1996 ESPRIT, ES-TU LÀ ? (DIEU, SAINTE-MARIE, LES HOMMES ET MOI)

Esprit es-tu là ?

Je ne pense pas que Dieu m’a abandonnée, mais je pense qu’il me fait la gueule.
Ce n’est pas une scène de ménage, mais une longue bouderie. Comme un malentendu pesant, sans récriminations directes. On vit ensemble mais on ne se parle plus. J’ai beaucoup de reproches à lui faire. C’est un malfaisant, un malhonnête, un menteur. Il m’a trompée à son sujet.
Ou bien on m’a trompée à son sujet.
Ou alors je me suis trompée à son sujet.
Une bonne scène de ménage nous ferait du bien.

La vie a-t-elle donc si peu d’intérêt qu’il lui faille ajouter du spirituel ?
Je n’ai évidemment pas d’expérience spirituelle. Il ne me semble même pas que cela puisse sérieusement exister, différemment, distinctement de ce qui arrive dans la vie ordinaire. Que serait une telle entourloupe ? une expérience de nature supérieure, survolante, surplombante ? Pas de veine, je suis du signe du taureau, un vrai ruminant. Ça ne vole pas, ça n’est pas léger un bovin. Et ça ne prend pas de LSD, même spiritualisé. (Hum !)

À l’origine, tout de ce qui a pu m’entraîner sur les chemins de Dieu a eu des allures amoureuses. Même si c’était de l’extase, ce n’était pas céleste. Mystique, amoureux, c’était tout un pour moi. Et si ça n’a pas très bien marché pour mes amours, ça a très bien marché pour Dieu. Merci pour lui.
Ça a commencé à la puberté.
Avant, l’enfance, c’était un brouillard cotonneux. Mais je me rappelle comment j’ai appris à écrire « exercice » et non « egzercice », « Pyrénées » et non « Pierres aînées » : à l’encre violette et au cours Montaigne. Déjà je n’écoutais pas trop les adultes. J’avais le sentiment que j’avais mes propres ressources.
Je me rappelle aussi que je dessinais des bonnes femmes avec de grandes jupes froncées qui excitaient l’admiration de ma mère. Mon père s’exclamait  : j’étais douée pour le dessin. « Douée », j’ai retenu le mot. Mais « Dieu », pas du tout
Ma grand’mère ne disait pas « Dieu », mais « bon Dieu », ou « petit Jésus ». Justement, les bébés, je n’aimais pas ça (oh, ces affreux jumeaux  !). Donc, pour la religion, je faisais semblant. À ma première communion, je suis entrée dans la chapelle les mains jointes mais les deux index dépliées posés sur les lèvres comme pour dire   : « Chut ! je ne prie pas, je fais semblant. »
En fait j’étais un peu inquiète de mon absence de dispositions religieuses. Pourquoi n’étais-je pas douée dans cette matière ? Je jalousais mes camarades qui ne faisaient pas semblant (Geneviève, par exemple : quand elle disait avec amour « le petit Jésus », ce n’était pas du toc.). Comment faisaient-elles  ?

À  onze ans, coup de tonnerre. Je suis en cinquième. Je tombe en violente pâmoison devant la maîtresse de division, Mlle Moyon, qui nous tient un discours dans le grand préau juchée sur la quatrième marche de l’escalier qui conduit aux classes. Elle ressemble à un chef d’orchestre. Et, à la minute-même, une forte secousse en forme de vocation religieuse me saisit des pieds à la tête. Ma vie est chamboulée. Je serai missionnaire en Chine, où je me ferai martyriser dans de très affreux supplices (mais avec délices et vue imprenable sur le Christ). Enfin je suis douée pour la religion  !
Ensuite, toujours à Sainte-Marie, je tombe successivement amoureuse de Mlle Chassaing (prof de latin qui n’a pas de montre et demande toujours l’heure), de Mlle Leleu (prof de français rieuse et enthousiaste, frisée et un peu zozotante), de Mlle Jacquet (pionne romantique aux allures androgynes), et surtout, en première, de Mlle d’Ussel (qui fait des ravages : un bon tiers de la classe a succombé à son regard de braise et à sa superbe façon de renverser la tête en arrière quand elle s’adresse à vous ; elle redresse alors le menton et coulisse les paupières comme pour cacher la moitié de son regard ou ne vous voir qu’à moitié, le tout accompagné d’une voix claire, nette, rapide, sèche comme une petite toux).
Avec toutes ces passions comme combustible, ma vocation religieuse allait bon train. Tout prétexte était bon pour aller exposer à d’Ussel (entre élèves, nous omettions le Mlle) mes états d’âme torturés dans le «  petit bureau  », sous le regard jaloux de la petite cohorte des adeptes (surtout les pensionnaires) enrageant à la seule idée que mes angoisses métaphysiques pussent être «  spirituellement parlant  » plus intéressantes que leur cas.

Dans cet univers de Sainte-Marie, j’étais tout de même une étrangère, et je le sentais. Quelqu’un à «  convertir  ». Du gibier de missionnaire ? Est-ce ainsi que d’Ussel s’intéressait à moi  ? Et était-ce de là que venaient mes tourments métaphysiques  ? Mes parents n’allaient pas à la messe. Et mon père sortait d’un milieu ténébreusement athée. Je n’y pensais pas vraiment, mais de lui, de son éducation, je ne savais rien. Ma grand’mère paternelle n’était pas bavarde. Jamais une anecdote sur l’enfance de mon père. Jamais un souvenir évoqué devant nous. Lui, je buvais ses paroles. Elles étaient rares (« Il faut apprendre une chose par jour. Une bonne journée, c’est une journée où on a appris quelque chose »), et jamais adressées aux enfants. Il fallait les voler, se cacher derrière les rideaux pendant les réceptions pour surprendre ses propos… Heureusement, ma grand-mère maternelle, que nous appelions Maïe, était chrétienne pour dix, et bavarde pour cent. Elle adorait mon père. Tout ce que je savais de lui (c’est-à-dire assez peu), je le tenais d’elle.

*

À Sainte-Marie, on ne disait pas «  spiritualité  », ni «  mystique  », mot que j’ai employé plus tard (très chic). On disait «  foi  » : perdre la foi, avoir la foi. Malaxé dans la bouche de d’Ussel, ce mot ressemblait à du foie gras. Peu attirant — sa bouche ne valait pas ses yeux. Mais le mot marquant, ô combien, c’était «  Christ  ». Marquant par sa sonorité même : Crr, crr… Ça nous grattait comme un tatouage, une scarification..
La religion, à cette époque, c’était donc une façon de me faire remarquer, mais aussi de me remarquer moi-même. C’était en cohérence avec l’instruction religieuse prodiguée : aux yeux de Dieu (Dieu avait donc des yeux  ? l’information était de taille), chacun de nous est unique et irremplaçable (il suffit de remplacer «  chacun de nous  » par «  je  »). Je me voulais marquée, remarquée, désignée, élue. C’était comme une aristocratie, et comme d’avoir un yacht de luxe avec d’immenses voiles blanches alors que tant d’autres galèrent et souquent. Pas besoin de moteur. On a le vent.
(Malheureusement le vent souffle où il veut : capricieux. Quant à moi  : médiocre barreuse.)
Un an après m’être pâmée en lieux clos devant Mlle Moyon, et sans rien lâcher de cette pâmoison, je tombais amoureuse de mon premier homme  : en plein air. Bien assise sur une pente herbeuse j’assistais à une partie de tennis qui opposait deux amis de mon père. Soudain l’émoi me prend. Totio Espéronnier, en lançant sa balle de service, venait de m’atteindre en plein cœur. J’avais douze ans, lui quarante. Il avait deux filles jumelles un peu plus jeunes que moi, gentilles mais sans intérêt (c’est-à-dire sans états d’âme torturés), et une femme qui était une vraie bonne pâte, mais dont j’avais un peu peur, vu mes sentiments à l’égard de son homme. Sentiments dont je ne me cachais pourtant pas. J’étais même assez lourde  : je passais des heures à le regarder jouer au tennis (jeu auquel je n’ai jamais joué), des heures à le regarder jouer au bridge (jeu qui me rase profondément). J’avais une grosse capacité contemplative du profil de cet homme. Je l’apprenais par cœur. A la maison, je le redessinais. Était-ce de l’adoration ? de l’extase ? ou un sentiment aussi inconnu que le soldat inconnu  ? Aucun mot de mon répertoire ne lui convenait mais je n’en avais cure. Je ne l’aurais jamais appelé «  amoureux  », n’ayant jamais entendu dire qu’on pût être amoureux à douze ans. C’était une émotion originale et de mon cru qui n’était jamais arrivée à personne. Rien à voir avec le mot «  amoureux  » qui puait le rouge à lèvres et la poudre de riz. Je n’avais aucun mot pour cette intensité d’existence, cette adoration sans religion ni métaphysique (là, pas de désirs d’être missionnaire en Chine ni d’y superposer l’icône du Christ), cette ardeur suspendue, cette ferveur attentive, cet émerveillement sans tourments. Ce n’était pas un sentiment. C’était la base des choses. Seule une matière aurait pu l’exprimer : l’ocre rouge. Mate, dense, absorbante. Un à-plat mat. Mat ?
À l’époque, personne, pas même mes parents, ne m’a jamais fait la moindre remarque au sujet du comportement archi-collant que j’avais avec Totio. Et lui, il était plus que gentil avec moi. Lui, sa femme et ses filles.
C’étaient des êtres « gentils » . La chose était assez nouvelle.
Je suis restée suspendue à l’image de Totio très, très longtemps, sans penser que j’étais amoureuse, que ce sentiment existait, qu’il était répertorié. Ensuite, c’est encore arrivé régulièrement, un voisin, un ami de mon père ou l’autre, et, côté femmes, mon prof de dessin (j’en oublie certainement).
C’était comme si ma seule façon de m’intéresser au monde était de tomber amoureuse.

Avec les hommes, c »était presque toujours dans un cadre de vacances, de plein air, de peaux bronzées, de bateaux, de dunes de sable ou de promenades en forêt. Et il y avait presque toujours avec l’homme en question une femme qui m’aimait bien et qui ne semblait pas craindre pour son couple. Lui, c’était toujours un type pas torturé pour un sou, bon vivant, aimant bien plaisanter. Cet homme-là n’avait pas un physique d’ascète, ni une stature rigide et éthérée, ni de discours pénétrant, et surtout pas des yeux de braise. C’était tout sauf une statue. Son corps était en mouvement. Mais aussi, c’était tout sauf l’excès. Tout en lui était modéré, ses gestes, son allure, sa taille, tout était contenu dans une honnête moyenne. C’était la proportion humaine, une sorte de nombre d’or, d’autant plus sensible que rien ne le signalait à la vue. Affaire de proportions, et non de signes distinctifs. Et il n’y avait jamais, jamais rien de mystique dans ma tête à son sujet (ou très peu).
Il avait de l’harmonie, de la mesure, pas d’ubris – l’idéal antique du juste milieu  ? Il n’était pas infatué comme mon père, pas «  romantique  » non plus.
(Ces litanies pourraient durer toujours. Il est enivrant de dire tout ce que quelqu’un n’est pas – quelqu’un qu’on aime. Tout ce qu’il n’est pas «  exactement  ». Tout ce qu’il est «  presque  » ou «  pour ainsi dire  », donc «  pas vraiment  ». Cela monte à la tête comme une théologie négative, cela vous fait tournoyer comme une mélopée).
Hommes de plein air, raquettes vibrantes, vins de bordeaux, serviettes éponge, vestons de tweed, shorts de flanelle, accents du Lot, sourcils arqués, démarches élastiques… C’était tout à coup comme si Dieu n’avait plus la même raison d’être.

Le grand superflu, la grande béquille, ne servait donc plus à rien ?

*

Ou bien, Dieu circulait-il seulement entre les femmes ?

*

Dès que je suis tombée amoureuse de Totio (c’était en juillet), la première chose que j’ai faite, c’est d’envoyer une longue lettre à Mlle Moyon pour lui décrire avec précision la grâce particulière qui m’était tombée dessus devant ce court de tennis. Elle ne m’a jamais répondu à ce sujet, et, à la rentrée, ne m’en a jamais reparlé.
Même chose quand je suis tombée amoureuse du Dr V., l’été de mon passage en première. J’ai écrit une longue lettre à Mlle d’Ussel en lui décrivant par le menu quelques scènes de cet été-là, dont la scène nocturne à laquelle j’avais succombé alors même que je n’y avais pas assisté. Je m’explique. En août, j’avais été invitée avec mon frère dans la maison du Lot de nos voisins de vacances. J’étais tout de suite tombée amoureuse de cette région et de cette maison, qui était sa maison «  à lui  », alors que l’autre maison, c’était sa maison « à elle ». C’était un changement de décor total, une révélation très troublante, car chez moi, chez mes parents, il me semblait qu’on ne voyait que sa maison « à elle », que nous n’étions que sa famille « à elle ». Et, tout à coup, je tombais de l’autre côté  ; de son côté à lui. Ainsi donc, chez les autres, il y avait « un autre côté »  ? C’était vertigineux.
Le premier soir, j’avais laissé les volets de ma chambre ouverts. Le matin, ils étaient fermés. Le Dr V., pendant mon sommeil, était monté tel Roméo sur une échelle pour les fermer de l’extérieur. Et, le matin, au petit déjeuner, il me l’avait dit de sa voix chantante afin, prétendait-il, que je ne m’étonne pas de cette bizarrerie. Une image s’était formée en moi  : un homme la nuit monte par une échelle jusqu’à la fenêtre de ma chambre.
Cela avait eu un effet ravageur mais d’abord souterrain. Souterrain comme sous cette maison, très ancienne, coulait une rivière souterraine  ; lui-même me l’avait fait voir (et à mon frère) en soulevant une trappe au fond de la cave.
Ensuite, nous avons sillonné tout le Lot en voiture. Il voulait nous faire les honneurs de sa région, et, je ne sais pourquoi, j’étais toujours assise entre lui et elle à l’avant de la voiture. La route tournait en longeant des ravins, à chaque tournant, mon corps chaloupait contre lui. Je me suis mise à penser à Chantal, une fille de ma classe qui parlait de « tournants voluptueux » en racontant ses ballades en voiture avec ses petits amis, une lueur de ravissement dans les yeux.
Oh, la force des mots ! Cette évocation-là non plus ne fut pas sans effets sur ce que je ressentais. Non plus que le souvenir qui me revenait en rafales du nombre de fois où le Dr V était venu en tant que médecin me palper le ventre, et encore récemment.
Je n’aimais pas autant le Dr V pourtant que j’avais adoré Totio, et cela m’inquiétait. Ainsi donc, l’amour, au lieu d’être de plus en plus fort avec l’âge, ainsi que je le croyais, était de plus en plus faible ? Mais il y avait une autre différence. Avec Totio, je n’étais que des yeux. Tandis qu’avec le Dr V, le toucher m’attirait. J’avais envie de le palper. Lui aussi, à l’occasion, me touchait. Par exemple, il me prenait par les épaules et les malaxait. Il me semble aussi que je riais aussi beaucoup avec lui, ce qui n’était pas le cas avec Totio, avec qui je me demande si je n’étais pas constamment sérieuse comme un petit pape.
Et puis, bien entendu, j’avais des rêveries sexuelles plus précises, qui n’avaient jamais habité ma ferveur pour Totio.

Bien sûr, d’Ussel n’a pas répondu à ma lettre, et, à la rentrée, ne m’en a pas pipé mot. Mais quand même, ça a dû lui poser des questions, car à cette époque, j’étais moins naïve qu’à douze ans, et en outre je suis sûre que j’ai employé le mot « scène de séduction ».
Mais ce n’était pas seulement pour la provoquer. Dans ces lettres, il y avait des questions. Des questions sur la vie, sur l’amour, sur l’entrée dans la vie de femme. Il est vrai que je ne les posais pas directement, j’adoptais plutôt un ton triomphant. Mais son silence me laissait entendre qu’elle ne savait rien de ces choses. Heureusement, il y avait Chantal, qui ne se privait pas de nous parler de l’amour, des garçons, des fiançailles espérées.

En classe de première, ma vocation avait donc bien fléchi et mes inquiétudes étaient sans réponse. Un jour, je dis à Chantal que je n’allais plus à la messe et que j’étais en train de perdre la foi. Épouvantée et ravie à la fois, elle alla rapporter mes propos à d’Ussel, avec qui j’eus droit à une petite promenade personnelle entre deux rangées de rosiers. C’était ce que je voulais.
Ce genre de promenade-confession entraînait une gestuelle précise : on ne se regardait jamais en face mais on marchait côte à côte à pas lents et un peu balancés, la tête un peu penchée, en fixant le sol caillouteux et le bout de ses chaussures d’un air pénétré. Quelqu’un, plus tard, m’a vue marcher ainsi et m’a dit que je marchais comme un prisonnier : la tête basse et le dos voûté.
Elle me demanda quel était mon idéal dans la vie. Je lui répondis après un temps de réflexion : « M’amuser ». Elle me demanda des précisions. Pour moi cela voulait dire ne pas m’endormir, ne faire que des choses intéressantes, stimulantes, entreprenantes, ne pas m’encroûter. Bref, l’éveil spirituel, mais ce mot, je ne l’employai pas. Elle me demanda si j’étais « gidienne » (Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur). Je fus désemparée.
Ce mot « gidienne » sonna pour moi comme un adieu profond. Non seulement parce que d’un seul mot, elle me rejetait dans les ténèbres extérieures, mais aussi parce que sans le savoir elle avouait quelque chose. Elle avouait que pour elle, être chrétienne était une affaire de famille, et que toutes ces années qu’elle-même et ses consœurs avaient passées à me christianiser étaient finalement à ses yeux du temps perdu. Avait-elle jamais cru qu’on puisse être chrétienne autrement qu’elle l’était, par obéissance et tradition familiale  ? En somme, de nous deux, c’était moi qui croyais. Elle, elle n’y croyait pas.

Elle ne croyait pas que Dieu puisse s’intéresser aux filles compliquées, révoltées et contradictoires..

*

C’était pour moi une époque-charnière. Je me rendais bien compte que ma vocation religieuse n’avait pas d’avenir, à moins de fonder moi-même un ordre à mon idée ou de me transformer en garçon (prêtre, pourquoi pas ? mais cela faisait un moment déjà que je ne rêvais plus d’être un garçon. Et « bonne sœur », pour je ne sais quelle raison, me soulevait le cœur). En fait, ce qui se passait à cette époque (entre autres), c’est que ma mère, qui avait laissé tant d’années mon éducation se former en des mains étrangères, commençait à me reprendre en mains. Commençait-elle aussi à frémir de ma tendance aux passions mal ciblées et sans avenir bourgeois  ? D’un côté, avec mon père, elle craignait que je ne devienne un bas-bleu sans sexe et hommasse, une vieille fille à lunettes (tels étaient leurs termes charmants), et de l’autre, elle redoutait mes mauvaises rencontres et mon air d’eau qui dort, ainsi que le terrible pouvoir qu’a une fille de saborder en une seule nuit d’amour tout l’honneur familial (péniblement construit sur des générations)

Ma vie de débutante était donc sous la signe de la peur  : la peur que j’inspirais. Ils avaient couvé un canard. Mais ce canard leur était fidèle, malgré tout, et il cherchait un compromis.

*

Pour moi, l’âge des surprises-parties, des robes de chez Aurore et des bas nylon était donc arrivé, anxieusement pris en mains par cette mère élégante et platinée qui emmenait désormais chez le coiffeur avec elle son vilain petit canard tenu en laisse.

Cet âge fut pour moi une régression, une perte de liberté et d’identité par rapport à l’âge précédent où ma mère me foutait une paix royale, ne se mêlant jamais notamment de mes études (et je me serais fait tuer plutôt que de lui montrer une de mes rédactions : je n’étais bonne en rédaction que parce que cela échappait à ma mère) ni de ma vêture (nous portions l’uniforme). Et, en même temps que son emprise se précisait, je me scindais en deux. Je remisais aux oubliettes mon noyau d’ocre rouge. Je l’enterrais comme un trésor, et je jouais le jeu des rallyes, des surprises-parties et des nouvelles coiffures, aussi gracieuse qu’une oie. Je ne plaisais pas aux amis de mon frère, ce qui me chagrinait, mais d’un autre côté je les trouvais inconsistants, flous et superficiels (évidemment, moi qui avais déjà aimé des hommes, des vrais).

J’étais retournée dans le règne du « Je fais semblant ».

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