1984 LES HOMMES DE LA FAMILLE (NOUVELLE)

Cette courte nouvelle décrit à sa façon les complications éducatives de l’après-divorce, mais sans analyses savantes. Plutôt en tentant de laisser passer quelques informations croisées à travers des mots empruntés à la vie de tous jours.

Les conseils de classe, parlons-en. Sur le bulletin de Fiston  III, ils avaient griffonné “section  E conseillée” parce qu’il était nul en histoire – et moi, qui ne savais pas bien lire le français, sous “Avis et propositions du conseil de classe”, j’avais vu “Décisions et menaces”. Et d’ailleurs, je ne savais même pas ce que c’était que la section  E. Je me suis sentie bien seule. Le père des enfants, mon ex, que j’appelle Dieu sait pourquoi “Papounet chéri”, était en voyage, et je n’avais pas compris qu’on avait quand même le temps de la réflexion, personne au lycée ne me l’avait expliqué, simplement ils avaient intimé l’ordre à Fiston  III de rendre la feuille rose vendredi, et déjà c’était mercredi.

Sur le pont de Bougival j’ai devisé gaiement avec Fiston  III et tâ­ché de le convaincre que le technique, ça lui donnait une chance de plus, “une corde de plus à ton arc”. Je me rappelle que j’ai employé cette expression, mais lui cherchait où était l’arc. Je disais  : “Alors, technique ou classique, pile ou face  ?” Et on comptait les piles du pont, une pile pour technique une pile pour classique, mais il sautait d’une jambe sur l’autre, parce que ça lui faisait penser à un cau­chemar quand il était petit : rien que la mer partout, juste des clochers qui émergent, piquants, pointus, pour reposer le pied. J’hésite, j’hésite, disait-il, j’aimerais bien faire comme Fiston I, Fiston II, comme Papa et Tonton, tous ces hommes valeureux qui ont un bac C et qui sont ingénieurs – mais moi, la mère, je ruminais tout haut qu’il fallait obéir à madame la Principale qui devait bien savoir ce dont elle décidait, vu sa grande expérience. Pourquoi ne pas faire confiance ? Pourquoi toujours se battre ?

Et je l’ai inscrit en technique. Papounet chéri revenu de voyage a tonitrué contre moi. Mais quoi, on est divorcé et tu n’étais pas là, et puis il faut bien te mettre dans la tête que l’enseignement c’est les femmes, et que les enfants de divorcés c’est les femmes, toujours les femmes, moi je me colle toutes les corvées et toi tu arrives après la bagarre. Tu n’avais qu’à être là.

En seconde technique, Fiston  III ne reconnaissait rien de l’univers distinctif qui brillait dans les yeux de Fiston I, Fiston II, Papounet et Grand Papitou. Il était dans la lune, arrivait en retard, prenait l’air méprisant, s‘habillait en clochard. Il les incommodait, tu pues. Ensuite, on lui a volé ses compas, les copains l’ont exclu du café, toutes ses notes ont chuté et lui aussi. Il s’est fait renverser en mob, et à l’hôpital personne de sa classe n’est jamais venu le voir. Malgré mes interminables palabres avec l’orientateur pédagogique, on l’a orienté en première électrotechnique alors qu’il voulait la section E. Alors, plus fataliste qu’un vieux tapis d’Orient j’ai soupiré : “Amen ! Alléluia ! Madame le proviseur, vous au moins vous savez de quoi vous parlez, que votre volonté soit faite.”

Alors Fiston III a déclaré : “Moi je passe l’examen d’appel”. La conseillère d’éducation a compati et ricané  : “Mon pauvre petit gars, personne ne l’a jamais, et puis ce n’est pas ton intérêt.” Mais enfin il l’a eu, vous voyez quand je veux je peux. Et le voilà en première  E, la voie royale, hein, ils l’ont bien dit que c’était la voie royale, mille fois plus difficile que C. Seulement onze élèves dans cette classe, la crème du lycée high tech, une petite enclave, une serre chaude, qu’ils disaient. Et voilà Fiston qui renaît, se pomponne, copine, mais pourquoi toujours les profs ont ces mots vipérins : “Toi, tu n‘aurais jamais dû être en première  E”, puisqu’il l’a eu, l’exam  ? Et pourquoi la prof de physique, quand un élève lui demande une explication, vomit un sourire chagrin de lama ?

Quoi, déjà juin ? Le grand rituel de fin d’année, comme dit mon ex-amant (à qui Papounet donne du “monsieur le recteur” par erreur, mais, comme bras droit de recteur d’académie, je constate que mon ex-bis n’est pas très au courant des procédures à suivre : simplement il me dit de me battre et me rebeller). Car une fois de plus le conseil de classe a fait savoir à Fiston  III qu’il serait assez gentil de bien vouloir redoubler sa première en section électrotechnique. On le lui avait bien dit qu’on n’aimait pas les élèves qui pétaient plus haut que leur cul. Ici, ce qu’on veut, ce n’est pas du potentiel mais du résultat tout précuit, et du 90% prédigéré au bac. Lui, Fiston III, sur onze élèves il représente à lui seul presque 10% de risque. Fiston III, tu n’es qu’une grosse incertitude compliquée, tout ce qu’on déteste.

Alors voilà, on a encore fait après le conseil de classe le conseil de famille, et cette fois-ci Fiston III a réussi son coup parce que ce n’est plus la mère toute seule qui a franchi le Rubicon des décisions flu­viales. Elle a rameuté tous les hommes de la famille, Amant I, Amant II, Amant III, que Papounet appelle encore par erreur monsieur le Recteur, et surtout Fiston I très catégorique et Fiston II rageur qui hurle : “Mais enfin, vous n’allez pas le faire régresser comme ça, et les boîtes à bac, et le privé, c’est pour les chiens ?” Et Papounet pendu au téléphone qui gémit : “Lui trouver une terminale C ? Mais enfin vous rêvez ! vous êtes sur votre petit nuage ! vous n’êtes pas dans le réel !” Jusqu’à ce que Fiston I le rappelle à l’ordre : “Excuse-moi, mais je sais de quoi je parle. S’il est nul en histoire et bon en physique, c’est le bac C le plus facile.” Et, sans le dire, Papounet a bien des complexes devant son Fiston I qui au prix de tant d’acrobaties a depuis le divorce réussi à faire plaisir à tout le monde, et même un peu à lui-même. Oh, Fiston I, dans cette famille tu es bien le seul qui as un peu élevé Fiston III. Papounet a fini par se ranger à l’avis de Fiston I, Amant I et les autres. Dans cette famille, la paternité est un peu collective.

Et voilà. Fiston III entre en terminale C demain. Dans le privé bien sûr. On est contents parce que ça coûte 3  000 francs par mois et que maman n’a pas le sou, alors Papounet va pouvoir s’acquitter. Oui, il est bien content, le pauvre Papounet, ça va le déculpabiliser un peu. Et on vous écrira l’année prochaine pour vous dire où en est Fiston  III. En attendant il se pomponne, il se baigne, il se rase, il se regarde dans la glace en se fendant la pêche. Rappelez-vous, il était nul en histoire, et maintenant il est le héros de l’histoire.

Surtout que Fiston I se barre en Amérique et qu’il va pouvoir prendre sa chambre.

Dominique Chapornu

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