Sur le symbole une anecdote d’adolescence m’est revenue dans la rue, une petite histoire sans importance, assez insignifiante. J’étais en classe de première, je revois encore le tablier bleu indigo à plis lâches, informes. Nous le passions au-dessus de l’uniforme bleu marine comme une robe de femme enceinte par-dessus le corset de l’enfance. Je me sentais à l’aise dans ce tissu plus léger, plus flou, plus semblable à une peau que le reste de notre panoplie qui par de multiples sangles, ceinture, élastique des chaussettes, etc, séparait notre anatomie en plusieurs étages ne communiquant guère.
Nous appelions ce tablier « la chasuble » et il nous rendait hilares, nous le trouvions sympathique de dissimuler nos excroissances encombrantes et de nous rendre toutes égales, très démocratiquement : les jolies cessaient d’y être trop jolies et les laides d’y être trop laides.
Je ne me rappelle vraiment plus ce qu’à l’époque le mot symbole pouvait signifier pour nous, ni ce qu’on nous en disait. Certainement rien de bien intéressant, car le « Symbolisme » en littérature n’arrachait pas de cris d’enthousiasme à nos chers professeurs ( c’était décadent, essoufflé, quinteux, ce n’étaient pas de vrais écrits fondateurs, comme Pascal, comme Racine, alcools si forts que même la lecture de Phèdre nous était interdite). Et il y avait une bonne raison de mépriser le symbole, qui était contenue dans cette phrase : « Pour nous les catholiques, l’hostie c’est le vrai corps du Christ, pour les protestants, ce n’est qu’un symbole ». Autant dire que ce qui avait de la valeur, c’était le vrai de vrai, le réel de réel, le réel, le physique, le puissant, le « à la lettre » qui vous fait tomber sur le cul (Damas). Le symbolique, c’était de l’ersatz, mot qui avait résonné bien souvent dans mes oreilles pendant l’Occupation: de l’ersatz de café, de sucre, de patrie.
Un jour, je trouvai dans un pot de nescafé des années 55 (était-ce du nescafé, vraiment ?? de l’ersatz de café ?) une petite étoile blanche de plastique, objet bien dérisoire, et sans savoir pour quoi l’épinglai à mon tablier-chasuble indigo, que déjà les lavages avaient éclairci, sous la clavicule droite.
J’avais déjà à cette époque l’usage du « je ne sais pas » et du « c’est comme ça ». Je me pavanais donc dans les couloirs du collège avec mon étoile blanche sur mon tablier bleu, les deux pouces coincés dans le haut des bretelles car ces chasubles étant dépourvues de poches il fallait bien mettre les mains quelque part. En haut de l’escalier se trouvait le « petit bureau » de Mlle d’U., notre maîtresse de division, et c’était là aussi que se nichaient les rayonnages de la bibliothèque récréative où nous venions puiser des Cronin, des Élisabeth Goudge, des Cesbron et des « Signe de piste. » Et, bien en tendu, d’innombrables ouvrages de spiritualité dont nous raffolions, et dont nous étions plusieurs à recopier religieusement dans de petits carnets quelques phrases bien senties en forme de maximes de vie. Nous aimions les phrases qui font vivre.
Mlle d’U. avait les yeux noirs comme une flaque de goudron brillant, le menton volontaire, le talon plat et le casque de cheveux courts lui dégageant sportivement le front. Lors qu’elle nous parlait, c’était son menton qu’on voyait en premier, sorte de cap proéminent, ensuite venaient ses lèvres assez fines qui s’arrangeaient avec une maîtrise consommée pour que sa bouche ne s’ouvre qu’horizontalement, jamais verticalement (jamais en forme d’O), ensuite son nez bref et enfin ses yeux de braise qui dans cette posture inclinée du visage semblaient refuser le face à face pour nous toiser de haut. Elle était là, derrière son petit bureau, à classer des papiers, et nous farfouillions à plusieurs dans les rayons de la bibliothèque ; nous nous attardions d’ordinaire un peu trop, espérant qu’à la longue elle ferait attention à nous, nous dirait un petit mot personnel. Et cela ne manquait pas, encore qu’elle nous prît le plus souvent à rebours de nos espérances. Comme j’étais sur le pas de la porte, ayant enfin trouvé le livre qui alimenterait mes soirées et le jeu de cache-cache avec mon père qui voulait toujours que j’éteigne à dix heures et dont j’entendais le pas lourd sur le coup de minuit regagner lentement la chambre conjugale – il s’endormait généralement dans le salon sur son livre ou sur son journal dès que ma mère quittait les lieux pour aller dans la salle de bains, et je suis encore émue de penser que peut-être était-ce là, cette halte, cet entre-deux, entre dix heures et minuit, l’unique instant de la journée où il bénéficiait d’un espace personnel – comme donc je serrais les livres empruntés dans mon cartable et franchissais le palier ciré, la voix de Mlle d’U. m’attrapa au vol :
« Qu’est-ce que c’est donc, au fait, que cette étoile, que vous portez ?
– Oh, rien, c’est une petite étoile de plastique…
– Oui, je vois bien… mais est-ce que ça a un sens particulier ? est-ce que ça veut dire quel que chose ? »
Bizarrement sa voix était mal assurée, presque timide, pas du tout dans son style. J’y entendais des points de suspension. Je m’entendis éclater de rire, ce qui est une manière habituelle chez moi, et encore aujourd’ hui, de noyer sous la bonne humeur une certaine insolence, et une foule d’autres sentiments. Elle insistait, de sa voix un peu rauque :
« Un insigne, un insigne que l’on porte sur soi, cela a forcément une signification ?
– Non, non, je vous assure… cela n’a aucune signification ! C’est juste comme ça.
– Aucune signification ? Cela ne veut rien dire ? »
Je me mis à rire de plus belle, forte de mon innocence, certaine de ne pas lui mentir, de ne rien lui dissimuler : Le jour n’était pas plus clair que le fond de mon cœur. Je ne lui cachais rien, et pourtant je lui cachais tout. – « Mais non ! Rien ! vraiment rien ! » J’ouvris les mains, comme un prestidigitateur qui montre qu’il n’a vraiment rien dans les manches. Et je dévalai l’escalier, peut-être jubilante, peut-être triomphante, mais aussi avec le sentiment d’une énigme, comme si sans le vouloir et par inadvertance avec la petite étoile blanche j’avais mis la main sur le talisman dérisoire qui pouvait désarmer une personne si puissante (il me revient maintenant qu’elle appartenait à une famille de militaires), qui régnait sur nos vies, sur nos âmes, et avait raison de nos moindres replis (qu’est-ce qu’une main sinon un repli?).
Mais c’est quand même vrai qu’aujourd’hui moi aussi je me demande ce que pouvait bien vouloir dire cette petite étoile blanche.
Aujourd’hui elle me fait penser à l’étoile jaune. Mais pourquoi ? En 1955 on ne parlait guère de ce qui s’était passé sous l’Occupation, on nous faisait vivre une époque toute neuve, éternelle, et surtout sans passé. C’était comme une armoire aux façades miroitantes, laquées, glacées, polies, que nous n’avions pas à ouvrir, ou comme le cabinet de Barbe-Bleue. Des fantômes, des cadavres s’agitaient dans notre ombre, mais comment pouvions-nous en avoir le soupçon, nous à qui l’on faisait boire le pavot de l’oubli? Et comment l’étoile jaune aurait-elle pu me concerner ?
Était-ce simplement le thème de l’exil, que l’adolescent ne connaît que trop bien : exil de l’enfance, pas encore arrivé à la terre promise de l’amour?
Ou bien, un bain d’oubli volontaire m’avait-il transformée secrètement, comme Don Quichotte, en une sorte de Juif masqué et manqué ? Il y a bien des garçons manqués… Entre prophètes d’Israël et héros de la chevalerie, nos identifications idéales s’agençaient en roman picaresque qui résiste aux clartés. La trame en était étrange. Tout de suite ça commençait par un constat d’oubli : Je ne peux pas me rappeler… Je ne peux pas te dire… Il ne faut pas savoir… Vous êtes une raisonneuse… Il ne faut pas aller voir par là… L’omission de quelque chose rend cette chose omniprésente, dit Borgès, or aucun juif dans notre enfance, pas la moindre Ruth, ou Déborah, ou Sara, dans le collège catholique, et ce texte, l’Évangile, qui ne parle que d’eux. Allait-on vraiment nous faire gober que Jésus n’était pas juif? Il est clair qu’avec l’Évangile l’enseignement catholique prodigué s’emmêlait les crayons, car il avait beau se prétendre le maître de l’interprétation, il nous restait le texte. Et si l’on écartait toutes les voix autorisées qui l’emmaillotaient, l’étouffaient, le débitaient en tranches dimanche après dimanche, pour qu’on n’en ait jamais de vue d’ensemble, ni de lecture sans commentaire, si un beau soir on se mettait à le lire d’une traite comme un vulgaire roman, par simple curiosité ou par soif véritable, il se mettait à scintiller dans la nuit comme un texte d’abord ésotérique où il s’agit de faire passer un message à la barbe de l’Inquisition du moment, pour des gens qui pourraient le comprendre.
Encore aujourd’hui je suis stupéfaite lors qu’on me dit que, contrairement au judaïsme et à l’islam, le christianisme n’est pas une religion du Livre ; que, même si tous les textes étaient ignorés, ou détruits, Dieu nous parlerait en direct. En direct, vraiment ? Ou par la voie du « cœur » ?
Pourquoi pas ? Contre la voie du cœur, je n’ai rien, encore que je ne me sente pas forcément douée pour cela. Question d’éducation. Moi, j’ai appris à lire avant d’apprendre à vivre. Et je ne sais quelles voix m’ont enseigné si chevillée au corps la présence du Livre et de l’écrit, la prédilection pour le livre sur le vécu. Ces voix seraient à rechercher, une à une, tout au long de ma formation. Et aussi les conflits autour de cette croyance au texte, de cette confiance dans les mots écrits.
Cette confiance dans les mots, cette façon de penser qu’ils ont plus à vous révéler que père et mère réunis ! Cette méfiance dans le peu qu’on vous dit en famille, ce silence des pères, ces maximes stéréotypées des mères, ces éclats de voix bizarres et fous qu’elles ont sur certains mots et où on les sent si paniquées qu’on n’oserait pas faire valoir ses droits à comprendre, à leur en demander raison. Toutes les absurdités que l’on feint d’accepter enfant pour protéger ces deux êtres qu’on n’a pas envie de voir partir en lambeaux, les énormes efforts que l’on s’inflige pour leur faire croire qu’ils ont raison contre la raison, leur hargne pour les filles raisonneuses, la facilité avec quoi la plus petite question se transforme en énorme insolence, en attaque de chien enragé, vous séparent définitivement en deux. Comment ne pas désirer une autre origine? Comment ne pas chercher ailleurs?
« Le docteur Rodel ? enfin, Rodel, je crois bien qu’avant c’était Rosenfeld », dit ma mère avec ce très étrange éclat d’hystérie dans la voix qui me submerge d’angoisse, car je sais qu’il est impossible de demander à sa mère les raisons de cette voix de folle, elle ne la maîtrise pas et ne s’entend même pas, si bien que le mot, la phrase, captifs de sa folie, deviennent des emblèmes terrifiants. Toucher à cela, c’est toucher à la bonne image qu’elle a d’elle, et je pressens qu’elle a, malheureusement, d’elle-même une si pauvre image que pour survivre elle n’a que ses appartenances. Si je touche à ses préjugés, c’est elle que j’assassine.
On se cherche donc une autre langue, une autre famille d’esprit, pour revivifier la langue morte. On se voudrait bâtard. De même que Cervantès aurait, d’après certains, donné à la langue espagnole la vitalité de l’hébreu c’est-à-dire insufflé aux mots la capacité de propulser désormais l’usager dans l’interprétation, la question sur le texte, se pourrait-il que la conjonction dangereuse des études littéraires, des commentaires d’évangile et du judaïsme présenté avec entêtement non comme un fait contemporain mais comme une religion d’ancêtres (une religion de disparus et une religion disparue) m’ait poussée à en faire ma généalogie détournée, mon roman familial?
Franchement, je n’en sais rien. A l’époque, c’était loin de ma conscience. Par la suite, j’ai eu comme professeur ce qu’on appelait « un Juif converti ». Que m’a-t-il appris d’autre que l’exultation de penser, et la confiance dans les mots ? L’exultation de penser à travers les mots, et jamais sans les mots ? Je peux lui reprocher quelque chose : il ne nous a pas encombrés de savoirs. Sur l’histoire de la philosophie, je ne sais rien, ou si peu. J’ai écouté aussi Jankelevitch à la Sorbonne. Ce n’était que parole, ce n’est que musique, ce n’étaient que tourbillons de parole et musique qui chassaient la pensée dans un filet à papillons. C’était toujours un rythme, un souffle, pas une pensée professorale. Je n’en suis pas sortie indemne.
Alors, la petite étoile blanche ? que symbolisait-elle ?
Malgré toutes les évocations qui précèdent, elle me reste toujours aussi mystérieuse. Ce n’était qu’un geste d’enfant, l’envie de se rendre, une fois de plus, intéressante, de capter l’attention, d’intriguer. Qu’on se pose une question sur vous, qu’on vous pose une question.
Je ne sais ce qu’évoquait , aux yeux de Mlle d’U., l’étoile blanche. Un vœu de virginité ? Un grade de lieutenant ?
Mais si je voulais qu’elle se pose des questions sur moi, si je désirais surtout qu’elle cesse de connaître toujours un peu trop bien les réponses, ce fut plutôt raté. De ma réponse que « cette étoile n’avait pas de sens », elle conclut à la longue que j’ étais une adepte de l’acte gratuit, et que j’étais « gidienne ».
Ce qui me rendit très suspecte à ses yeux.