MAI 1981

25 mai 1981

Lundi.

Sentiment d’avoir un cœur trop gros, qui cogne contre les côtes. Une façon de fumer suicidaire, une angoisse devant la moindre lettre à faire. – métier de distributrice de lettres. Je me vois comme Gaspard Hauser, muette, titubante, une enveloppe cachetée à la main, remplie d’un texte que quelqu’un d’autre aurait écrit.

Mes yeux ne sont jamais bien ouverts, comme éblouis par la lumière du jour. Mon souffle est de plus en plus rauque, bestial. Je me plonge dans de la littérature allemande, Portrait de groupe avec dame, L’Honneur perdu de Katharina Blum, ou bien Peter Handke   j’y retrouve la même construction autour d’un personnage de femme, vide et blanc.

Quels rapports y a-t-il entre le banal et la mystique ? Je vis comme une déréliction nouvelle le fait de changer de boulot. Même sentiment d’abandon qui me réveille au très petit matin que lors du départ de Gilles. Rien que des deuils, rien que des abandons, dans les changements qui m’affectent. Jamais de retrouvailles. Malgré un sentiment troublant, et tout à fait nouveau, d’entente compatissante avec Gilles, comme si l’on était sorti du temps des procès et des juges.

Réflexion en passant  : comme dit l’autre, Dieu est un pseudonyme, après tout.

Deux dames d’âge dans le métro, cheveux blanchis coiffés à la mode du cinéma muet des années 25 ou 30, disent : «  Nous avons tous le même âge, et si l’un s’en va, maintenant, ce sont tous les autres qui filent, comme un bas. » Puis elle se met à parler de son fils comme si un fils était le fil qui retient toutes ces mailles.

Un punk aux cheveux pointus lit La Chute de Camus.

Première page du Matin  : «  Chirac et Marchais chez Mitterrand  ».

Station Étoile.

*

Du bon usage du RER.

C’est là que chevauchant la vitesse des transferts je devrais, un stylo à la main, m’outiller de conscience galopée. Au lieu de m’angoisser à travailler dans l’immobile, statue de femme assise et courbée sur sa table de bridge aux papiers étalés. Mise en scène trop volontariste pour mes profonds défauts de caractère, mollesse languide et paresse caractérielle.

*

Je me souviens d’une phrase de mon analyste  : « Parce qu’un bébé, ça n’existe pas ? »

J’ai répondu  : « cela dépend pour qui », mais le plus important était pour moi qu’il y crût, à mon fantasme. Je voulais lui faire croire que j’étais enceinte. (Pourquoi  ?)

Belle continuité de nos conversations sur l’Annonciation. Il me disait  : « C’est une histoire de naissance, n’est-ce pas  ? » Je rétorquais quelques séances plus tard : « Non, Monsieur, ce n’est pas une histoire de naissance, c’est une histoire de conception. »

26 mai.

Première chose drôle ce matin 8 heures à la station Étoile, sur le fond blanc d’une grande affiche  :

« Mitterrand président
Le petit Jésus n’est pas content
Il pleut pour sept ans ».

Les yeux écarquillés, vitreux, des gens. Comment s’y faire, à ces yeux fixes et à ces processions sans dieu  ?

Je vais à un congrès : une journée d’hommage à Bateson. Je commence par m’engouffrer au mauvais endroit des laboratoires Roussel. Puis je prends des notes bien sages, histoire d’avoir l’air de faire mon métier.

Au moment de parler, Didier (Anzieu) a le trac. Quelle émotivité chez lui  !

Choses que je note (exposé de Ruffiot) :
« Dans telle famille, on répond invariablement à l’enfant « dans le frigidaire » quand il pose une question, pour le faire cesser de poser des questions.
Exemple  : «  Où es-tu  ? – Dans le frigidaire  ! »

(Chez moi, on répondait  : « Je suis dans ma chemise ».)

La mère parlant de sa fille au thérapeute familial : « Elle vous a dit non mais elle pense oui… Je suis obligée de penser pour elle. »
La fille : je n’aime pas mon prénom.
La mère : Pourquoi est-ce que tu ne l’as pas dit quand on te l’a donné ?

« Où vas-tu  ?
– Nulle part.
– C’est de quelle couleur, nulle part  ?
– Bleu.
– Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que ça n’a pas de couleur  ?  »
(Ici, d’après Ruffiot, le paradoxe est devenu humour.)

Dix ou quinze pages de notes en pattes de mouche, que je ne relirai jamais.
Gribouillis et croquis en marge.

Comment pourrai-je faire ô modeste
À neuf pieds perdue dans le sommeil
Qui dans mes yeux de trouble surgit vert
Un poème de ce congrès psy  ?
Épique ô je voudrais l’épopée scientifique
Si frontale la solitude
J’apprends, j’écris, en moi ça se transcrit
Allons, courageuse, à l’objet appris, cours  !
Bon, franchement, ça ne veut rien dire. Écriture automatique.

*

27 mai 1981

Colère et tristesse. Je me sens une fois de plus attaquée sur tous les fronts, et surtout par Clara qui sèche ses cours sous le moindre prétexte de vélo-solex en panne, s’absente le soir et m’annonce presque triomphante qu’elle n’est abstenue d’aller passer l’épreuve de gymnastique pour le brevet des collèges.

Frédéric essaie de lui expliquer que l’absentéisme est la chose la moins supportée du corps professoral et qu’elle risque de ne pas être soutenue par ses profs malgré ses brillants résultats par ailleurs.

Il me conseille de ne pas laisser passer cela, et au lieu d’appeler une fois de plus l’inefficace et anxieux Gilles au secours pour me débarrasser de ma propre inquiétude, de prendre moi-même le taureau par les cornes et d’aller négocier avec le surgé la manière traiter l’absentéisme de Clara.

Il ajoute que l’administration elle-même ne peut pas faire grand chose, sauf à travailler en liaison fréquente avec les parents, et que toujours couvrir les enfants par des mots d’excuses fallacieux coupe aux responsables toute initiative pédagogique.

Ensuite il me fait savoir que mes mots à Strasbourg, « Je suis ébranlée », en remontant de chez Nathalie, l’avaient lui-même ébranlé. Et que la suite de mon séjour avait été lourd et pénible.

Il me demande : « Qu’entendais-tu par là  ? »

Je réfléchis longuement pour me remémorer les circonstances et finis par me souvenir qu’en effet j’en ai eu marre. Étant prise sans cesse dans les conflits qui l’opposent à Nathalie et vice-versa, je me suis sentie plus ou moins manipulée, acculée à dire : « Tu as raison il a tort, tu es bonne il est mauvais, un bon point à droite un mauvais à gauche », et vice versa.

J’ajoute que c’est la position dans laquelle se trouvent aussi probablement les enfants. Les siens. Les miens aussi. À moins que je ne leur en fasse faire l’économie ? Mais j’en doute.

*

Sentiment que je ne pourrai jamais me sortir du besoin quasi pathologique de me rebrancher sur des phénomènes primaires  : le sommeil, le contact des pieds avec l’herbe, les mains dans l’eau de vaisselle, le pinceau sur la tablette de bois, la peinture à l’œuf, la brosse repeignant le papier peint en acrylique blanc ou rose, le rabot sur le plancher. Besoin de quelque chose dans la main. Plutôt le contact dans la main d’une forme et d’une matière que l’usage d’un instrument. Le pouce, l’index et le majeur entourant le fût d’un stylo, l’auriculaire caressant le papier. Les fesses sur le sol en yoga.

En sortant du congrès d’hommage à Bateson, je suis tellement privée de tout contact primaire que mon cerveau entre en ébullition, ma tête éclate, mes paupières suintent un jus liquide. J’ai l’impression de « déréaliser ». Je suis désespérée, me dis que je n’y arriverai jamais. Sans doute dois-je faire avec ça. Avec ce désespoir fondamental plutôt qu’avec l’espoir de m’en sortir, qui me détruit sans cesse d’être toujours déçu. Violente comme le sentiment amoureux, l’abstraction (la relation à l’abstraction) me rend quasiment folle, gazeuse, éthérée. Mon corps sue et étouffe, déshabité de toute faculté d’« être dedans ».

Une envie de catastrophe violente alors me prend, de suicide et d’autodestruction.

*

« Et vous pourquoi n’écrivez-vous pas ?
Et vous où en êtes-vous avec l’écriture ? »
Et la proposition, si évidente pour vous : « Je ne travaille pas gratuitement ».
Il m’a dit que j’étais bien intéressée.

*

Oui, le même sentiment de catastrophe que lorsque j’ai eu mon accident de voiture, mon premier (non, c’était mon deuxième), je sanglotais : « j’en étais sûre, je le savais, que je ne pourrais pas ». C’était le deuxième arbre dans lequel je rentrais. La première fois, j’avais oublié de rétablir de volant après le tournant. Gilles n’en revenait pas que je n’aie pas eu ce réflexe. La première fois, donc, l’accident, je ne l’avais pas vu arriver, la seconde fois, je l’ai vu arriver, fascinée.

*

Je voudrais que ma vie soit un concert-promenade.
Mais mon cerveau tombe brumeux dans un état confusionnel.
Comme si quelqu’un dans ma tête lançait un cri strident.
La nouvelle rédactrice en chef est une psychotique.
Comment va-t-elle faire avec tous ces psy qui écrivent dans la revue  ?

*

En yoga, on travaille seul et pourtant en compagnie de quelqu’un d’autre.

Je relis Winnicott. il me semble que je suis dans une période très régressive, et pourquoi ne pas m’enfoncer hardiment dans cette régression pour me trouver moi-même ?

Le fait est déclenché par ce nouveau travail, cette accession à un nouveau statut social, plus évolué, meilleur, que je vis comme une insupportable série de contraintes et de brutalités (personnifiées en particulier par Marie FB, qui à propos de son article pas rendu joue fortement sur moi d’injonctions paradoxales – merci Watzlawick. Elle répond à toutes mes relances : « je suis très fatiguée, je vais très mal, je prends des tranquillisants ». Elle m’empoisonne la vie mais c’est elle qu’il faut plaindre. Et je marche, évidemment. Servile, aimable, soumise.).

Mon cerveau est brouillé et mon esprit confus. Je cherche une façon calme et placide d’assumer un boulot qui à tout prendre et comparé à d’autres ne devrait pas engendrer d’angoisse réelle. Je ne tiens pas à me valoriser en prenant l’air sur-occupé, débordé, sous pression. Il est certain que je suis rédactrice en chef, c’est-à-dire que c’est moi qui dois commander, diriger la revue. Or, pour l’instant, je ne suis qu’à écouter les désirs et les conflits des autres. J’ai mes propres sympathies, mes propres réseaux, mes propres idées sur la question, et je me sens pour l’instant au service, ou bien prise en tampon, des diverses tendances qui s’affrontent et qu’il faudrait réconcilier.

Il faut considérer aussi que je suis réellement yogiste, ce qui n’est pas pour moi une façon de faire une gymnastique correctrice respiratoire plus ou moins thérapeutique, mais une façon de m’interroger sur l’ailleurs des chemins de la créativité. Sur autre chose que la spécialisation, la compétence, l’activisme et la nervosité – autre chose que dominer le sujet.

*

Perdita. Je sors de la salle de la mission catholique italienne, où le Padre s’agenouille devant moi puis me baise la main pour s’excuser de ne pouvoir nous donner la salle aujourd’hui, car des bambins piailleurs y font leur retraite de confirmation.

Comme le yoga, l’écriture est une technique de clarification de la substance psychique. Substance dont je ne supporte pas le trouble brouillamini actuel.

Le bonheur, ce n’est rien autre que cela  : une lumineuse clarté, un psychisme bien peigné, un cerveau contemplant la couleur dorée du soleil et un corps le réfléchissant, bleu comme la mer au mois d’août à l’île d’Yeu. Un déparasitage.

… Me voici donc gros-jean comme devant dans la rue Jean Goujon ensoleillée avec ce mot aux lèvres : Perdita. Sous l’ombre des marronniers du rond-point je m’assieds.

Ce petit carnet est-il donc un sein blanc, un ours en peluche, un support transitionnel entre moi et le monde extérieur ? Combien de fois à mon analyste – insuffisamment branché, me semble-t-il, sur Winnicott – n’ai-je pas dit ma difficulté à me situer à la fois à l’intérieur et à l’extérieur ? Et l’exploit difficile qu’est pour moi de passer de l’un à l’autre ? Miracle époustouflant de sortir de chez moi le matin, de passer la porte, et si peu naturel  ! Trace sûrement d’un raté de mon histoire enfantine, d’une mauvaise liaison, d’une interdiction faite aux filles de sortir de l’enclos ? De la niche ?

J’arrive au Grand Palais, mais dans ma poche pas de pièces de monnaie suffisantes pour pénétrer et voir l’exposition Nicolas de Staël. J’ai, au marché, ce matin, tout dépensé en abricots, brugnons précoces, fromages doux, litres de lait par deux, beurre, sucres, sels. Alimentaires richesses bien vite dilapidées par mes enfants gloutons qui disent – ils regardent un téléfilm où l’héroïne nunuche dit au voisin de palier : « Excusez-moi, il n’y a rien chez moi, pas de provisions » – , qui disent, dis-je, d’un ton revendication satisfaite  : « C’est comme maman ! »

«J’ai perdu mon fil  », ai-je dit à l’analyste en parlant de Rémy.
  Qu’est-ce qu’un fil, en somme  ?
  Je n’y suis plus, ai-je ajouté. Je suis ailleurs. »

Comment aller encore chez l’analyste, cet escroc gourmand, quand on a dans les mains un instrument comme l’écriture ?
(En fait, on y va peut-être pour se débarrasser de l’écriture).

Réunion rituelle du personnel de l’association éditrice de « ma » revue (ah ah  !). Une sorte de mal au ventre me prend en plein milieu (rappel que je devrais aller voir le gynécologue à 15 h pour vérification de stérilet ?). Régine BD manifeste sa rogne de n’avoir pas eu un abonnement gratuit après avoir assumé la rédaction de l’ancien Dialogue, et bénévolement. Elle a ce mot : « En ce temps-là, c’était artisanal ». Je rétorque : « Mais maintenant aussi. » Elle dit : « Ah bon ? » Je comprends que la transformation de la revue a provoqué bien des sentiments d’abandon, peut-être de trahison.

Et moi, je suis en pleine ambivalence à propos de ce travail : la joie et le dégoût, l’intérêt et la haine.

En écrivant ces mots, je sens mon ventre se calmer. Ce ventre qui ne voulait pas se faire oublier ces temps-ci et m’a donné à croire pendant un mois presque complet, le mois de l’anniversaire et des 18 ans de Rémy, que j’étais enceinte.

J’ai offert un stylo laqué rouge grenat à Rémy pour ses 18 ans : pour écrire lui-même son destin, probable.

*

4 juin 1981

Je suis mal, mal, très mal. Je grossis. Je souffle en montant les escaliers. Il me semble que mon visage est bouffi, mes jambes gonflées, mes poumons tapissés de feu.
Hier soir en me regardant dans le grand miroir de la salle de yoga j’ai eu peur. Si lourde, si carrée, avec presque pas de visage.

Sans doute est-ce avec une grande agressivité contre moi-même que j’ai accepté ce travail. Je me disais : « Après ça, je pourrai faire n’importe quoi d’autre. »

Dans le RER : deux garçons jouent avec un Rubik’s cube  ; une jeune fille qui tient un chien en laisse sourit en les regardant.

« Madame Turgot, venant de Rennes, est attendue au centre de surveillance ». (Sur fond d’airs d’opéra distillés sur un autre haut-parleur.)

*

8 juin 1981

Je suis une menteuse… une menteuse et une voleuse, quelqu’un qui se DEROBE…

Aujourd’hui je me suis dérobée à ce cours de yoga de remplacement à propos duquel quelqu’un d’autre tyrannique (moi-même jeudi dernier) au lieu de dire : impossible, je ne suis pas libre, ou je ne veux pas, ou NON, a répondu : oui, je suis libre, je viens… Alors qu’on venait de me faire venir pour des clopinettes, la salle de la Mission catholique italienne étant prise… de charmants bambins faisaient des bruits d’oiseaux… des pépiements, des gazouillis… le Padre me baisait la main très sexuellement pour se faire pardonner… on dirait plutôt galamment si l’on ne travaillait pas à une revue qui prépare un numéro sur la sexualité  !

Une revue où ne peut pas dire : « je baise », mais où on écrit « la sexualité » à tire-larigot… Alors maintenant j’emploie l’adverbe « sexuellement ». Très sexuellement dans le métro un monsieur aux lèvres serrées lorgne la pointe noire de mon Stabilo-Stylist 188 (mais oui  !)… Et tout cela pour dire que je suis devenue une sale menteuse !

Je leur dirai jeudi « je ne pouvais venir mardi car j’étais en pleine mer entre Serck et Cherbourg, on n’a pas eu de vent ». Ou bien : « On a eu une avarie ». Qu’est-ce qu’on peut bien inventer comme avarie, c’est facile, mentir pour inventer.

Tiens, ils descendent à La Motte-Picquet Grenelle, ils m’ont regardée d’un œil torve parce que j’ai l’air de m’amuser avec mon petit cahier. Je mentirai à Yoga-Club mais pas à Marie FB car j’ai tellement envie de la voir disparaître, de la tuer.

*

Maintenant je me sens persécutée par ces deux hommes qui veulent m’obliger à leur payer une chambre en ville (Gilles et Rémy), comme deux maquereaux qui voudraient m’extorquer des sous, et me faire travailler, travailler, travailler.

Le charme dangereux des yeux verts de Martine Br et autres sirènes m’attire dans la disparition… Avec Marie FB dépressive, c’est carrément le fond de l’abîme car il me semble que je peux l’assassiner et me débarrasser d’elle, accumulant fautes et faillites en réponse à ses propres faillites et fautes.

Je lis Winnicott en m’endormant comme on boit un biberon de miel.

*

Station de métro Invalides. Je viens d’y déboucher par hasard en revenant de chez Marie FB à Auteuil (non, je ne l’ai pas tuée) pour aller rue de Bourgogne porter un pli à Frédréric. La station est-elle à présent ouverte  ?

L’an dernier, en juillet, sous la pluie, et en proie à une certaine envie de m’arrêter pisser, j’y étais descendue, et l’avais appelée « la porte de l’Enfer ». Elle était à l’état de chantier souterrain, éclairée de loupiotes, béante d’ombres noirâtres. Le plus impressionnant, c’était les voies sans rail, les quais sans voyageurs, les colonnes fantomatiques, le besoin pressant de m’accroupir dans l’ombre, l’arrivée d’un rôdeur inquiétant, sans doute à lunettes noires, qui faisait mine de me barrer l’issue. Je m’étais aventurée loin, loin sur les quais de ce port souterrain, et non sans trembler.

Je foule sur l’esplanade un grand bassin de gazon, aussi frais et interdit qu’une eau. À gauche, encore un chantier palissé, une symphonie de jaunes de chrome, grues, pelleteuses, semblables au jeu de Lego que je viens d’acheter pour la communion solennelle de Boris.

Zut, un tremblement de cheville. Mon pied trébuche sur une des racines de ces jeunes tilleuls qui, déjà effrangés, inégalement robustes, nouent cette esplanade paisible à mon jardin du Vésinet où présentement ma mère, au soleil, dans un transat, dort. Un court instant, mes paupières se ferment sur une somnolence partagée où je cherche encore le principe de la création..

Mais d’où vient cette odeur de marée  ?

Les palans du chantier trafiquent des bruits de port.

*

Il est venu comme le Saint-esprit l’amant lointain  ; le jour de la Pentecôte. C’est la communion solennelle de Boris. Nous sommes dans le jardin, mon enfant joue avec son Meccano et son Lego, ma mère a une robe blanche et se demande bien qui est cet individu.

« Ce n’est pas dangereux pour moi de dire je veux
Te garder rien qu’à moi toujours et prisonnier par définition
Puisque justement tu repars. Dans la cave
Je referme la porte à clé.

Mais toi tu n’as pas peur
En riant tu endors mon poignet

Sous le cerisier court la menthe aux tapisseries cocasses
Un vieux chat passe. Il ressemble à Lucien Bodard.
L’oiseau le chat l‘enfant cela t’amuse, tu dis
C’est un jardin zoologique en plein Paris

La voisine à voix douce appelle son mari  : «  André  !  »
Et moi j’entends «  Entrez  !  ». J’ouïs la cendre du figuier.

*

Clara casse en deux un disque 45 tours intitulé «  les Copieurs  », et également en deux mon crayon de sanguine. Je l’entends taper de rage dans la cuisine la porte du frigidaire.

Je mets une bassine d’eau dans le jardin au soleil. Son pantalon rose se fend quand elle se penche pour y plonger la tête. C’est bizarre justement elle voudrait une salopette neuve. Elle se met au soleil sur un transat. Très longue à ôter ses vêtements, à mettre ses jambes à l’air. Elle bronze.
Périodiquement, je trempe mes jambes abîmées de cellulite dans l’eau froide.
Si longtemps que mon corps ne m’avait pas été sensible.
Le tuyau vert d’arrosage trempe dans la bassine bleue, dont le contenu déborde sur l’herbe verte avec un bruit de cascade. « Tu aimes ce bruit  ? » demande Clara. Oui dis-je.
De l’autre côté du mur couvert d’ampélopsis, cris du nouveau-né prénommé Mathilde. On n’entend jamais sa mère lui parler.
Le dernier pavot de la saison vient d’éclore

(Impossible de me rappeler si cette scène est un rêve ou la réalité).

*

TILLEUL ET CERISIER

Tilleul et cerisier, la terre est maniérée
tapis sans bruit que la fourmi chatouille
C’est au verger que cela s’est passé
Veineux les rouges-gorges et résineux les mots
S’écrasent comme un jus au milieu de la menthe.
Nous n’avons d’autre sexe qu’un parfum de chair
Et comme des groseilliers comme des aveugles botaniques
Nous accomplissons le printemps élastique
Cherchant la forte odeur de source aux draps, tandis
Que les ciguës l’herbe à robert s’immiscent
Dans l’instant subreptice.
Tu es venu c’est jour de fête.
Bientôt l’été. Juin qui revient de loin.
C’est mon fils que l’on fête aujourd’hui dans ce clos
Et le champagne coule à flot.

Tu me dis qu’à Belgrade il fait beau ?
Les piverts tambourinent. Ta peau
Froissée de végétaux rougit. Comme c’est loin la mémoire !
Je t’ai fait déjeuner dans de l’argent volé.
La table avec lenteur chaloupe
Ouvrant ses ailes de rallonge.
Le jour sèche. Le thuya flèche le ciel.
Il est par là, dit-il
En brandissant sa double cime comme deux doigts en V.

*

TRAIN DE BANLIEUE (ENCORE  !)

Rouler, rouler ! La belle affaire !
Conter des lunes aux colonnes
Sur le papier de brume écrire
Au faîte des cèdres la rime.

Par la vitre, reflets divers
Dans le wagon, voisins de Terre
Nickel du casque ô lampadaire
Comme te voilà complété
Par ce visage aux pleurs bronzés.

Face à moi, florentine épice
Aux bras croisés, encerclée d’heures,
Sous le volet de ton blazer
Est une horloge de routines.

Ma voisine, une secrétaire
A écrit dans son agenda
Un graffiti réticulaire.

Quai de la Seine à Courbevoie
Puteaux Suresnes ô banlieues sœurs
Colombes et La Garenne en fleurs.
Beaux marchés couverts d’acacias

Rouler, rouler  ! La belle trêve  !
Le doux chariot  ! le joli rêve.

*

ENCORE LUI

Bientôt très allongés dans les rumeurs
Nous marquerons d’épaules le bonheur
De foins ridés, de plis rôdeurs
Vaporisant de nos grands bras l’odeur
De notre peau, douce tartine de beurre.

*

PASTORALE

On se longe. On s’allonge. Et l’on songe.
On a les yeux pleins d’yeuses. On prononce
Glaïeul et peuplier, noyer, tilleul.
On est l’ailleurs d’un porche latéral.
On se déporte d’arche en arche. On bâille.
On essuie les moustiques à la peau du voisin
De prairie qui rumine un reflet,
Deux reflets. Qui ruisselle.
On a l’essence de la terre pour grappiller le ciel
On tète le suc du pré, les dessous de la menthe froissée.
On se dore au soleil, on embaume le pain frais
On est à côté l’un de l’autre accolés.
On se recolle avec du suc. Le passé
A bien failli nous avoir. On a
Seulement le bout du doigt pour se toucher.

*

5 juillet 1981

Chaque fois que je passe devant Notre-Dame de Paris, c’est la même douleur, la même clameur. Pourquoi n’es-tu pas rose ? Pourquoi n’es-tu pas la cathédrale de Strasbourg ?
En haut de la tour Sud, un jeune homme escalade le mât. Un avion à réaction passe. Pourquoi si blanche et pourquoi si peu haute ? Pourquoi si trapue, si tranquille ? Pourquoi ce parvis sans surprise, où l’œil embrasse sans étreindre ?
Pourquoi n’est-elle pas là, ELLE ?

Rue Saint-Victor, pendant la communion, je songe au film d’hier soir, Ordinary People , où la mère à tout jamais figée s’enterre elle-même dans le cercueil de son fils Buck, le préféré. Et je songe à Boris et Rémy. A mes rapports avec Rémy, l’irremplaçable, l’indispensable ; que j’ai cependant renvoyé. Mais si Clara le remplaçait ? N’est-ce pas son désir ?

Clara en solex, en salopette, aux cheveux courts. Clara qui se plaint d’abandon et joue avec la délinquance.

En progressant lentement vers l’iconostase derrière la petite Alex A (pas si petite que ça), je pense que ma mère a dû se figer après la mort de son petit Pierre, son premier-né, dont elle ne parle jamais. Une partie d’elle-même, sa maternité, s’est enterrée dans ce tombeau dont j’ignore même où il se trouve, et où elle ne va jamais.

La dépression  : le repos du cerveau  : lire  : penser (etc.)
La beauté  : le repos du cerveau  : ne plus interpréter.

Le 6 juillet 1981

« Ce n’est pas parce je ressemble à de l’eau dormante qu’il n’y a pas au fond de moi un crocodile bien réveillé. » Cela à l’intention de tous ces gens bien intentionnés qui, me voyant flegmatique ou timide, bien élevée ou alors incertaine, comme J.R. mon directeur de publication, pensent que je vais filer doux.

Quelle image de marque a-t-il donc de moi, ce zèbre cachottier  ?

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