« Je n’ai plus besoin de l’amour, car l’amour est en moi ».
Il me semble avoir entendu dire cette phrase par Marie. En tout cas elle m’a dit quelque chose. Sans doute en suis-je moi aussi arrivée à ce point ? Mais comment ?
Peindre, sans doute, pour faire surgir de moi, derrière des couleurs et des formes, quelque chose de joyeux, de simple, de lumineux, d’éclatant, de décoratif (d’évident, comme je disais adolescente, forte d’intuitions impérieuses qui depuis lors m’ont désertée)
Quelque chose de pas trop morcelé. Et pourtant, fait de bribes et de morceaux, de débris et de restes. Essayer de mettre une unité dans toute cette parcellisation. Composer, combiner. Composer les formes, les lignes, les points, les mettre ensemble jusqu’à ce que la pulvérisation s’arrange ou s’ordonne, que tout à coup, on ne sait pas pourquoi, le composite et le disparate s’organisent en quelque chose de simple. En somme, négocier des conflits intérieurs sur cette feuille de papier. Parfois cela vient. Mais le plus souvent je reste des heures à combiner, concocter, essayer, tenter, expérimenter, exercer, la pièce où je travaille est une image de puzzle et de désordre, des papiers de toutes les couleurs, hétérogènes, hétéroclites, jonchent le sol, je ne range rien, très peu, je dis : « On ne sait jamais, ce débris, cette coupure, ça peut toujours servir… » Ce qui m’apaise particulièrement, c’est quand un vieux raté ou un inachevé que Dieu sait pourquoi je n’ai pas jeté (sans doute plus cher à mon cœur dans son exaspérant « coucou j’existe même si ça te dérange » que ce dont je suis venue à bout) trouve un jour sa raison d’être dans un nouvel assemblage, un collage. La chose disparaît en partie sous une découpe qui la cadre et lui donne contour. Elle se met à briller d’un nouvel éclat, plus concentré, elle est différente, inattendue, comme élaguée de ses excès. Cet éclat particulier, cette apparition d’une forme que je ne distinguais pas dans l’amas ou l’enchevêtrement primitif, ce serait cela pour moi, le sens (proche des sens car contemplable en somme : une évidence simple, comme un pot de fleur sur un buffet, ou un visage). C’est comme si quelque chose de moi s’était retiré, avait fait un pas en arrière, avait renoncé à en vouloir trop . Le déploiement informe qui n’avait pas de sens (mais ne manquait pas de matière) est soudain contenu, relié à lui-même. Autre chose que lui-même est venu le stopper (comme un bas qui file). Pourtant, rien n’en a été coupé, tout subsiste tel quel par en-dessous, mais en partie caché. Tel quel, par en-dessous, caché, ça continue de vibrer, de rougeoyer, comme un feu qui couve. C’est comme le passé qui serait là, par-dessous, à fermenter, ou comme le dragon de saint Georges qui paraît-il ne doit pas être tué mais simplement remis sous terre, reconduit à sa place, refoulé mais surtout pas exterminé.
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Pour moi, ce qui aurait un sens, ce serait de mettre une unité dans une vie composite, incohérente, faite de tranches de vie séparées qui ont toutes leur intérêt et leur nécessité mais peu de liens entre elles, qui communiquent mal, comme si simplement l’une servait d’antidote à l’autre et l’autre d’antidote à une troisième encore et ainsi de suite. Une vie faite d’antidotes et de contrepoisons en quelque sorte, m’épargnant sans doute de foncer dans les excès en m’obligeant à couper court à heures fixes, en me faisant passer par un sentiment de rupture (ou une rupture de sentiment), d’amnésie, d’oubli de l’activité précédente (c’est-à-dire de mon identité précédente), parfois de chute ou de trou noir.
Sentiment de passer d’un activité à une autre, d’une identité à une autre, de n’adhérer à rien tout à fait : rien de bien extraordinaire, mais chacun a sa propre façon de le vivre, et de faire les liaisons entre les divers secteurs de sa vie. Cela m’intéresserait de savoir comment chacun s’y prend pour faire ses liaisons, pour peu qu’il ait rencontré ce problème.
Désir de faire des liaisons dans mon existence à pans coupés, de retrouver un fil dans les facettes morcelées (du moins en apparence) de saisons et de jours entre lesquels je rechigne à faire le lien. Ce sont comme des tableaux, tous différents, mais surtout sans unité de style, comme s’ils provenaient de personnalités différentes.
Pourtant, derrière, il y a sans doute l’obsession de la même forme. La même esquisse qui resurgit sans que je veuille la voir, le même schème directeur.
Mais cette forme, qu’a-t-elle à voir avec le sens de la vie ?
(Parfois je m’épouvante de sa monotonie : au contraire de ce que je viens de dire, c’est comme si j’avais peu de gestes peu de formes à ma disposition : toujours les mêmes limites qui m’encerclent, une palette si pauvre.)
Mais ce qui importe, ce n’est peut-être pas une forme, et à peine une présence. Juste un passage. Un souffle ?
« J’explique sans mystère un moment de ce monde
J’explique le silence habité des maisons
J’explique le parfum des formes passagères
J’explique ce qui fait chanter le papier blanc
J’explique ce qui fait qu’une feuille est légère. »
Donc le séminaire sur le sens ravive en moi une aspiration au silence habité des maisons. L’envie de retrouver quelque chose de simple et fort au cœur de l’éparpillement et de la fuite. Parfois, dans le groupe, quelqu’un aussi dit quelque chose de simple et fort. Cela compte, même si la nostalgie est grande de n’avoir à dire soi-même que des choses compliquées, complexes, embrouillées.
Pour moi, retrouver quelque chose de simple et de fort au cœur de la multiplicité, ce serait sans doute aussi savoir ce que je fuis si ardemment.
C’est sans doute là que le bât blesse.
Il faudrait savoir rester assis dans une chambre et se prendre une bonne fois la tête entre les mains. Se recueillir.
Ce n’est pas ce que je fais.
Je prends le plus souvent la poudre d’escampette. Le bus, la marche à pied, la rêverie, les écrans, m’occuper des travaux des autres, m’occuper des enfants des autres. Tout m’est bon à ne plus penser à moi-même. C’est comme une perte de mémoire, pour éviter la douleur de penser, et de se souvenir.
Mais il y a toutes ces coupures, toutes ces pertes de continuité. Cela aussi c’est douloureux. Il faudrait écrire son journal intime tous les soirs, recoudre la tapisserie. N’importe qui le sait, que l’on ne peut se passer d’une longue conversation quotidienne avec soi. (Est-ce cela, la prière ?)
Au séminaire sur le sens, il y a aussi multiplicité de personnes, chemins hétérogènes. Là aussi, je m’y éparpille. Il ne m’est pas difficile de me laisser entraîner dans l’histoire de l’un ou les propos de l’autre comme un enfant s’enfuit.
Donc, pas d’autre solution pour moi que de m’intéresser à l’art de la fugue.