1977 JE VAIS CHEZ L’ANALYSTE UNE ÉTOILE À MON NEZ

1er octobre 1977
J’ai rêvé que Michel revenait ce matin, transformé en beau jeune homme-fille. Yeux plissés, désinvolte, accompagné d’une vieille dame. Il a passé, dit-il, un très bon week-end délicieux. Je lui dis : «  Tu te rends compte que je t’ai attendu samedi ? »
Je le regarde et je n’aime pas cet air de garçon-fille gâté, arrogant. Je me demande si je l’aime encore. Je lui dis que je ne suis pas très sûre d’avoir encore envie de le voir. Je lui précise que j’ai pleuré. Cela le fait rire avec impertinence. Pas du tout gêné. Il ne s’excuse pas.
Il croit me faire un cadeau énorme en venant ce matin. Pas sûr.
J’en ai marre de ces individus sûrs d’eux, et au sexe indéfinissable, qui surgissent de l’enfance pour vous traiter d’idiote, de gourde, de gourdiflote, de mal dégrossie, de grosse mémère, de bidonnarde et de poil-de-carotte.

4 octobre 1977 Mardi soir
Je fais des comptes. Acheter une machine à laver la vaisselle à Carrefour. Suite à l’histoire de la perceuse de Rémy et Michel. Je me suis fait un peu avoir, par le charme de ces messieurs. Coût : 350 F. Une bonne affaire, la réduction que m’a obtenue Michel ? Mais peut-être après tout il aurait pu m’en faire cadeau, l’amant de cœur ?!
Hurler à Gilles : « C’est fini, de me donner des ordres ! Les cours de danse de Clara ? Peux pas ! Pas de sous ! La grille ? Peux pas. Pas de sous. Pas augmentée ta pension alimentaire, et la vie augmentée de 20%.
Téléphoner à maman de venir tôt pour aller à Carrefour acheter cette machine irréversible, cette machine impossible (ce n’est pas raisonnable, je ne peux pas), cette machine qui est la goutte d’eau qui fait déborder le vase (B., vu hier  : impression de dégoût. Un immondice).
Pas dormi. Inquiétude. Révolte. Enceinte ? Et si  ? Enceinte d’un mois ? Avorter ? Non, des idées que je me fais, pour me donner des sensations intenses d’exister dans le drame. Françoise ? Tu te vois rester toute ta vie avec elle, vieillir avec elle ? C’est elle, la femme avec qui tu échanges, qui te stimule, qui te fait vivre ? Alors ? Tu la rends heureuse, elle s’épanouit ? Et Jean ? Si j’allais passer dimanche avec lui ?
Non, il faut des repères. Pour une fois que je suis cristalline. Ne pas le dégoûter moi-même. Choquer en moi l’enfant qui me regarde.
… L’Argent. L’Argent. On en revient toujours à ça. Lire Balzac. Illusions perdues. Insomnies.

Et puis, soudain le rêve éclate, terrifiant. Dans ma chambre, pendant mon absence de l’été, quelqu’un sans me demander mon avis a installé un énorme aquarium de verre rempli de crabes. Et moi, depuis septembre, je ne leur donne rien à manger. Terribles, grossis par l’eau, ils commencent à se dévorer entre eux, se gonfler. On aperçoit leur ventre hérissé de bulles et de crachats. Combatifs. Il y en a un plus gros que les autres. Soudain, un doigt me fait remarquer, au-dessus de la fenêtre, une fissure, par où l’eau de pluie ruisselle à l’intérieur de la chambre.
Je me dis : encore quelque chose à faire réparer ! Le toit ! Argent, argent ! Téléphoner à Gilles ! Et mon père, si équitable, avec sa dot d’un million ancien à chacun de ses enfants, c’était équitable, peut-être, de me laisser partir dans la vie sans métier ? Alors que même K, ce pas doué, ce pauvre, sur qui pleure hypocritement maman, il gagne quand même sa vie, lui !
Maintenant, patatras ! L’aquarium de verre épais (comme les banquettes hier au métro Louvre, sinistres, cassantes) vient de péter, et toute l’eau, ainsi que les monstrueux crabes, se répand sur la moquette. Je me réfugie sur le lit, un crabe me grimpe dessus pour me dévorer, heureusement, il est sans pinces, un plus gros les lui a bouffées. Lui, c’est un petit. Terrorisée, je suis obligée de me réveiller pour leur échapper (vagues pensées de machine à écrire associées au crabe).
Au petit matin, trois rêves de soulagement. Mais j’ai oublié quoi.

*
Carrefour avec maman. Fais ta toilette. Comment, ton eau chaude ne marche pas ? Pas lavée, la cocotte. Ce devrait être interdit, de stationner sur une route comme ça. Ça ne devrait pas être permis, de vivre. Et toi, qu’est-ce que tu sais de la vie, pauvre mère ? La vie l’amour la mort ? En dehors des machines à laver en dehors des cafetières ? En dehors du pauvre petit chat ? Et puis, le pantalon blue-jeans, bien serré, puisque Gilles a horreur des femmes en pantalon. Et puis, peut-être, la fureur du sang, les règles, puisqu’on est mercredi et que depuis dimanche… La Seine, pleine de lessives, fétides. Un fou dans le train, graphomane qui griffonne un carnet de croquis et paraphe le Monde avec rage, penché avec myopie. Et puis et puis. Ma fureur dégouline. Cette machine catalyseur. Je ne l’ai pas achetée. Je vaux bien une machine à 1800 francs non ? Celle à 1100 était trop moche. Le vendeur me l’a dit. Pauvre petite. Moi et ma femme, on n’est que deux, on a une grosse. Ma femme et moi. Il faut en plus que je te prenne pour modèle, marchand ? Tu sais à qui tu parles ? Imbécile, te doutes-tu ? Toi et ta femme, allons. Plutôt mourir. Plutôt laver avec mes doigts la merde. Ne pas dormir est un délit. Ce devrait être taxé. Dangereux, l’insomnie. Rage. Jour de colère. Temps effervescents. Pommettes Retentissent. Cuisses Tapent du Pied. Coups de pied, coups de pied. Tranquillisants. Le marché de l’angoisse. Trafic d’humains. Trafic de pensée. Interdire la pensée, cette drogue. A taxer.

(Je vais à un déjeuner du Chemin. J’écris dans le train)

5 (ou 10 ??) octobre 1977. Mercredi soir
Rue du Pré-aux-Clercs (préau sombre)
Le corps de la morte, c’est cette femme qui ne me donne pas de viande.
Mais son mari me sert abondamment un plat de nouilles, quel symbole exécrable.
Tu crois que je n’ai pas de besoin de viande, moi, travailleuse intellectuelle ?
Garde pour toi ta charcuterie infâme, garde pour toi ton saucisson hongrois, amalgame de chair rouge et de crachats blancs.
Garde pour toi ton pâté d’alouettes, sers-moi de la maïzena.

Derrière le jardin de ma grand-mère, il y avait un pré avec des vaches qui venaient me humer de l’autre côté des barbelés. Énormes mufles velus souffrants mafflus. Roseurs tiédasses. Pis dégueulasses. Et la fillette outrée par tant de corpulence, d’animalité éhontée de sexe de viande de boucherie sur pattes, de mouches vertes qui suçaient le cadavre futur, effrayée a gémi.

Vendredi 5 octobre 1977
Ce filigrane entr’aperçu en rêve dans le corps de la morte, c’était le sigle de la boucherie Bernard, côtelette ou gigot qui forme un b minuscule tout sanglant, ou, si l’on veut, cet autre organe que l’on trouve en riant au bas du corps des hommes.

J’ai offert à Michel trois couteaux de boucher.

Boucherie Bernard, Chatou. Ce lieu époustouflant baigne dans le muscle à vif, les lambeaux enroulés et l’écharpe de lard. On y voit des femmes, pauvres choses affairées, attendre d’un air las que l’armée des bouchers postée derrière la barre de marbre de l’étal veuille bien lui prêter attention, amour et coutelas. Ici, la femme quémande. Puis elle fait la queue pour payer à la caisse où se pavane ce signe que j’ai bien reconnu. Le gigot de mon rêve.

Qu’est-ce qu’il me dit ce rêve ? Que le sang et l’énergie coulent dans mes vaisseaux. Ma décision est prise. Je ne me saignerai pas à blanc pour acheter cette fameuse machine à laver la vaisselle qui plaît tant à ma mère. Je nourrirai plutôt mon bras de force bestioles puissantes, taureaux, cochons, et aussi de moutons affolés. Aux machines je préfère le bras fort, céleste, et sa colère.
L’interdit du rouge est levé.

Flash-back
Me souviens du jambon fumé qui est arrivé l’année dernière à la maison au premier de l’an. Cadeau d’entreprise adressé non à moi mais à Gilles (dont je vais divorcer). Donc, adressé à lui. Mais comment s’empêcher de dévorer un tel paquet ? J’en mange la moitié, puis lui offre le reste. Il ne reste qu’un os. Furieux, il le jette à terre violemment, sur le carreau de l’entrée. Et moi, je me mets à brailler : « Mon ami, fais tes changements d’adresse, je ne suis pas ta poste restante ! »
Il écume de rage à la vue de cet os rongé qui le nargue.

Lundi 10 octobre 1977
Depuis que je retravaille, que j’ai repris mes cours de yoga, je me sens mieux. Je fais respirer mes gens. Je déplie mon plexus. La colère s’en échappe.

Restes de jour associés à mes rêves d’aquarium, de crabes et de boucheries Bernard.
La télévision et l’émission scolaire sur la vie amoureuse des animaux.
Les vitrines du vivarium du Jardin des plantes (la mygale)
L’autoportrait sans miroir de Villeneuve sur ma commode (visage absent puisque non reflété) avec ma main qui que l’on voit en premier plan y pincer le crayon
Les banquette en verre de la station Louvre, qui dissuadent de s’y asseoir (peur)
Le poète parisien dont je suis amoureuse (un de plus).
Les enfants, qui me bouffent.
La féminité, qu’on m’a mise dans le ventre bien avant ma naissance, quand je n’étais pas là, sans me demander mon avis.
Mon frère Bernard (la clé de mon malheur. Boucher de sa sœur).

Rêverie. Déjeuners du Chemin (imaginaire)
Ici, je suis amoureuse de tout le monde. Cela m’occupe énormément. C’est trop. Ça me rend muette. Ça bouillonne en moi sans sortir. C’est très inconfortable.
Si je disais à JR, par exemple, entre la nouille et le fromage, d’un petit ton tranquille : J, je suis amoureuse de vous ? Quel effet ça ferait ? Ça serait drôle, non ? Mais en réalité, ici, il serait plus facile de dire de qui je ne suis pas amoureuse : Alain D, par exemple. Marianne ? Évidemment ! La plus de tous ! Pierre L ? je me méfie, je me tiens sur mes gardes. Il est trop prêt lui-même d’être amoureux de moi (regard luisant, provoc) pour que je le sois vraiment. Michel C ? Nul ne l’ignore. Roberte ? qui m’a fait déshabiller dans le cabinet de toilette, qui m’a prêté son châle ? Eh oui, je suis toute nue, cela ne se voit pas ?

Et toi ? Avec toi seul ici je pourrais faire l’amour, car je ne suis pas amoureuse de toi. Toi ? Tu es quelqu’un qui prend un billet d’avion long-courrier, et se retrouve à faire une balade en taxi dans Paris.
Je ne l’invente pas. Tu me l’as raconté en juillet, ce rêve que tu as fait et que tu n’aimais pas.
Une balade extasiée dans Paris, comme JR, comme moi ? Un petit tour de manège et de chevaux de bois, comme les enfants des Tuileries. Et nous tournons, tournons en rond, tout autour de la table ovale.
(Je me tais comme on tète. Bois des yeux.)

Jamais je ne pourrai avoir de beau manteau.
Kabig de Douarnenez râpé, acheté à une vieille Bigouden pour une somme modique.
Peau de chèvre sale offerte par Bérénice, mais brodée de fleurs de laine merveilleuses. Manteau de velours d’apparat que j’ai laissé en otage perdu chez un certain Max Kribich un soir aventureux.

Je suis allée manger du couscous en compagnie d’une mythomane, d’un parano pseudo-russe qui fait une thèse sur les icônes, et de Gabriel Matzneff.

« Dans les familles populaires, les allocations familiales se portent à domicile. Un monsieur frappe et vous donne des billets. C’est agréable.
–  Et vous, vous vous considérez comme une famille populaire ?
–  En réalité, j’ai un mode de vie très particulier.
–  Particulier, ce n’est pas populaire. 
–  ça serait trop long à vous expliquer. J’ai une théorie sur la vie ordinaire.
–  Laquelle ?
–  J’ai dit un jour à B  : je voudrais être une femme ordinaire, sur une terre ordinaire. Mais il a fait comme vous. Il m’a dit que de toutes façons je n’étais pas ordinaire. Il m’a trouvée stupide.
–  Et vous ?
­ – Je lui ai gardé un chien de ma chienne.
–  Pourquoi ?
–  Ce n’est pas tellement fréquent qu’une femme dise ce qu’elle veut être. »

Je ne retrouve pas ma langue originelle, je traduis mot à mot.
En rêve, des petites filles m’apparaissent et disparaissent à toute vitesse aux fenêtres d’un immeuble sur la place Notre-Dame où a lieu une grande fête cruelle.
J’ai peur qu’elles ne se fichent par la fenêtre.
Il y a toute une façade d’immeubles troués comme une une scène de théâtre ou un castelet de guignol, et moi je reste spectatrice,de l’autre côté de la place.
À la fin, je vais à l’intérieur de mon corps. J’y repêche à la pointe d’un crochet, avec une fascination dégoûtée, trois objets. L’un est ne araignée visqueuse faite de boyaux, veines et artères, sorte de nœud de viscères, une araignée-mygale-cancer.

*
Une heure à passer, une fois de plus, sans toi pour éclairer la terre.
Sans toi pour éclairer le monde, je voyage, éphémère,
sur le reflet du monde. Le soleil décline lentement
et les jours raccourcissent. Les catalpas perdent leurs poils.
Ce nihiliste d’analyste fume des cigarettes à la menthe
et je rêve, la nuit, que des petites filles, retenues par un fil,
tombent par la fenêtre.
A toi, j’ai offert trois couteaux. Le premier, pour trancher un fil,
le second, pour commettre un crime, et le troisième, pour que j’embrasse la lame.
J’ai l’impression que tu voles, tes pieds ne touchent pas terre
et tu arrives en me volant mes certitudes statiques.
Tes cheveux deviennent verts, et tu t’es emballé
les pieds dans des paquets de bonds qui vont de droite à gauche.
Tu cours après une femme qui n’est ni moi ni elle.
Banalement tu danses un entrechat usé.
Ô, l’année qui s’enfonce ! Ô, l’année qui m’engonce
de plus en plus profond dans la terre des ombres !
Et Hermès vagabond qui m’arrache des touffes
d’espérance azurée. Je rentre dans ma coque.
C’est l’automne et ses enfouissements. Je repêche mes viscères.
Mon corps s’ouvre en deux comme une boîte, et je pourris sur les divans
en contemplant la cheminée où un feu s’est éteint.
Une fois de plus, je vais monter la côte de Saint-Germain à pied.
Sur la place de l’église Saint-Wandrille, je referai surface
au dessus des brumes forestières. Tout ce que je ne verrai plus
quand je serai morte, encagée dans la brique !
J’aurai bien le temps alors de faire le ménage,
d’épurer les relents de ma chair putréfaite
en prières sans fin et en désirs sans cause

Mardi 11 octobre 1977
Le médecin de quartier venu de Croissy se pique d’être lettré. Me parle de Maupassant. Il devient franchement grossier quand je lui dis qu’à mon avis, le meilleur régime amaigrissant, c’est d’être amoureux. Il traite Céline de « fameux queutard ». Je ne comprends pas sur le coup. Il se marre, ne veut plus me lâcher. Céline médecin à Meudon, lui, généraliste à Croissy, teint blême, plus de vésicule biliaire, bon vivant.

Je me tords de compassion.

« On se demande où ces gens ont mis la chaleur », me dit Rémy en regardant dans le Point la publicité de chez Jansen.
« C’est là que ton arrière-grand-mère travaillait. Le décorateur d’Onassis et du Chah.
–  Elle était chef décoratrice, ou elle emballait les cartons ?
–  Pas la moindre idée. Mon père peut-être le sait… Elle devait être aide-décoratrice, non ? »

Mercredi 12 octobre 1977
Expédition pour acheter avec Pierre-Yves 36 m2 de moquette bleu ciel au prix de 26 F le m2 aux Récupérateurs réunis, impasse Saint-Sébastien dans le 11ème arrondissement bien fabuleux. Tapis d’orient des pauvres pour la salle de yoga de la rue de l’Amiral d’Estaing.
Ma mère, très gentiment, quand je rentre, me donne une notice sur le traitement des poux. Façon on ne peut plus aimable de me signifier qu’à ses yeux, je ne suis qu’une pouilleuse. Chez son coiffeur, et à l’usage des petites secrétaires (ô pauvre dentellière !), elle va déposer mon carton de prof de yoga. Mais elle n’en parlera pas à ses amies, bien sûr – elle n’en a pas…

Jeudi 13 octobre 1977
Avenue Médéric, deuxième banc face, fin de marché.
Je devrais écrire sur mon patelin. J’appellerais ce chapitre « la clochardisation du Vésinet ». Comme on parle de l’Autre Amérique.
Je laisserai de côté la clochardisation des femmes au foyer pour cause de sinistre trop grand, trop aplati pour être encore visible. L’alcoolisme hébété et secret de ces dames à l’heure de l’apéritif mondain, où l’on reçoit sans espoir des amis qui ne sont que des voisinages, où l’on fait visiter son appartement clinique et bien javellisé comme si c’était le Louvre, mais où l’on n’expose en fait que ses cloques, ulcères, invisible eczéma. Non. Je parlerai de la fin du marché, par exemple, ce jeudi, avec ces trois camionnettes devant moi, l’une Citroën, l’autre Volkswagen, la troisième, plus grosse, Renault d’un bleu de France appelé bleu Renault., où des hommes et des femmes sanglés de tabliers rechargent leurs cageots et leurs fripes. (Et toujours, là-haut, sur la Terrasse, le pavillon Henri IV, sardonique et à plastiquer).

Je suis pour prendre le train (en route pour les Arts et métiers), mais peu pressée me suis posée sur ce banc de l’avenue Médéric, coulée fort luisante d’herbe verte. Je m’y sens bien. Pour un peu j’en sucerais mon stylo plutôt que ma cigarette mentholée. (Encre verte, c’est parfait.) Dans le bar-tabac, sur la place, quand je les ai achetées, il y avait le poissonnier, la tripière avec son petit chien Dolly, qui reniflait mes mollets car il me connaissait bien. Le petit chien d’Isabelle. Isabelle l’amenait à la maison quand elle venait. Le lieu enfumé vaporisait des vapeurs de vin blanc.
Happée par le spectacle des charpentes mobiles en train d’être démontées, des bâches que l’on plie, des bras jaunes, des jambes bleues, des balais verts. Un clochard déambule, un peu la gueule de Céline. Des femmes passent, protégées de marmaille, ou d’un chien claudiquant. Le clochard n° 2, statue au teint recuit, béret basque et veston d’ardoise, a changé de poste d’observation, c’est moi qu’il lorgne maintenant. Un des enfants qui passent se prénomme Alexandre.
…. Voici Sylvie, rougissante, grossissante, en pantalon violet à côtes, escortée de sa mère. Toutes deux remontent le mince sentier d’asphalte rose. Au catéchisme, je préférais entre toutes Isabelle, la fille de la tripière.
La famille du jeune Alexandre redescend d’où elle était venue. Le puîné s’appelle Roland, est vêtu comme un petit prince. Cependant la génitrice a un manteau trop court, années 70, son chignon date des années 60. Alexandre, l’enfant impérial, semble issu d’une famille modeste.

Quelqu’un, en larmes de goudron, a écrit sur un mur : JE CRIE MA SOLITUDE. Deux des camions-fourgonnettes sont en train de repartir. Ils me font penser à Michel, qui se trimballe sans luxe dans un fourgon tape-cul… Voici Isabelle… Elle passe en courant et claquant ses sabots, sans faire mine de me reconnaître. Elle est devenue bien belle. La direction qu’elle a prise, avec Sylvie, me semble inhabituelle. Ce n’est pas celle du lycée. Se rendent-elles à un cours de danse ? Ou à leur nouveau catéchisme ?
Le clochard n° 2 s’est levé de son banc pour rafler des cageots au marché pourrissant. Il a réglé à peu de frais le problème de sa subsistance, lui. Ses semelles crépitent sur le ciment vieux rose. Très digne, il me délaisse du regard. Je vais prendre sa place, au soleil, et me rapproche du marché. Hélas, une dondon à caniche a fauché la place  !

*
Petit flash-back sur le médecin de Croissy, ses propos répugnants, ma compassion à son égard. Sentiment bouddhique, le seul acceptable entre humains.

Bruit des tondeurs de gazon, froufrou des ramasseurs de feuilles. Le chien de la mémère s’est rapproché de moi lorsque j’ai pensé au mot « compassion ». Lui aussi, y a droit. Le clochard derrière moi pique-nique. Moi, je pique-nique avec des coupe-faim, Tenuate, Dospan, et autres sucreries. Pas grossir, pas grossir… C’est bien laid, des grosses cuisses. Quant à un gras derrière : franchement vulgaire.

La bouffée qui me saisit quand je me mets à écrire n’importe quoi et tout ce qui passe a cessé. Deux bassets qui se flairent passent sous mon derrière, lequel, sur les claies du banc à claire-voie, cherche encore son assiette. Être soutenue… Ah oui ! Je suis devenue orthodoxe parce que c’est encore une religion agraire. Toute cette terre, de l’Ukraine à la Sibérie, sous les fesses. Tous ces blés. Plus grand que la terre de Beauce, où j’ai passé un bout d’enfance. Et ces chants profonds, insondables, cette rumeur d’on ne sait quelle germination qui joue sur mes vertèbres à la liturgie comme sur un xylophone et fait monter des ondes grandioses jusqu’à mon cerveau maigrichon.

(L’écrivain c’est celui qui a besoin de se sentir porté par un flux collectif. Branché à cette électricité poignante. Balzac rue de l’Esdiguière suivait un couple d’ouvriers en rentrant du théâtre, et se sentait soudain transbordé de son corps jusque dans leur conversation, comme happé, dévasté, dans un étrange déplacement des frontières corporelles.

Samedi avant la Toussaint.
Michel qui ne vient pas.
Tout le monde se sert de moi et me brutalise.
Chassée de tout domicile et de tout intérieur.
Personne ne me choisit, on me laisse toujours seule.
Je n’existe pour personne. C’est pour cela que Boris n’a pas confiance en lui.
Je n’émerge pas à la surface du globe.
Je ne trouve pas ma place au théâtre du monde, aux fenêtres de l’édition, aux exhibitions de la vie.

RÊVE DU 4 NOVEMBRE 1977
Michel en habit beige, très élégant, dans l’aquarium d’une vitrine de libraire.
Il joue la comédie. Tourne un film. Moi, vais-je oser franchir la porte de verre ?
Sous la pluie, les pavés luisent, et le plein s’offre au vide.
La rue tend sa joue veloutée au ciel

Il n’y a pas de plus vaste jouissance
que d’avoir une vision de soi.
Je voudrais bien savoir en quel endroit de l’Univers
je me situe en ce moment.
Il n’y a pas de plus grand plaisir que de se situer
poétiquement dans l’Univers.
Dis-moi que le temps brûle et que l’espace répare.
C’est pourquoi, vêtue de voyage,
je vais chez l’analyste, une étoile à mon nez.

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