Mars 1984 (surtout qu’on ne me rattrape pas, pas de flagrant délit d’exister…)
Ma panique à propos d’un congrès de bioéthique à Louvain
Bizarre cette indécision. Partir en disant qu’on ne part peut-être pas. Mettre le réveil à cinq heures du matin et prendre le train à 10 h 23, pour Bruxelles. Laisser le moment décider, le dernier moment. Toujours cette vieille idée de brouiller les pistes et que le sujet du désir bien loin d’être moi-même est une vague conjonction-injonction des astres, mixture plus ou moins systémique de oui mais, de pourquoi pas et de fuite du temps. Ainsi le sujet de mes actes serait un astre – vieux mythe – ou plutôt un désastre. Thème éculé, ce seraient les bons ou mauvais vouloirs de l’espace-temps fatal, le besoin d’être prise dans un fleuve impersonnel, de dire : « Je n’y suis pas pour rien mais je n’y suis pour guère – je n’y suis pas vraiment pour qui que ce soit. Attendre comme la pomme au pommier de mûrir végétativement. Antédiluvienne inertie, passivité hors d’âge. Être dépassée par le fleuve de la vie qui en l’occurrence est un train corail, à la fois flottant sur ses eaux et traversée par elles, barque qui fait eau de toutes parts – cela doit être dans ma tête trouée un vieux mythe de passoire et de passante, de passagère et de passé. D’identification et d’absorption poreuse. Limites du moi criblées de discontinuités, corps élastique, chewing-gum informe, mixture dont les effets les plus fréquents sont de rendre mon comportement illisible aux plus proches – il importe surtout d’être incompréhensible, comme une force de la nature, catastrophe ou bien cataclysme.
Sans doute pour Clara et Boris est-ce un peu violent de ma part de leur dire : « Je pars mais peut-être je ne pars pas, je dors cette nuit à Bruxelles et pourtant peut-être je serai là ». Contrôle omniprésent d’un fantasme d’ambiguïté ? Autrefois, je clamais, déclamais et revendiquais : je n’ai qu’un problème sérieux, c’est de ne pas pouvoir être à deux endroits à la fois ». Je m’identifiais facilement à une nébuleuse à la fois informe et vaporisée, et n’avais pas conscience que derrière ce fantasme de ne pas contrôler ma vie faisait rage celui de maîtriser tout le monde – nul ne pouvait m’échapper, nul n’y échapperait.
Et sans doute est-ce cela qui me fait le plus souffrir face aux enfants adolescents, de ne plus être la reine des abeilles et le nombril de leur monde. Ils ne gravitent plus autour de moi, et par vengeance peut-être – tout cela est inconscient, et pour le coup m’échappe, sauf par bouffées (bizarrement ce dernier mot m’entraîne à griller une cigarette), je les laisse ou je les incite à mettre le saccage ou l’incohérence dans la maison, surtout les garçons, au lieu de définir calmement de nouvelles règles pour un nouveau style de cohabitation – voici ce que je demande, voici comment on pourrait faire, je voudrais être prévenue si, qu’est-ce que vous en pensez. Ainsi là aussi je me laisse déborder et je ne contiens rien – mais c’est vraiment parce que réfléchir aussi m’est trop douloureux. Penser pour moi n’est pas seulement un trouble mais une très vive douleur, je veux dire penser à ma vie. Penser ailleurs, bien sûr, c’est le salut.
… Je songe en écrivant ces mots à ce désir que j’ai d’un interlocuteur épistolaire dont la présence-absence polariserait mes écrits – sorte de juge et de témoin bouffon, écrire n’est qu’un long plaidoyer pour retarder le châtiment (final).