait dans la grande chambre blanche et rouge où elle avait émigré après le départ de Rémy.
Une voix grave résonnait dans l’escalier de bois qui propageait les sons comme un xylophone.
« Va mettre ça dans la voiture et dire au-revoir à ta mère. »
Elle se souleva du lit trop bas. Matelas à même le sol, le dessus-de-lit d’une couleur chaude mais indécise se trouait en plusieurs endroits. Elle descendit en titubant les escaliers.
L’ex avait le visage sérieux, barbu, large, et ses lunettes trop grosses rendaient indéchiffrable son regard, comme si derrière les verres un être plus petit regardait à sa place, sorte de gnome qui aurait une autre tête, réduite. Il y eut un silence, pour une fois pas de phrase enjouée, toute faite, préfabriquée, l’image de marque des bons divorces.
« J’ai une crise de foie », avoua Marcia, à qui personne pour une fois ne demandait aucun aveu.
« Une indigestion », précisa Clara. Elle a mangé une plaque entière de chocolat amer. »
« J’avais cru d’abord que c’étaient les crevettes que Clara avait achetées au marché. »
« Toujours moi », dit Clara.
« Embrassez votre mère, les enfants. Pourvu qu’on n’ait pas d’embarras sur la route. Déjà 4 heures et demi, bourrons… Au fait, j’ai reçu un coup de téléphone de ton fils. »
« Ah bon, il est bien arrivé ? », commenta Marcia d’un air indifférent.
*
Ensuite, je suis redescendue fermer la chasse d’eau des W-C qui goutte toute la journée, puis appuyer sur le bouton rouge du chauffage, que j’arrête la nuit.
J’ai appelé Baptiste à la rescousse. « Au secours ! je suis malade ! Puis-je passer le week-end chez toi ? »
J’avais l’impression que mon cœur éclatait.
Gilberte a téléphoné. « Lâcheuse », a dit sa voix enrouée.
Mon visage s’est durci, mes yeux sont devenus de l’onyx fluorescent.
« Tu l’as dit. J’ai perdu ton numéro de téléphone, en fait. Et, tu sais, chez moi, les renseignements sonnent toujours pas libre. J’attendais de tes nouvelles.
– Est-ce que tu viens demain ?
– Non, pas demain. Mais la semaine prochaine..
– J’attendais que mes maux soient terminés, dit-elle avec coquetterie.
– Oui, Tes mots et tes choses », dis-je durement.
Elle eut un rire rauque.
« … Tu sais, ce n’est pas seulement pour le yoga. C’est aussi pour toi. Tu me manques.
– Ça ne m’étonne pas, dis-je.
– Qu’est-ce que tu deviens ? Comment vas-tu ?
– Je vais bien, dis-je d’un air bizarre. Drôlement bien.
– Raconte ?
– Pas au téléphone. »
Je raccrochai et me demandai ce que j’allais inventer. Je décidai de lui dire que j’avais vécu la grande illumination.
Mark ensuite a téléphoné, de l’Île d’Yeu. Il y avait un brouillage.
« Je n’entends que des parasites, dis-je.
– J’ai bien reçu ta lettre. Je te…
– Je n’entends rien. On dirait une émission de la France libre, c’est brouillé.
– Oui, je les connais. Je ne peux pas venir, c’est trop court.
– Bien court, en effet.
– Je passerai par Paris en rentrant de Londres… Alors, on se verra. D’accord ? »
Je n’ai pas l’habitude de négocier des choses aussi importantes entre deux portes. « Je ne sais pas », dit-elle.
Elle se baissa pour ramasser un vieux ticket de métro qui était tombé de sa poche.
Surtout, pas de traces.
*
Chez l’analyste.
« L’un n’empêche pas l’autre, me dit l’analyste.
Je réfléchis, ou plus exactement fais semblant en crispant le visage. J’ai la tête vide et le cerveau en bois.
« Bon, bon, vous dites toujours cela, mais qu’est-ce que ça veut dire en somme ? Moi je constate que dans la réalité l’un empêche toujours l’autre, je ne peux pas faire deux choses à la fois, vivre avec intensité mon analyse et vivre avec intensité ma vie, par exemple, je n’ai pas assez d’énergie pour les deux, et, en fin de compte, l’un n’empêche pas l’autre, c’est une formule toute faite.
– Je ne l’emploie pas au sens passe partout, mais au sens fort », me répond-il.
– Admettons. J’ai du mal à y croire, que l’un… »
Il prononce le mot de rivalité.
« Bien sûr… »
« Vous êtes toujours en colère ? », me demande-t-il.
« Non, vraiment pas, dis-je d’un air las. Je n’éprouve plus aucune colère, elle s’est neutralisée. En ce lieu je n’éprouve d’ailleurs rapidement plus aucun sentiment, tout devient blanc. »
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Toussaint 1980 :
Virée à Amsterdam avec François et Sybil.
Concert : les trios de Schubert.
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Mercredi 6 novembre 1980
Ce soir, ambiance détendue au cours de yoga de l’Eau Vive, comme si je ne décalquais plus mon attitude sur le silence contraint de l’analyste, mais me laissais un peu aller. Une demoiselle d’un certain âge, aux yeux tristes, mais plus abandonnés que moroses, est venue s’inscrire. Elle me raconte qu’à la gymnastique c’est trop rapide et que les professeurs crient. Visage mi-bougon mi-résigné, une tristesse sans emphase – des paupières lourdes, des prunelles sans brio, ni charme, ni séduction – elle cherche de l’entretien physique, me dit-elle (décidément on apprend son métier de ses élèves, c’est eux qui disent toujours, en toute simplicité, ce qu’est le yoga). Puis arrive Mme R, le visage reposé, des Baléares, Tara, la jeune fille en rose, M. H, les dames Henri en dernier. Manquent Maggie J et Mme Mac M.
Je leur ai fait faire six salutations au soleil, un « je vous roule je vous roule dans la farine », un certain nombre de chats de Chatou, Bhastrikha, kapalabhati, charrue chandelle, postures debout, demi-cobra, colombe, cobra, singe et relaxation. Il fait un froid de loup. L’aimable Marie-Christine a laissé mourir le chauffage.
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Jeudi 13 novembre 1980
Ce soir, après le trio de Schubert op. 100 entendu avec François à Amsterdam, j’écoute un disque de la Divine Liturgie de saint Jean Chrysostome. Choeur bulgare. Je décapuchonne le stylo Sheaffer noir acheté en septembre, me dis que j’ai peur d’utiliser mes instruments.
Les voix bulgares m’enveloppent. Dire que j’étais DEDANS. Dans les chants, dans l’église, dans mon corps ruisselant d’énergie torrentielle.
Maintenant je n’y suis plus.
Viens de téléphoner à Baptiste pour l’inviter à la conférence de demain soir de Chédorge, L’imaginaire et la voix, mairie du Vésinet. Mais il n’est pas là. François non plus.
Je n’aime pas téléphoner le soir, et pourtant je l’ai fait.
Les voix s’élèvent. « Vous avez revêtu le Christ. » Maintenant plane l’Amen, puis « Lumière joyeuse ». Dire que j’étais DEDANS. Il faisait nuit, j’entrais dans ce lieu brillamment éclairé, le chant s’élevait, il y avait une porte. J’y croyais. Philippe y croyait. Il chantait, ou bien lisait les Écritures en haussant la voix d’un quart de ton à chaque verset, voix tendue à craquer, corde prête à lâcher.
Ce dimanche, j’ai prévu d’y aller. Mais impossible. Crise de foie. Foie qui gonfle, congestionné, écrasant mon cœur, qui s’affole. Je me réfugie chez Baptiste, il me fait du bouillon de légumes, je me rends compte une fois de plus qu’il est bien agréable de vivre avec autrui (ou chez autrui ?), mais que plus personne ne veut vivre avec moi. Trop tard..
Ce disque. La voix monte à nouveau. Mon premier office orthodoxe, à Angers. Sept heures du soir, rien que des psaumes. Les vêpres.
Maintenant, une autre voix d’où vient-elle ?
« Toutes mes vérités et mes mémoires sont dans votre bureau, dis-je à l’analyste, et vous ne me les avez pas rendues. C’est comme si vous me les aviez confisquées. »
Chez l’analyste, je n’analyse presque rien. Je ne fais que lui raconter des rêves.
Je tiens même un cahier de rêves.