1998 L’ARTICLE SUR LA COMMUNICATION FAMILIALE PAR INTERNET

26 septembre 98
C’est demain dimanche
Coup de fil d’Elisabeth : elle a installé Internet, Word etc. sur son macintosh à vendre, aujourd’hui elle a la voiture, elle me l’apporte ce soir. Moi, coup à l’estomac : ça s’appelle ferrer le poisson. “Pas du tout ce qui était convenu ! Tu devais m’inviter un soir chez toi, voir si ça convenait…” Elisabeth me rétorque sèchement qu’Internet ne marche pas tel quel, il faut que je m’abonne… Donc, chez elle, je ne verrai rien. Et donc, si je comprends bien, elle ne m’invite plus non plus à prendre un verre chez elle. Tout ça, c’était pour faire semblant. Tout ce qu’elle veut, c’est de l’argent. Est-ce donc que ses parents ne lui donnent rien pour vivre ? Son père énarque et qui a omis, lui aussi, de m’inviter à prendre un verre chez lui alors que j’ai logé sa fille pour 900 F par mois dans un studio qui en valait 2 000 ? Et sa mère, directrice de crèche et logée gratuitement ?

Pourtant, le sort en est jeté. Ce sont leurs affaires de famille, et moi, je ne vais pas attendre cent ans pour me décider. Le mac d’Elisabeth est le plus adapté à mes désirs du moment et le moins cher à ma portée, même si elle le vend un peu cher…

Le même sentiment que quand j’ai acheté mon précédent Mac à Xavier : on me brusque, on me manipule, on m’entourloupe, bref, on ne m’écoute pas. Mais, au fond, je n’ai pas regretté mon précédent achat à la famille Grandes Dents. J’ai plutôt l’angoisse d’entrer dans un nouveau système, Internet, abandonner celui que je connais comme ma poche, le SE antédiluvien (vu hier chez Cash Converter à 690 F… moi qui le croyais “historique”, donc sans prix ! )

Maintenant me voilà avec quatre ordinateurs à la maison :
le vieil Amstrad, le vieux mac, le Performa que m’a vendu Clara, et demain celui d’Elisabeth… Ça devient encombré !

Coup de fil à Cléa : a-t-elle réussi à se servir de l’Amstrad du bureau que je lui ai filé… Non, n’a pas essayé, trop de choses à faire. “Qu’est-ce que tu fais ce week-end ? – Pas grand’chose.” Viens déjeuner demain dimanche. On pourrait retourner au parc de Bercy ?
– Ce week-end, il pleut ! – Alors au cinéma ? Y a bien quelque chose à voir ?” Peut-être en fait qu’on pourra essayer de faire marcher l’autre vieil Amstrad que j’ai mis en bas, au rez-de-chaussée. Le cinéma, ce sera juste, Elisabeth débarque à six heures.

Je n’arrive pas à réorganiser mon espace, ni mon temps.

Depuis qu’Elisabeth est partie, pas réussi à me réapproprier le studio du rez-de-chaussée. Peur de peindre ? Un an que je n’ai tenu un pinceau. Et quand on me fait des compliments sur “mes petits bonshommes”, malaise. Sentiment que ça s’adresse à une autre. Peintre virtuel, écrivain-fantôme. Nègre.
Correctrice, et aussi corrigeuse.

Revenons au rez-de-chaussée.
Ce qui me plaît, c’est ce studio vide, bien rangé.
Les antipodes du foutoir du premier étage. Et maintenant, quatre ordinateurs !

Avec ses quatre ordinateurs
cette femme avait triste mine
elle avait perdu, j’en ai peur,
l’essentiel : son stylo mine

*

L’article sur la communication familiale par Internet est en panne… Trop de matière, trop de sentiments, trop de plaisir. Mettre mon nez dans la correspondance Internet de la famille F. : un tout autre enjeu qu’écrire un article ! Oui, un tout autre enjeu : faire partie du club, entrer dans la famille F., m’immiscer en espionne, mieux, me faire adopter… Avoué la chose à Marijo qui n’a pas l’air trop gênée à l’idée d’avoir une sœur de plus… Entre Marijo et Marido, il y a bien place pour une Marino, non ?

En attendant (Godot), je me suis servie de la copie papier des mails de Marijo pour donner des cours d’orthographe à Déborah (à sa demande !) Elle voulait corriger des articles à moi, j’ai trouvé les e-mails de Marijo plus drôles, bien bourrés de fautes d’orthographe (et aussi d’idiotismes, jargon, plaisanteries vaseuses), mais finalement très bien écrites, sans aucune faute de langue sinon l’orthographe impossible. Quelle verve ! Quel style ! Un style qui me rend bien jalouse.
Bien jalouse, et bien réveillée.
C’est bien la jalousie, ça réveille.
Un vrai style d’écrivain.
Marijo tu sais ça, que tu as un vrai style d’écrivain ? Pourquoi je te l’ai pas dit quand tu fais valoir que l’école et toi, que l’orthographe et toi… ? Oui, pourquoi on dit pas les choses ? C’est syncopé, moderne, jazzique. Ça swingue. c’est libre, les mots sont au rendez-vous ! J’irais bien jusqu’à t’imiter… Mais pour un temps seulement, pour retrouver mon son. Mon “ton”, disait Lambrichs. Ou ma “petite musique” ? (imagine que c’est de la grande musique ? Problème !)

Cléa, après les fracassantes révélations landmarkiennes : “J’ai perdu ma petite musique”. C’est justement sa seule parole susurrée depuis lors dans sa bouche sur le ton d’une petite musique… Le reste du temps : ton comminatoire, je sais mieux que toi ce que tu dois faire, je vois mieux que toi ce que tu sens.
Moi frappant à deux doigts sur le clavier de l’ordinateur : toc toc toc ? Ouvre-moi la porte ! Ou bien : “c’est pas un stylo, d’accord, mais c’est peut-être un piano ?”

Je reviens aux e-mails de Marijo. Le seul article possible, c’en serait des extraits tout crus. Pourquoi affadir le sel par des considérations distinguées de sociologie des représentations ?
L’article, ce serait juste un collage des textes de Marijo. Comment j’ai pas vu ça tout de suite ?
Avec la reprise, le refrain : “N’oublie pas de dire à ta mère que tu l’aimes” !
Je me demande tout de même si ce refrain épique ne vient pas tout droit des élucubrations post-landmarkiennes de Cléa, un soir, chez moi. Le premier soir qu’elles se sont vues. Cela semblait coller entre elles. Ensuite ?

… Bon, regarder l’heure. Aller chez l’opticien rue de Tolbiac chercher mes nouvelles montures de lunettes (j’y ai mis le temps : elles se sont cassées à Ambax, à Pâques, sur le canapé du salon — écrasées sous mon poids de méduse).

Mais à qui j’écris, au fait, ce journal ?

*

Projets dans ma tête, demain dimanche, avec Cléa : faire des collages typo avec l’énorme pile de feuillets jamais jetés des mille et une versions des articles que je travaille ici. Un bel hybride de Neyrand mâtiné Ménéchal avec de l’Irène Théry et pourquoi pas du Mathis faux self ?
Inconvénient : ces feuillets sont en écriture brouillon (“impression rapide”), caractères plus gris que noirs.
En fait, nous ne ferons pas ça, mais des dessins sur ClarisWorks, sur le Mac que m’a vendu Clara et dont je perds l’usage si j’achète celui d’Elisabeth.
Cléa tout à coup trépigne : maintenant qu’elle l’a manipulé, elle veut le Mac de Clara. Tellement mieux que l’Amstrad que je lui ai donné ! Mais 1500 francs, c’est trop pour elle. M’enjoint de demander un rabais à Elisabeth sur son prix, et de l’en faire bénéficier en retour sur le mien. Je suis un peu estomaquée. Pour elle, il va de soi que, si j’obtiens un rabais d’Elisabeth, c’est elle qui doit en bénéficier, pas moi !
“Tu me promets, que tu lui demandes un rabais ! Fais-le !”

Rien de tout ça finalement. Je n’achète plus le mac d’Elisabeth. Internet y marche très bien, mais pas le reste : lent, poussif, antédiluvien, et Word ne fonctionne pas. Elisabeth est blême, ne s’attendait pas à ça. “Je vais baisser le prix… Je ne peux pas te vendre une machine qui ne marche pas…” Me dit qu’elle a voulu bien faire, a trop bourré la machine, nouveau système, nouveaux logiciels, pour répondre à ma demande. Tout plante. Mon sentiment d’arnaque, lui, augmente à vue d’œil.
“Tu as vu l’étiquette, derrière, la machine est de 1992… Même celle de Clara est plus récente.“
Elisabeth part déconfite, me laisse la machine à l’essai, avec Internet.
“Et Xavier, il n’est pas disponible ?
– Oh, tu sais, il travaille tellement !”

Mais, le lendemain, sa voix sur mon répondeur : Xavier va venir samedi matin m’arranger tout ça. Pas de chance, cocotte, samedi, j’ai un colloque dans le 12ème (Le Père ; luxe ou nécessité ? … Et Internet ? Luxe, ou nécessité ?) Xavier de son côté m’appelle, tout miel (je suis cernée par la famille Grandes Dents !). Ah, ce serait un plaisir de le voir, de me laisser une fois de plus convaincre par lui, petit jeu du négoce et de la séduction, non sans charme et mauvaises pensées… Mais tout à coup, au téléphone, ma colère monte. Je lâche que de toutes façons cette machine est bien trop chère vu son âge, j’ai vu le prix à l’Argus, ce n’est pas du tout ça. Xavier se défile, me passe Elisabeth dont la voix se pince, siffle, accélère. Drôle de gamine ! L’argent, l’argent, toujours l’argent ! Le soir, furieuse mais très polie, en coup de vent, elle vient reprendre son bien.
Moi aussi, je suis très polie : “Tu veux que je t’aide à descendre le carton ?
– Pas la peine !”

A peine eu le temps d’envoyer un premier et dernier petit mail à Rémy. Et pas eu temps de recevoir sa réponse : “N’achète surtout pas cette bécane pourrie !! Ne te fais pas avoir par tes bons amis, ma vieille mère !!”

*

Notre projet d’écrire ensemble avec Annita, c’est un peu compliqué.
L’initiative vient d’elle. Un soir, un coup de fil. Me disant son envie, sa peur aussi, son désir d’écrire, et le fait qu’avec Michel D. ils ont réussi à pondre Le manager.
Moi : pourquoi pas ? Ça tombe à pic, je n’écris plus depuis des siècles. Et j’ai toujours envie. Ça me stimulera. Me remuera. M’obligera.
Ou me soutiendra.

Mais à deux ? S’envoyer des lettres ? Une correspondance ? Un roman par lettres ?
“Un roman par lettres, pourquoi pas ?” disait Lambrichs (paix à son âme).
Évidemment je pense à Internet. Aux correspondances croisées de la famille F. Tissu collectif romanesque, ou plutôt, épique ? A cause de la disposition typo, phrases coupées, renvois à la ligne, ça a l’air la loi du genre pour le courrier électronique, ça scande, ça rythme, ça saccade, ça saute et sursaute. Plus poème que roman. Plus chant que récit. Avec toujours l’adresse au lecteur, en direct. Aèdes, hérauts, rameuteurs, organisateurs de fiestas, de cérémonials.
Marijo maîtresse de cérémonies ? (hypothèse pour mon article).
Donc, prêtresse ? ou griotte ?
`”Et moi, chuis quoi ?”
Guillemette lui dit “l’ironie”. Moi, je dirais : la prêtresse.

… Non, me dit-elle (Annita), pas par correspondance. Écrire à deux en temps réel, quand on se rencontre.
Je ne vois pas très bien. Mais elle l’a fait avec Michel. Donc….
Je pars dans la barque aussi aveugle qu’Homère.
Elle est bourrée de projets, d’idées, de désirs :
“Les idées viennent quand on écoute les gens. Interviewer des gens qui ont des choses à dire. Cette idée d’être au service. Et si je t’aidais ?” (Ça, je l’ai noté après un rendez-vous ou un téléphone avec elle, mais l’a-t-elle vraiment dit ? Là est bien la question. Qui va aider l’autre ? Se mettre en retrait de l’autre ? Devinez !!!)

Je voulais écrire un opuscule : “Journaliste en association”. Raconter mes déboires, mettre en scène des personnages, retranscrire des dialogues. Il y aurait Violette, les secrétaires, le président de l’association, le syndicat, et la journaliste faux jeton et faux self qui navigue à vue… Ça se vendrait comme des petits pains, tous les journalistes en association l’achèteraient…
Au fond, ce serait un bon projet. Pas sans parenté avec Le manager. Au plus fort de la crise, on pourrait imaginer que la journaliste rencontre Laure Mayniel (l’héroïne du “Manager”) et l’invite à un comité de rédaction… le comité de rédaction dormant se réveillerait-il ?
La suite au prochain chapitre…

Annita ajoute : “Pouvoir déposer dans l’autre, retrouver sa capacité de jouer, contrer le surmoi…”
Pour moi, ça serait : “Voulez-vous jouer avec moi ?” On ne dit pas non, à ça. Pourtant, jouer au ballon, enfant, quand on me le proposait, je prenais la fuite. Terrorisée. Le scrabble, d’accord. Petits mots croisés. Jouer sur les mots. Mais jouer au bridge… ou recevoir un ballon dans la gueule ?
Pour moi, écrire, ce serait simplement : retrouver la petite musique ? le la ?
Trouver un interlocuteur ? Celui ou celle qui donne le la ?
Une époque c’était Baptiste. Pas quand je lui écrivais en direct (c’était verbeux) ; quand je le réduisais à la posture d’interlocuteur intérieur.
(Bizarre, avec son histoire d’Internet, l’interlocuteur imaginaire que j’ai dans la tête c’est souvent Marijo. Pourquoi ?)
Écrire, aussi, c’est un instrument. Genre pelle.

Déjà 20 heures 47. Si j’allais me faire une petite omelette avant de m’abîmer devant la télé ?

Au fait : Olga a téléphoné, j’ai eu toute la famille au bout du fil, sauf Doryan. Pas oublier d’apporter Pomme d’Api mercredi. Je l’ai promis à Shérane. Dimanche eux aussi vont à Amiens, pour la braderie. Prévoir un grand pique-nique sous la pluie.
Coup de fil aussi de Catherine OK, que j’ai appelée à une heure, mais elle déjeunait. Petit bavardage. A fini par gagner son procès contre le Monde, plein d’argent, travaux partout dans la maison. “Et le rosier ?” Eh bien, le rosier si pimpant s’est ratatiné. Et son boulot qui la stresse. Et Sophie qui a eu son DEA. Et Charlotte qui est là de passage. “Je te téléphonais juste pour avoir des nouvelles, te dire que je pense à toi.”

Je note tout ça pour pas encore pleurer qu’il ne se passe rien dans ma vie.

*

Mardi soir, à Montreuil, grève des autobus, comme partout : l’agression d’un chauffeur. J’ai téléphoné à Olga de venir me chercher. Rémy est rentré très tard. Ensuite, j’ai mal dormi. Problème de lit (comme toujours chez eux : je n’ose me rappeler l’horrible canapé-lit cabossé de Bagneux, dont je me réveillais moulue, comme rouée de coups. Pas moyen d’avoir un bon lit en échange des services que je rendais. Sans doute aurait-il; fallu demander ? Ou, surtout, me l’accorder à moi-même , le droit à bénéficier d’un minimum vital?)
… A trois heures du matin, je me décide à étaler par terre les deux matelas étroits empilés l’un sur l’autre où je me recroqueville comme sur une banquette de train, à m’en faire un grand lit. Besoin de m’étaler, de ne pas me recroqueviller, d’occuper du terrain, du terrain… Ouf, je m’endors. Le lendemain : pas fraîche.
Olga me sort du lit, Rémy est déjà parti, elle s’en va. A peine la maisonnée entre mes mains, Pacôme s’oublie dans sa culotte. Est-ce le jus d’orange que je lui ai servi ? Je m’énerve. Une jeune femme vient chercher Joachim pour un cours de tam-tam à neuf heures. Je lis Pomme d’Api avec Shérane. Comme à Bagneux, j’ai des courbatures, je suis dans un état second : l’état d’absence, c’est-à-dire en dehors de mon corps. Joachim passe la journée chez Barbara. Un de moins !
A midi, Doryan revient du collège. Nous mangeons les lasagnes surgelés que j’ai apportés, j’ai fait cuire aussi le rôti en cocotte avec les pommes de terre : ils l’auront pour ce soir (grand-mère modèle ?).
Après le déjeuner, sieste sur canapé ; je demande aux enfants de me laisser reposer (décanter ?). Et soudain, tout se calme. Enfants charmants. Doryan devant le nouvel ordinateur flambant neuf, avec Windows 98.
Je m’en vais vers 5 h et demi pour rejoindre mon cours de yoga à Chatou. J’arrive très en avance. Ma montre qui ne marche pas.

*

4 octobre 98
Dimanche matin en route dans le monospace Toyota vers Amiens. Pluie sur la route. Ils sont venus me chercher en voiture. Arrivée dans la ville, on tournoie, je ne me rappelle rien de bien précis. “Évidemment, la seule rue dont tu étais sûre que ce n’était pas ça, il fallait la prendre !” s’esclaffe Jérôme. Nous rions.
Le petit appartement de Clara, ses tapis et kilims, son nouvel ordinateur, son appareil photo numérique, son imprimante couleur. L’air de bien s’amuser avec ça. En route vers la braderie, j’achète une montre à 35 F. Temps gris, mais la pluie a cessé. Queue chez le marchand de frites et de sandwiches à l’andouillette. Je commande des laits chocolatés. Achète à Shérane un carnet, à Joachim une flûte de Pan en plastique. Rémy achète un vélo d’enfant. Clara cherche un vélo de femme.Olga rêve devant des chaises de bistrot en rotin et plastique. Ils en ont assez de leurs bancs de salle à manger, paraît-il. In petto je pense qu’il était temps ! Ces monstres d’inconfort ! Où on est complètement coincé !
Naguère des bancs de salle d’attente de gare, paraît-il. Très beaux, bois et contreplaqué moulé, arrondis. Mais pas faits pour manger à table.
Chez elle, Clara qui a pris des photos de nous les affiche immédiatement sur son écran d’ordinateur. Elle agrandit, recadre, retouche, trafique. Pacôme aura des cheveux verts, Shérane des mèches bleues. Puis, tirage sur papier. Je suis fascinée par ce beau joujou. Et mon problème Internet reste entier. Qu’acheter ?
Le retour prend plus de temps que l’aller : trois heures coincés sur l’autoroute.
Demain, la semaine qui reprend.

*

Lundi 5 octobre 98
Déjeuner chez maman, surprise, Bernard est là (mon frère).
Les premières fois que je rencontrais Bernard chez maman, un peu à l’improviste car elle n’aime pas nous réunir, j’étais tout excitée. Et puis j’avais des choses à lui dire, et à lui demander, sur ma perspective de licenciement.
Maintenant le soufflé est retombé. Pas grand chose à lui dire.
Il me dit de l’appeler dans la semaine si je veux aller chez Philippe en voiture avec lui. Et pourquoi pas en convenir avec moi tout de suite ?
Personne n’ose demander, ni Maman ni moi, si Jacqueline sera du voyage.

Mardi 6 octobre 1998.
Bon j’ai envoyé le manuscrit du n° 142 à Erès. Parution le 15 décembre.

Samedi 10 octobre 98
Réunion des cousins germains, chez Philippe et Nicole. Finalement Jacqueline est venue. Il y aussi l’amie d’Alain, Arlette, belle femme pleine de panache et à la voix forte, mondaine comme pas deux. Martine, l’air un peu tassé, fatigué. Jacques, qui riboule des yeux quand il parle, comme un fou, en se tortillant et se redressant comme parcouru d’un courant électrique à la limite du supportable. Et Michel, qui n’a pas changé d’un poil.
Alain fait un énorme numéro, on apprend au passage qu’Arlette “a failli dîner avec Sacha Guitry”. Elle déclare avec aplomb qu’Alain ne ressemble pas à son père, mais à sa mère… Tous les cousins protestent : Alain, c’est le portrait de son père ! Mais c’est une madame Je sais tout. Elle a examiné les photos, elle sait, elle a fait du dessin, Alain a un visage allongé, comme sa mère, pas carré, comme son père.
Après le départ de Jacqueline et Bernard les conversations vont bon train sur Jacqueline. “Finalement, ce n’était pas aussi “pire” que j’aurais pu craindre”… “Au début, elle était crispée, ensuite, elle s’est détendue”. “Ce n’était pas du tout le souvenir que j’avais d’elle, quel changement ! Peut-être qu’à l’époque elle était encore amoureuse de Bernard ? Elle était vive et gaie…”
Je reste dormir et Michel aussi. Au petit déjeuner nous murmurons que le plus agréable, c’est les petits groupes, les conversations de couloir, après-réunions… “Le père d’Alain, quand j’étais petite, il me faisait peur”, dis-je. “Moi aussi, j’en avais une peur bleue”, dit Michel. Nous échangeons quelques souvenirs d’enfance. Je parle du journal de Maïe sous l’Occupation, dont j’ai transcrit une partie. Penser à en envoyer une copie à Philippe et Nicole.
Michel ayant rendez-vous au Vésinet, Philippe nous dépose à la gare du Vésinet-Centre. Mélancolie de parcourir ces lieux, de longer ces belles maisons, cette verdure, ces lieux où j’ai vécu et que j’ai perdus. Je reprends le RER pour un dimanche maussade.

Lundi 12 octobre.
Encore Bernard à déjeuner chez maman. Elle râle : Bernard m’a prévenue trop tard, il n’y a que deux soles, etc.
Lui part toujours sitôt le café avalé, moi, je m’attarde plus. J’accompagne maman à sa banque, puis chez son médecin.

De retour chez moi un message d’Annita sur le répondeur : pas de réunion d’écriture aujourd’hui mais rappel que c’est le groupe Sens. Heureusement, j’avais oublié (moi et le calendrier, moi et les agendas, où je ne marque jamais rien. Comme disait mon père : quel désordre !)
Finalement, j’arrive à peine en retard rue Madame : en même temps que Jenny.

Mercredi 14 octobre 98.
Déjeuner avec Gilles à Denfert.
J’en ressors sonnée.
Moi qui croyais naïvement que c’était pour le plaisir de me voir, ou de se parler “enfin en vérité”, comme nous en parlions Bérénice et moi au téléphone pas plus tard que vendredi… Elle, me disant qu’avec François, bien sûr, c’est un mur, une nuque aveugle, mais qu’avec Gilles, ça ne doit pas être du tout pareil… un homme ouvert… J’en étais presque à croire que c’était après un coup de fil de Bérénice que Gille m’appelait…
Mais non, Monsieur met de l’ordre dans ses affaires. Et ce qui l’embête, ou plutôt ce qui embête Marie-Chantal, c’est ma prestation compensatoire à perpète…
Sur le moment, je ne réalise pas bien de quoi il s’agit, car il m’estoque d’un grand coup de massue : il va donner 600 000 F à Rémy et la même chose à Boris… Et à Clara, une part équivalente de sa maison du Vésinet… Je m‘étrangle de tant de bonté… Il me dit tout de même que ce n’est pas un cadeau, ce sont des enfants…
Quand j’aurai repris mes esprits, je comprendrai que c’est une avance sur héritage, et qu’il leur donne cela, en bon père de famille, pour ne pas à avoir à payer trop d’impôts sur l’énorme indemnité de licenciement qu’il doit venir de toucher.
Il vient de quitter la Lyonnaise. Depuis, il a un bureau à l’Étoile, avec une secrétaire. Et encore sa voiture de fonction.
Mais il fait ses comptes.
“Au fait, puisque qu’on parle d’argent, la prestation… comment on dit ?… compensatoire, tu ne pourrais pas l’indexer, depuis le temps qu’elle n’a pas bougé ?
– “Justement, puisque tu en parles… C’était de ça que je voulais te parler.”

Et là, je comprends dans un fracas intérieur de couvercle de poubelle qui dégringole par terre que c’est pour ça que je suis en train de manger des coquilles Saint-Jacques à Denfert, avec du vin rouge qui plus est. Et pas pour se parler de “qui nous sommes” ni de “qui nous sommes devenus”.
Mais de “combien ça coûte d’avoir été marié légalement dix-sept ans à une pimbêche qui vous a fait trois enfants”.

Jeudi 15 octobre: comité de rédaction
Quand serai-je à l’aise avec ce comité de rédaction ?
Et quand m’y conduirai-je enfin en rédacteur en chef ?
J’ai un peu moins l’impression que par le passé qu’ils sont là “‘pour me donner des ordres”. Mais j’ai bien du mal à faire qu’ils me suivent. C’est plutôt moi, qui ai l’air de les suivre…
Réfléchir à ce que serait pour moi un bon comité de rédaction.
Et ensuite, le mettre en place.

Vendredi 16 octobre.
:Exposition Van Gogh-Millet avec Jeanne, Marijo et le petit Ulysse qui est le fils d’Hubert.
Jeanne s’est coupé les cheveux ! Elle est magnifique. “Mais quand même, ta mèche ondulée, tu as été chez le coiffeur ? Tu as une permanente !
– Pas du tout, ça ondule tout seul ! Et c’est Isabelle, qui m’a coupé les cheveux.
– Elle est douée !
– Quand tu seras à Ambax, si tu veux, elle te coupera les cheveux. Elle vient pour la Toussaint.
– Chiche !”

Dîner chez Marijo avec Claire-Marie et Hubert, dont je fais la connaissance.
“Dis donc, j’ai enfin compris pourquoi tu ne t’étais pas remariée… C’était pour ne pas perdre ta prestation compensatoire !
– Mille huit cent francs par mois, ce n’est vraiment pas beaucoup, dit Hubert. Moi, je donne beaucoup plus !”

Samedi 17 octobre.
Réunion d’anciennes de Sainte-Marie chez Jacqueline B à Louveciennes. Est-ce pour ne pas avoir l’air trop baba cool devant ces dames que Jeanne s’est coupé les tifs ? Nous nous retrouvons toutes deux gare Saint-Lazare, chacune au bout de notre autobus direct.

Lundi 19 octobre à 16 h 30 chez moi : rendez-vous avec Annita pour parler de notre projet. Chez moi ou chez elle ?
Je lui demande pourquoi elle veut écrire. Ce que c’est pour elle, qu’écrire. (Voir mes notes)
Je lui dis qu’au groupe Sens c’est surtout elle, qui m’apporte quelque chose. Tout ce qu’elle m’a apporté dans le sens : “nous avons le droit à toutes les parties de nous mêmes, nous voulons nous autoriser à ne pas sacrifier une certaine partie de nous-même à une autre partie… pas d’immolation mutilante, pas de sacrifice de soi à soi, pas d’impôt du sang ».
Mais c’est si difficile, de se sentir autorisé, légitimé à être.
A être toute celle qu’on est.

Elle me dit qu’elle vient de participer à une séance de psychanalyse corporelle d’inspirations reichienne, sur le thème de “La colère”. Bel exemple des dimensions d’elle-même qu’elle s’autorise à vivre, sans se recroqueviller dans le bon chic bon genre, les orthodoxies en tous genres —, mais sans esprit de transgression non plus. Elle a choisi des animateurs en qui elle a pleine confiance, un couple de psychanalystes, les Filliozat. Je lui envie cette faculté qu’elle a de s’autoriser ses respirations (“J’ai toujours peur d’étouffer” dit-elle. — Moi aussi… cela fait partie de mes images fortes.”) Mais cela ne me semble pas de ma part une envie destructrice, pas du tout, parce qu‘il me semble aussi que ce dont elle s’empare, elle le donne : elle ne m’indique pas en même temps que “ce n’est pas pour moi”.
(Pas comme : j’ai du bon tabac, dans ma tabatière,
j’ai du bon tabac, tu n’en auras pas !
Ou encore : Bisque bisque rage ! Tu n’auras pour tout potage… Et un âne en ma-ri-age !!
Doux relents de ma si tendre enfance et de ma satanée jalousie pour mes frères ! Et bizarre impression que je suis en train de mettre en route un processus d’identification à une nouvelle femme-mère-sœur, comme avec Marijo.
Des femmes tellement plus jeunes que moi !
Mais Marijo, elle, je sens qu’elle se refuse un tas de choses.
(Comme moi, sans doute, trop de dérision. trop de ricanement intérieur.
Trop de raideur. ).
Une expression d’Annita : “s’autoriser un peu d’oxygène spirituel”.

Jeudi 22 octobre 98 : Théâtre 13 avec Marijo, Claire-Marie, Maé, et le vélo de Marijo…

Samedi 24 octobre : déjeuner chez Cléa à Bougival par temps de pluie et ce qui s’ensuit.
Je commence à lui dire des choses — pas toujours des choses agréables.
“J’ai un peu de mal, à te suivre… Il faut toujours entrer dans ton jeu “
Elle hurle comme un tigre blessé :
“Est-ce que tu te rends compte de tout ce que je te donne ! De la générosité qu’il me faut pour te dire tout ce que je te dis ! des risques que je prends pour te faire partager tout ce que je te fais partager de ce qui m’arrive !
– Oui, mais tu n’entends jamais rien de ce que je dis.”
A la fin, je lui dis aussi  :
“Excuse-moi, c’est peut-être bête ma question, mais je me demande souvent pourquoi, dans ta peinture, tu ne te donnes pas le droit de te servir de tes outils, de tes acquis, de ce que tu sais faire… C’est comme si tu te refusais les moyens que tu as. Comme si tu te croyais obligée de tout réinventer chaque matin, de tout reprendre à zéro… comme si chaque matin tu étais obligée de réinventer le monde, au lieu de te servir de ce que tu possèdes… des atouts dont tu disposes.”

J’ai mis dans le mille et ma question la touche.

“Pour moi, en peinture, les gens qui ont des outils, c’est ceux qui sont passés par les Beaux-Arts, pas ceux des Arts-Déco. Mais je vois bien que, pour toi, ou pour d’autres, je suis quelqu’un qui a des outils… des moyens à sa disposition… Sans doute j’évalue mal mes outils ?”
– Je pense que tu les sous-estimes.
– C’est vrai que chaque matin, c’est comme si je devais tout reprendre à zéro. C’est assez fatigant.
– Moi aussi, c’est pareil. J’ai l’impression que chaque matin, je dois réinventer ma vie. Comme si je n’avais rien acquis.”

Dimanche 26 octobre 1998
Les trente ans de Boris. Pour moi, pas de fête, ni de repas de famille. Je prends le train avec Shérane et Joachim pour Ambax. Non sans une petite appréhension.

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