Bonjour Annita,
Encore un dimanche où je flotte entre deux eaux, mais dans un certain calme intérieur. Sur l’ordinateur je feuillette mon album de photos numériques – plus de huit mille clichés. Je reviens dessus, je médite. Contraste entre ce foisonnement d’images et le silence des mots, la difficulté des phrases, contraste entre la rétention de l’écriture et la verve des images. C’est si facile, une photo : clic ! Mais je reviens dessus, les regarde, les retravaille, m’y penche. Comme si ces images avaient quelque chose à me dire. Souvent banales, parfois tordues, parfois bizarres.
Aujourd’hui, je bricole un projet que j’ai fait : des autoportraits sans miroir. Vu de soi, que voit-on de soi ? Que voyait de lui-même l’homme préhistorique, qui n’avait pas la glace avec tain ? J’ai toujours été obsédée par cela : moi vue par moi, c’est l’ombre floue d’un gros nez et de filaments de cheveux (est-ce pour ça que j’ai toujours porté la frange, ébauche de premier plan qui m’assure que j’ai bien une tête ?), puis une cascade où je vois, de plus en plus nets, des avants-bras, des mains, le raccourci du tronc, la dégringolade des jambes et des pieds. J’ai tenté jadis de dessiner cette perception, ce continuum biscornu d’un demi-cadre flou en premier plan (l’ombre du nez et des cheveux – j’allais oublier les lunettes – , qui font comme un haut de rideau indistinct) et d’un demi-objet sans tête qui se termine en pieds. En somme, le visage est absent, ou vacant, ou virtuel : il reste à inventer.
J’ai tenté de photographier ça (pas commode).


En 2002, j’ai fait un concours de photos où j’ai présenté des montages de photos de moi (prises par Rémy) et de peintures abstraites faites chez Olivier W, qui me semblaient ni faites ni à faire. Faire se rencontrer ces grandes coulées de peinture quasi géologique et ma bobine leur redonnait une lisibilité, une clarté. C’était joyeux, coloré, humoristique. Ma subjectivité s’y retrouvait, les traits de pinceaux retrouvaient leur maman. Ce n’était plus un monde désert. J’ai envoyé 20 photos avec un commentaire. Pour prendre une distance, j’ai appelé la femme qui surgissait dans la peinture « Marmitasel », et pas Marie-Noëlle ou Ego. Sorte d’autofiction.

Mais, à la fin, j’étais un peu écœurée de narcissisme. J’ai eu envie de prendre des photos étrangères à moi, ma famille, enfants, petits-enfants, mon petit monde intimiste. Je suis partie photographier le monde, la société, les autres. J’ai emporté mon kodak dans le bus et le métro, ai pris des photos de gens qui lisaient. D’abord, parce qu’ils ne bougeaient pas, ne me regardaient pas. Ensuite, parce que j’aime les gens concentrés, absorbés, ceux qui ont un objet et lui sont attentifs. Je les ai pris en sans flash, sans qu’ils s’en aperçoivent.
J’ai écrit à mon amie Cléa que je prenais des photos dans le métro « en douce, comme une voleuse ». Elle m’a fait la morale, elle m’a dit que j’étais une « tricheuse ». Je n’étais pas d’accord avec son ton de mère Fouettard, mais je me rendais compte que pour un concours de photo, c’était râpé, il aurait fallu l’autorisation des gens, et je ne leur avais rien demandé.


Que faire ? Des photos de famille ? De paysages ? De bâtiments déserts ? Encore de l’autoportrait ? (Ce n’en était pas d’ailleurs, c’était G. qui avait pris les photos. Et je ne lui avais même pas demandé l’autorisation d’utiliser son travail !!)
Bon, alors, des autoportraits sans miroir ? C’est ça que j’ai fait défiler cet après-midi. Sentiment que ces images n’étaient là que pour soutenir un texte, qui serait une sorte d’essai sur la perception visuelle de soi par soi.

Cela m’est venu avec une soudaine évidence, ces photos sans paroles ne sont là que pour soutenir un texte qui n’est pas là.
Je me suis calmée sur la photo. Après des débuts triomphants, c’est le stade de la désillusion. Comme s’il fallait que cela me mène ailleurs. (Peut-être aussi que je ne suis pas si bonne photographe).
… J’ai bien reçu ton mail. Je suis malheureusement lente à lire vraiment les lettres, à en piger le vrai sens, mais elle m’a semblé pleine d’avenir.
Je t’envoie ça par mail, mais aussi sur papier, je ne sais pas trop si les images vont bien passer etc. etc.
Toujours du mal à me tenir régulièrement à l’écriture, c’est par foucades, pourtant je crois que je ne fais pas rien, je m’obstine à quelque chose. Je passe de la petite peinture maniaque genre miniature chez moi à la grande dégoulinade de pigments chez Olivier puis croquis de nu chez Laurent, qui me montre à quel point JE NE SAIS PAS VOIR, et petit carnet où j’écris ce qui arrive quand j’ai la sensation que rien n’arrive. Sans oublier le croquis de gens assis au parc Montsouris. Que font-ils ? Qu’attendent-ils ? Ou de passants qui ne marchent pas trop vite. Je zigzague entre tout ça, et aussi les lectures. Lu d’un trait Des jeunes filles exemplaires, Dolto, Zaza, Beauvoir, d’Isabelle Grellet et Caroline Kruse. En historiennes, elles mettent en parallèle la jeunesse de Dolto et celle de Zaza, l’amie d’enfance dont S. de Beauvoir parle dans Mémoires d’une jeune fille rangée, toutes deux nées en 1904. Ce qu’elles (les auteurs) disent de l’éducation des jeunes filles bourgeoises du début du siècle m’apporte un éclairage saisissant sur le destin de ma mère et de mes tantes – et peut-être le mien. Prises dans des « contraintes illisibles », jeunes filles à la fois poussées à faire des études et priées de ne pas les utiliser à des fins personnelles, pour avoir un métier par exemple, uniquement pour en faire l’ornement de leur future vie familiale (les maris républicains en avaient assez d’avoir des femmes bécasses). Sans quoi, ce seraient des « usurpatrices ». Au passage, des phrases magnifiques : « Est-ce au cours Désir que Zaza, initiée par ces apprenties sorcières, a découvert la force troublante des écrivains catholiques contemporains et qu’elle a compris que l’obéissance pouvait être un piège du démon ? » Écartelées par les contradictions qui les traversent, filles intelligentes, ardentes et remuantes, qui entrent « en torpeur » et « en léthargie » à la fin de l’adolescence. Pas d’issue en perspective, pas de place pour elles. L’ardeur, l’intelligence, l’insolence, qu’en faire ?? De l’autodestruction ? Dolto s’en tire, Zaza meurt à vingt-trois ans.
Ma mère, je crois finalement que je ne l’ai jamais vue qu’en état de torpeur – torpeur qu’elle s’appliquait, et avec quel succès, à me faire intérioriser comme le seul état convenable… ou possible ?
J’arrête mes jérémiades ! Une fois de plus, à la faveur de ce livre, j’ai révisé la vie de ma mère…
Je t’embrasse
Marie-Noëlle