1981 ÇA Y EST, JE SUIS SALARIÉE

Ça y est, je travaille… je suis salariée. Changement de vie, encore que je veuille faire comme si rien, ou presque, n’avait changé.
Plus de six mois ont passé.
Encore un dimanche que j’ai passé à préparer ma mort c’est-à-dire à écrire, plutôt qu’à m’occuper des vivants, Clara et Bo, qui, l’un, regarde la télévision, l’autre, gelée, s’enveloppe de lainages dans sa chambre et travaille (je suppose).
Je suis triste. Rémy qui a passé les vacances de la Toussaint ici avec un camarade de lycée, Hassan, est reparti en me disant : « A dans longtemps ».
Le travail m’absorbe. Je suis perpétuellement absente, faute d’en venir à bout. Le moindre coup de téléphone me donne des angoisses.
Hier, samedi, Cléa vient déjeuner d’un poulet avec foie, farce, haricots verts et marrons, en compagnie de Florence R, une thérapeute familiale (psychologue) rencontrée à Zürich. Les enfants aussi sont là, naturellement. Nous parlons longtemps. Cléa accroche mal avec Florence. Celle-ci, fragile et acide, visage jeune et étroit, cheveux déjà gris, ressemble d’après elle à une bonne sœur (me dira-t-elle plus tard)…
Florence semble comprendre ce que dit Cléa, qui me paraît à moi souvent de plus en plus obscur, en raison de son visage ravagé, qui m’effraie, de ses yeux de plus en plus calcinés, de sa peinture de plus en plus désertique – ni formes ni sentiments – et, sous-jacente à tout cela, sa maladie, dont je lui ai reparlé ce soir, et qui l’enferme, de par son silence même, dans le monde du rejet.
Ce soir, je dois aller dîner chez Jean-Paul G, à qui j’ai abandonné deux cours de yoga, et qui, « en remerciement », m’invite chez lui depuis déjà près d’un mois. Mais, plus la nuit tombe, plus le froid devient ostensiblement hivernal, plus je me rends compte que c’est insurmontable pour moi de me « rendre » à cette invitation à la Porte dorée, septième étage sans ascenseur, et, par dessus le marché, le code de sa porte commence par les lettres « OB ». Quel tampon !
Il est de plus en plus évident que je n’effectuerais pas ce voyage au bout de la nuit glaciale. L’angoisse monte, car il est patent aussi que je ne téléphonerais pas, que je le ferai attendre. De plus en plus obsédée par le temps persécuteur qui m’accule à une décision que je n’ai pas – pour quelle raison obscure ? – les moyens de prendre, j’explique mon cas à Florence et Cléa en leur demandant si elles ne me trouvent pas complètement folle.
Florence répond qu’il lui est déjà arrivé deux fois, ayant invité des amis à déjeuner chez elle, de ne pas être chez elle ce jour-là, d’avoir filé. Cela me rassure. Cléa, elle, pense que j’aurais intérêt à éclaircir cette obscure panique,   que, pour elle, ce n’est pas possible, cette absence de rigueur. Je sens qu’elle me blâme. Elle fronce les sourcils. Se sent-elle menacée par mes tentatives de fuite ?
Toujours dans l’hésitation, sur le balancement de l’horloge, j’ai une inspiration : « Et finalement, si… »
A ce moment, le téléphone retentit lugubrement. Il est six heures du soir.
C’est Jean-Paul G. « Ah, bon, tu n’es pas encore partie ?
– Non non, fais-je lâchement.
C’était pour te dire qu’en bas de l’immeuble il y a un code… Si c’est fermé, tu fais OB 2348. OK ? »
Je claque des dents sans avouer que se dérobe sous mon ventre – comme par un coup à l’estomac ? comme dans un précipice ? – la possibilité de traverser Paris et de gravir les fameux sept étages. Et maintenant le code !
Je raccroche.
« Retéléphone, dit Cléa. Dis-lui que tu ne viens pas.
Je me demande pourquoi j’éprouve le besoin de faire des coups comme ça… Pas possible, sur le coup, de lui téléphoner… Demain, peut-être… quand il sera trop tard… ou quand j’aurai compris… Persécuteur, le téléphone ! Ce type me persécute !! »
Il me semble que ma vie n’est plus que la proie d’une longue persécution, toute fuite étant désormais impossible, excepté dans le sommeil, toute dérobade inimaginable, puisque désormais dans la société j’occupe une place, une place de salariée.
Fini de plaisanter. La trappe de secours est fermée.
La nuit tombe. Je fais du thé.
Oh, la nuit ! Réveil des altérités insolites ! Réveil des altérés !
Cléa dit qu’elle m’accompagne au RER pour aller chez Jean-Paul, je la suis en claquant des dents, froid et terreur, dans sa 2CV. La porte a claqué. Florence monte derrière. Elle espère que je vais faire un bout de chemin avec elle dans le fatidique bateau des âmes mortes, le RER du samedi soir. Mais non. Au moment de descendre de la voiture avec Florence, je me cramponne à Cléa :
« Et si on allait au cinéma ?
Elle n’est pas contre.
Je suis en robe légère, légère, les pieds chaussés de simples lanières.
Dehors, il fait O°.
Au C2L à Saint-Germain, nous voulons voir Le Torchon brûle. Mais il n’y a plus que des places au premier rang. Au premier rang !
Nous revenons passer la soirée ensemble chez moi.
Par deux fois le téléphone retentit lugubrement, interminablement.
Étrange soirée.
Sous la lumière de la lampe rouge aux airs de grand-mère campagnarde et de marmite enjuponnée, le visage de Cléa me fascine. Volumes accusés de vigoureux angles osseux, aux pommettes autant qu’aux mâchoires, son visage offre ce soir des métamorphoses inquiétantes suivant l’inclinaison de sa nuque et la tournure de sa pensée, dont m’effraie de plus en plus le discours inappris, autodidacte, qui me semble désormais presque sorti du langage commun pour se réduire à des éructations rocheuses, purs grumeaux expressifs. Conglomérats encore plus abstraits que sa peinture abstraite. Dans des blocs, des îlots glaciaires érigés en vérités péremptoires, refroidissent des laves encore fumantes.
Phrases à l’emporte-pièce, mot à mot d’un pays sans grammaire. Je ne distingue plus les articulations de sa pensée ni la fluidité interrogative d’une chanson d’être humain. Elle ne parle plus qu’à elle-même, dans un idiome qu’elle semble parfaitement comprendre. Je lui demande : « A quoi tu penses lorsque tu dis cela ? ». Ou : « Par exemple ? Donne-moi un exemple ! »
Florence, tout à l’heure, semblait ne pas perdre le fil, et traduire aisément. Mais moi, je suis murée dans une sidération. Le visage de Cléa sous mes yeux défait toute cohérence, vieillit, se tord, se métamorphose en celui d’une vieille femme au tragique destin, abandonnée des hommes, qui menace le sort comme une sorte de Pythie   puis, soudain, d’un coup de nuque, clac, redevient la Cléa que j’aime et je connais. J’ai à nouveau sous les yeux une jeune femme avec le beau masque du charme. Les cernes, les ravines ont disparu dans le rougeoiement de la lampe.
Ce qui a changé en elle depuis toutes ces années, c’est que maintenant elle ne porte plus jamais de robe, de jupe, toujours en pantalon, ses cheveux ont perdu leur or et leur frisure, elle se coiffe en bonne sœur, au bol, à la Jeanne d’Arc, « si ça ne vous plaît pas c’est le même prix », fini les artifices, le coiffeur, les bouclettes, « moi, on me prend comme je suis »   son mystère en prend un vieux coup.
Elle a quitté le règne de la séduction pour celui de l’emprise.
La soirée s’achève. Il fait froid dehors. Les réverbèrent scintillent du halo d’un gel sec. Je raccompagne Cléa à sa 2 CV vert clair.
J’ai passé une assez mauvaise nuit à me demander pourquoi, pourquoi, pourquoi, je n’ai pas été chez ce type.
Oui pourquoi ? Suis-je définitivement timbrée ?
*
DIMANCHE.
Encore un petit dimanche tentateur, un petit dimanche où le matin a tellement de projets, de risettes, ciel bleu, froid sec, sec, ça claque, les projets, les bruits de sabots, les piaffements, hennissements, ébrouades du petit cheval du dimanche matin. Si j’allais écouter la beauté des chants slavons rue Saint-Victor ? Embrasser Barbara de Pforzheim, parler de l’exposition de Wolfram, dire que je pense lui acheter une aquarelle ? « Je pense acheter une aquarelle à Wolfram. » Comme c’est difficile à dire, ce simple mot, « je désire ».
Je traîne dans ma chambre. J’ouvre les pages de mon pseudo-journal. Vais-je me noyer dedans ? « Classe, pauvre pomme ! Classe tes vieux diplômes ! Ils ont l’air de diplodocus ! Et tes vieux poèmes de schizophrène ? Et pourtant, ils embaument ! la violence de l’enfant ! Ils embaument le temps où je ne faisais pas semblant de croire aux autres ! Le temps ne me dérangeait guère, j’étais la même et j’étais l’autre, je ne me gênais pas trop pour m’admirer, je m’admirais tellement que je me répétais, comme le transsibérien avec ses wagons tous pareils, comme le Paris-Amiens, le Paris-Amsterdam   comme les cumulus se répètent dans la splendeur du ciel, un cumulus deux cumulus trois cumulus… C’était bien culotté ces textes. Quel toupet ! J’ai tant rêvé le monde qu’il a fini par exister, voilà ce que j’osais écrire. Et le plus drôle, c’est que c’était vrai. Mon fils premier-né peut en témoigner. A peine ai-je eu le temps de le rêver qu’il est là. Vrai de vrai. Lui pas moi. En chair en os en sexe. Bien différent de moi. Qu’est-ce que vous dites de ça ? Mon lecteur irrité proteste : comment ! vous êtes encore deux dans le même corps ? Qu’est-ce que c’est que ces sornettes ? Qu’est-ce que c’est ce serpent à sonnette ? Ce ver de terre qu’on coupe en deux et cela fait deux vers entiers ? Le lecteur est récalcitrant. Récalcitre, mon beau, récalcitre ! Je dis à l’éditeur : je cherche un serviteur. Il y a bien des hommes qui servent de grandes idées, pourquoi pas une petite femme ? C’est encore mieux, une femme. Mais, pour admettre cela, il faut être un homme supérieur. Allez, allez, cessez ! Tout le monde a envie de servir ! tout le monde a envie d’être utile ! Et pourquoi pas me servir moi ? m’être utile ? Vous voyez bien que j’ai besoin d’un petit étayage…»
Me voilà tous les feuillets par terre, dégringolés du lit. C’est le passé, ces vieux papiers. Maintenant, je suis rédactrice en chef d’une revue aux contours précis, pas de littérature, non, de sciences humaines… Je m’en vais publier des psy. Je n’écrirai plus rien, je relirai leurs fautes de français, de grammaire, de pensée. Je pêcherai dedans deux ou trois bonnes idées. Je naviguerai à vue. Mais ai-je jamais fait autre chose ?
Je serai payée. Oui, vous me le paierez.
Aïe ! le téléphone recommence à sonner et Clara va répondre, la malheureuse.
« C’est pour toi… le type chez qui tu as dîné hier » (on voit bien que Clara était chez son père hier soir).
« Ouais ouais… (voix pâteuse) Dis que je suis occupée… «
Voix de Clara par l’escalier : « Elle est dans son bain. »
A moi : « Il rappelle à midi.
Bon, préparons-nous à faire face.
Ce type me persécute, eh bien, il va voir.
En fait, je me suis excusée platement. J’ai inventé un mensonge.
J’ai dit qu’hier soir je n’étais pas très bien.
Mais était-ce vraiment un mensonge ?
C’est toujours comme ça, avec moi. J’invente un gros mensonge, et je me rends compte, atterrée, que je ne faisais que dire la stricte vérité.
J’ai un peu de mal, avec ce boulot salarié.
Comment vais-je m’en tirer ?
En fait, personne ne m’aide.
On me laisse me dépatouiller.
Je dois faire plaisir à tout le monde. Aplanir les contradictions.
« Harmoniser », qu’ils disent.
Et, surtout, ne pas trop penser par moi-même.
Les penseurs, ce sont les autres : les membres du comité de rédaction.
*
Dimanche-là, Gilles passe en coup de vent, comme d’habitude. C’est la maison des coups de vent, des passages. Difficile d’y résider vraiment. Chacun entre et sort comme sur une scène de théâtre. Cette maison est un théâtre.

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