AUTOMNE 2004 PLAISIR DE SE SENTIR AIMÉE OU PHASE MANIAQUE CARACTÉRISTIQUE D’AVANT LA RETRAITE

Jeudi 16 septembre 04

Long coup de fil de Lucie Badiou. Elle s’est fait une entorse à la cheville et se désole de ne pouvoir venir pour la rentrée de l’atelier de nu demain. « C’est toi la première à qui je téléphone, dis-bien à Laurent et aux autres que…  est-ce que tu viendrais me donner des cours particuliers de dessin ?»
Plaisir de se sentir aimée !

Vendredi 17 septembre

Rentrée de l’atelier de nu. Deux nouvelles, Kim, étudiante en arts plastiques, et une jeune prof de maths à Vitry, en ZEP, fine, délicate, un saxe (à décrire avec plus de précision).
Frédéric est là. Jean-Pierre aussi. Philippe Bonnot, lui, n’est pas revenu, et je suis déçue.
Le soir, je file à la gare du Nord, direction Amiens.

Samedi, dimanche, lundi

Amiens. Marché sur l’eau. Visite du cirque. Manifestation de motards. J’offre à Clara un petit pull noir et blanc à rayures dissymétriques et une nappe jaune avec du vert. Dans la chambre d’amis où je dors si bien, pendant qu’elle et Francis travaillent en haut, je m’enfile toute une pile de vieilles revues Beaux-Arts.
Quel plaisir ! Quel repos ! Quel calme !
Chez eux, je me sens protégée. Protégée de mes angoisses.

Lundi 20 septembre

Retour d’Amiens.

Mardi 21 septembre 2004

Au bureau, surprise ! un mail de Frédéric.
« 10 h 25. Chère Marie-Noëlle,
Classant quelques papiers, je retrouve une carte de toi à l’en-tête de Dialogue où figure cette adresse électronique. J’essaie donc, en espérant une réponse de toi et le plaisir de te revoir un de ces jours. J’avais bien aimé les retrouvailles du mariage d’Elisabeth, même si les circonstances ne permettaient pas de se dire grand chose et je suis encore honteux de ne pas avoir donné suite à l’invitation que tu nous avais adressées, pour un vernissage, peu de temps après.
Il se peut que ce message arrive entre les mains de quelqu’un d’autre. Si c’est le cas, peut-on avoir la gentillesse de me dire à quelle adresse joindre Marie-Noëlle ? Merci d’avance. »

Je lui réponds illico que je suis ravie d’avoir de ses nouvelles et serais heureuse de le revoir.

11h 06 : Coucou, sur les deux adresses. On pourrait déjeuner ensemble un de ces jours. Toujours au Kremlin-Bicêtre ? Je peux facilement y faire un saut quand je suis à Villejuif, mais le 13 e n’est pas loin non plus. A moins que tu ne préfères l’heure du thé.
Je suis disponible ce midi et cet aprèm et, la semaine prochaine, jeudi et vendredi midi et après-midi (n’en déduis pas que je ne fiche rien, ce n’est pas tout à fait vrai, je suis censé travailler beaucoup à la maison). Bises. »

Pourquoi tarder ? Nous déjeunons ensemble au Kremlin-Bicêtre. Terrasse vitrée, bonne lumière.
Oh, son regard ! Luisant comme celui d’un ogre !
Il a perdu trente kilos. « Je te trouve très en forme !
– Toi, tu n’as pas changé !
–  Si, j’ai vieilli, dis-je en me tâtant le visage.
– Tu es toujours la même ! Je te retrouve complètement. »
Je m’épanouis. Large sourire.
Plaisir de se sentir aimée !

« J’ai mon appareil photo… Je peux prendre des photos de toi ? »
Cette fois, c’est son visage à lui qui s’épanouit, rosit.
« C’est un numérique ? C’est quoi, cet élastique ?
– Ça, c’est tout à fait moi… Un rafistolage. Je l’ai laissé tomber et un plot s’est cassé… »

J’appelle Bérénice : nous nous voyons lundi, chez elle.
« J’ai envie de te voir !
– L’année dernière, avec la mort de papa, je n’avais pas envie de…
– Tu avais envie de te recueillir…
– En tout cas, merci de m’avoir appelée ! »
Plaisir de se sentir aimée !

Je pars tôt du bureau : ce soir, Francis débarque vers 7 heures.
Faire des courses, mettre de l’ordre dans le séjour, passer l’aspirateur.
Quand je suis seule, c’est le fatras.
Je me penche à la fenêtre, guette les voitures.
Il arrive à 8 heures, crevé, avec la pile d’encyclopédies Universalis et leur ancienne table de jardin que j’ai eu la faiblesse d’accepter (à peine m’étais-je débarrassée d’une cargaison de livres que l’encombrement revient au galop. Difficulté à faire le vide, et même paralysie. Amédée, ou comment s’en débarrasser…)
Au menu, le potimarron du marché sur l’eau d’Amiens.

Coup de fil d’Anne Rey, veut me voir d’urgence. Veut une réunion des copropriétaires, pour son affaire de véranda et « des choses qui ne vont pas ».
Envie de me délester de mon projet de terrasse au-dessus de sa véranda. Trop compliqué, trop cher. Surtout, me désolidariser d’elle.

Mercredi 22 septembre 04 (anniversaire de Clara)

Sonnerie du téléphone. « Allô, c’est Frédéric… » Instant de flottement : pas la voix de Frédéric F. « Frédéric… de l’atelier de Laurent. » Ah, ces Frédéric !
Celui-ci me parle très longuement, je sens qu’il a envie d’être écouté par une bonne oreille. Ne veut plus aller chez Laurent mais veut me revoir (plaisir de se sentir aimée !). Moi : « Viens à la maison, un jour ! » Un peu vague. Surgit en moi l’idée de faire chez moi une petite réunion avec ceux de l’atelier que j’aime bien.
Téléphone à Clara pour son anniversaire.
J’appelle Jeanne : toujours son répondeur.
Je veux lui parler du texte de Philippe (son Philippe) que je veux insérer dans le numéro de Dialogue sur les familles d’accueil.
Je refais défiler le texte en question sur l’ordinateur, l’abrège (trop d’adverbes), le lui poste.

Rue Boussingault, porte de l’immeuble. Je lance un bonsoir sonore et aimable aux deux frères Chapeau. Le Jean-Philippe me jauge, yeux de poisson frits, pas le moindre sourire, quant à l’autre… Je n’ai pas entendu le moindre bonsoir, ont-ils
marmonné quelque chose ? A peine croyable, cette morgue. Je suis désarçonnée. Pour qui se prennent ces types ?
L’un a le visage blafard, l’autre ressemble à Buster Keaton. Sinistres.
Sourire leur écorche la bouche.

Le soir, j’appelle Emmanuelle André, m’a laissé un message, me demande si je continue avec Laurent. Elle a été contente de l’enseignement de Laurent, il s’est occupé d’elles, « elles l’ont harcelé pour ça et ça a marché ». « J’aimerais bien voir ce que tu fais…   Viens déjeuner un jour. – Juste prendre le café ». Je lui suis reconnaissante de cette modération. OK, le lundi 11 octobre à 14 heures.
Plaisir de se sentir aimée !

Je descends chez Anne Rey. Elle a les yeux battus. Crevée par son cours de fresque. Humiliée de ne pas réussir à faire du faux marbre. Ravie de savoir faire des ciels. Me montre un de ses ciels.
Elle a renoncé à sa salle-de-bains-sauna dans la cave (ouf), veut faire finalement sa véranda au ras du sol (mais du coup, le soupirail n’aérera plus les caves). Furieuse de l’invasion des Blanc dans la cour le premier week-end de septembre : « le soir, et au petit déjeuner, et à midi, et rebelote le soir… Le lendemain, je suis allée frapper chez eux et je leur ai dit « je ne sais pas si vous vous en rendez compte, mais quand vous prenez vos repas dans la cour, j’ai l’impression que vous êtes dans ma cuisine » ! Si quelqu’un fait un dîner dans la cour, il faudrait qu’il prévienne.

10 heures. Long coup de fil d’Annita. Voix plate. Elle et Florence viennent de faire interner de force leur sœur Marie-Christine. « Elle débloque ?   Oui…   Elle est maniaco-dépressive ? – Oui… C’est très traumatisant !! Et mon article, tu l’attends quand ? – Attends, je croyais que…   Tu m’avais dit le 15 septembre, mais je peux encore le faire sur la fin du mois…   Sur le harcèlement moral ? – Non, sur le trauma…   Ah oui, le numéro « Traumatisme et filiation »… Problème, je ne sais pas si je serais encore là pour le gérer… »
Ne me rappelais absolument pas ce projet d’article, la seule chose dont je me souvenais, c’est que je l’avais exemptée de m’écrire un article sur le harcèlement moral tant elle était bousculée (et moi, je n’avais plus de place). Je suis un peu embêtée.
Ça n’a pas l’air trop grave.
Elle aussi a envie de parler longuement.
Les projets reviennent sur la table d’écrire quelque chose ensemble. Une correspondance, et aussi, me dit-elle « un vrai chantier, avec des interviews… Trouver un objet qui nous intéresse toutes les deux. »
Nos mères ?

Jeudi 23 septembre

Je vais ce soir à la soirée musique-lecture-peinture d’Olivier Wahl (malgré les 12 euros !!). Je veux reprendre contact avec lui.
J’appelle Lucie Badiou. Quelle bavarde !
Alain Badiou est son beau-frère. Un philosophe ? Je n’ai rien lu de lui.
Passer chez elle mardi prochain prendre le thé, lui prêter le livre sur l’Art du nu que j’ai acheté chez Maxi-Livres (je note mon nom et mon numéro de téléphone sur la page de garde).
Du coup, je pianote sur Internet le nom d’Alain Badiou, il fait un séminaire, rue d’Ulm, gratuit, ouvert à tous… J’irai.

Jeudi 7 octobre 2004 : groupe Sens.

Dans l’ascenseur avec Janine C. Je lui balance toutes mes bonnes résolutions du moment. Ne pas louper une occasion, répondre à toutes les invites, saisir toutes les perches. Aller à toutes les soirées, toutes les conférences, tous les vernissages. Répondre à tous les messages sur mon répondeur.
« Et puis, bizarre, comme par un fait exprès, un vieux copain perdu de vue qui me relance ! »
(Toujours cette idée, à laquelle je crois dur comme fer, que le monde dans lequel nous vivons, c’est celui que nous faisons vivre. En ce moment, je m’efforce de répondre « présent » au monde, et pan ! voilà Frédéric qui se présente. L’autre moitié du monde ?)

Chez Annita, nous sommes les premières. « Preums ! » dit Janine. « On va choisir le meilleur siège ! » La conversation de l’ascenseur se poursuit. Ma voix monte en volutes, comme ivre, tandis que je cale mon derrière dans un fauteuil de toile.
Annita, debout : « C’est la phase maniaque caractéristique d’avant la retraite !
Moi, les fesses guillerettes : Oh la méchante ! D’accord, je m’en doutais bien un peu, mais quel besoin de me le dire ?! »
Nous rions.
Visage rond de Janine C., si ouvert, ses yeux bleus, si bons, sa voix basse, si familière… Comment croire qu’elle est sous lithium depuis trente-cinq ans ?
Les autres arrivent, et je m’affaisse dégrisée dans les limbes d’un mutisme ordinaire.
Ces autres à qui je n’ai rien à dire.

Gentil blabla de Marie L. Cette femme m’énerve. Tête renversée en arrière, yeux fermés, elle vaticine sur canapé. Son enfance, son père, son Orsay, ses si bons rapports à la solitude. Et Baptiste, comme toujours, qui approuve, qui conforte. Et toujours ma petite question : est-ce que Baptiste n’encourage pas chez les autres la médiocrité ? Surtout chez les femmes ? L’absence d’exigence ? L’auto-complaisance ? Le sirop d’orgeat ?
Je m’ennuie.
A présent, Marie file. Ses chères obligations à la mairie d’Orsay.
Ne dit au-revoir qu’à Baptiste. À nous, un vague signe.
Je lorgne méchamment sa silhouette de pot à tabac qui s’éloigne.
Connasse ! Ou tu viens, ou tu ne viens pas ! Mais tu ne pars pas au bout d’une heure !
(En vérité, cela me ramène au fait qu’à cause de l’autre connasse, Annick N., qui a fait déplacer la date de la réunion mais n’a même pas pris la peine de venir, je suis en train de louper la séance de l’Oulipo sur Julio Cortazar qui a lieu à 20 heures – et moi, je n’ai pas le courage, ou la simplicité, comme Marie, de m’éclipser à 19 heures. Et puis, Baptiste, tout à l’heure, nous a informés qu’Annita « aurait quelque chose à nous dire », et quand Annita a quelque chose à dire… eh bien, ça me réveille.)

Moi : « Annita, tu voulais nous dire quelque chose… ? »
Annita se tait. Son visage se tord.. Elle garde les paupières baissées, mange ses lèvres.
« Ça ne va être très facile… »
Très lentement, elle relate comment elle a dû faire interner d’office sa sœur M.-C., malade et délirante, et comment le psychiatre d’Esquirol, avant même de recevoir la famille et d’entendre son point de vue, a décidé de faire sortir sa sœur. « Elle va très bien, elle est parfaitement normale. »
Annita interroge Janine, qui, il y a très longtemps, lors d’une crise maniaque, a été elle aussi internée d’office à la demande de sa famille.
Janine : « Ce refus d’être soignée… Mais comment peut-elle supporter tant de souffrance ?… Moi, quand je me suis réveillée après ma cure de sommeil et que j’ai vu tissé dans les draps « Sainte-Anne », j’ai ressenti un profond soulagement… Je me suis dit : Enfin ! »
J’ai écouté Annita dans un état d’anesthésie étrange. Comme si tout cela ne me rappelait pas l’histoire de mon frère Jean-Pierre, dépressif, puis maniaco-dépressif, qu’on a retrouvé noyé dans la Seine.
C’était en 1988. Il avait 45 ans.

Vendredi 8 octobre 2004

Déjeuné avec Frédéric boulevard Blanqui avant l’atelier de nu. Je parle un peu trop fort. Moins facile d’être là, épanouie comme une fleur, candide comme une page blanche, qu’à nos retrouvailles du 21 septembre. Déjà des choses à perdre. Et, bien sûr, l’ombre de Mariella.

« L’atelier de nu… c’est toi qui poses ? »
Je ris. Plaisir des résonances, des images sous-entendues.
Moi : « Je n’ai pas répondu à ton mail, ce que tu dis demande réflexion. Sur l’identité multiple, cloisonnée, oui… moi aussi, je marche comme ça. Ton analyse me fait penser à celle de certains sociologues sur l’individualisme contemporain.. L’individu a plusieurs cercles distincts et avec chacun il exprime une facette différente de son identité… ces cercles s’organisent un peu comme les pétales d’une fleur, ne se recoupent que dans un centre étroit, qui est l’identité complexe de l’individu en question…
Je vois plutôt ça comme une superposition, une surimpression… avec des effets de profondeur, de transparence… »

J’entends mal ce qu’il dit. Les vitres de la pizzeria font claquer en tous sens les voix des clients, se les renvoyant comme des raquettes de tennis. Je ne cesse d’ôter et remettre mes lunettes. Du mal à accommoder. Du mal à trouver la bonne distance – celle où l’on s’exprime et où l’on écoute à la fois.
Il me parle à présent de sa passion pour la photo, les images. Vasari, l’invention de la perspective… Son projet d’écrire à ce sujet. Son visage qui s’émeut. Son émotivité à fleur de peau, sa peau blanche qui rougit.
Objets de passion communs, toujours bons à saisir, pour alimenter la relation. Assoiffements partagés.
Lui : « … L’œil ne peut se focaliser que sur un point à la fois… il n’a pas de vision panoptique… L’œil effectue un parcours incessant, bouge sans cesse… c’est le cerveau qui reconstruit l’ensemble. Au moyen âge, la peinture était faite pour être parcourue de proche en proche, comme une bande dessinée. Aucune vision d’ensemble, mais un trajet… La perspective, ça n’a été possible qu’après l’invention de l’imprimerie… Avec l’imprimerie, les mots écrits se sont compactés, resserrés en pavés, et l’œil a pu les voir d’un bloc, mais à condition d’accommoder non pas sur la feuille de papier, mais légèrement devant… De là est née la perspective.
–  Tu peux me redire ça ? Que je sois sûre d’avoir vraiment compris ? »
Je lui parle de Daniel Arasse et de son livre sur l’Annonciation italienne.
« Ça te passionnerait. »
Daniel Arasse ? Il ne connaît pas ce nom.
« Si tu veux, je te prête le livre. »

Je file à l’atelier de nu. Personne. Me suis-je trompée de jour ?
Non, je suis en avance. Les voilà qui arrivent.
Je donne à Gabriel B le programme des stages d’Olivier Wahl que j’ai photocopiés pour lui (au bureau : que deviendrai-je sans cette photocopieuse ?). Je discute avec Thierry, le portraitiste – son sourire ingénu de ravi de la crèche, surtout quand il dessine, debout, un pied devant l’autre, l’allure d’un homme en marche.
Maintenant, avec une intuition qui m’étonne moi-même, je fonce sur le jeune Frédéric en brandissant le programme des Jeudis de l’Oulipo. « Toi qui es mathématicien… je voulais te montrer ça… au cas où ça t’intéresserait. » Pan dans le mille ! « Ah ! il y a une soirée Julio Cortazar ! – C’était hier soir…   Merde ! J’ai une passion pour Julio Cortazar ! – Regarde les autres dates… le 18 novembre…   J’adore Queneau. Il y a aussi l’Oubapo…   C’est quoi, l’Oubapo ? – L’ouvroir de bande dessinée potentielle. – Moi aussi, j’adore Queneau…   Je connais ce nom, là… Hervé Letellier. Il passe aux Détraqués… » Etc.
Adossé au radiateur, le mystérieux Nicolas, aux yeux de myosotis en deuil, et qui cache toujours ses dessins.
(J’ai donné aussi à Frédéric le programme de l’Oulipo, photocopié au bureau).

Le soir, coup de fil à Francis. « Frédéric ne peut rester dîner le 19, il viendra pour l’apéritif…
– Il est bizarre, cet homme. »
Je sens Francis méfiant.
Dans cette affaire, je me demande qui a demandé quoi à qui.
Lorsque Frédéric m’a dit qu’il était « à l’inspection générale », c’est moi qui lui ai parlé de « mon gendre IPR » Francis. Je tendais une perche. Et Frédéric l’a saisie, proposant de rencontrer « l’homme de Clara lors d’un ses passages à Paris » (intéressé entre autres par l’expérience pilote d’enseignement de la philo à Reims).
Francis, lui, me fait comprendre qu’il n’a rien demandé à personne.

Samedi 9 octobre 2004

Voix de Jean Lemaire sur mon répondeur. A téléphoné à Virginie L., candidate au poste de « coordinatrice éditoriale » de Dialogue, lui a conseillé de me joindre chez moi, ce week-end. « Je pense que ça ne vous dérangera pas. » Fureur. Une fois de plus, il se défausse sur moi. À moi de faire à sa place ! Du coup, je ne débranche pas mon répondeur, pour faire un filtrage. Je jouerai aux abonnés absents avec Virginie L.
Virginie L. vient de laisser un message. Je n’ai pas décroché.
Me rappellera lundi matin.
Veine ! je ne serai pas là.
Second appel de Virginie L.
Veine ! je n’étais pas là, mais avenue d’Italie, en train de farfouiller dans une solderie de livres pour dégotter d’autres romans de Muriel Spark, après ma lecture de son « Pisseur de copie », que j’ai adoré.

*

Idée malicieuse en lisant Muriel Spark : sur mon répondeur, au lieu de dire « désolée de vous avoir loupé, mais laissez-moi un message », dire « Henri et moi sommes désolés de vous avoir loupés… mais laissez-nous un message… » Pour voir les réactions des uns et des autres.
Ou alors : Dominique et moi ? (Ou : le monde et moi ??)
Les aventures surréalistes me tenteraient-elles soudain ?
Aucune lecture n’est innocente. Et notamment « L’amour folie d’André Breton », que Noëlle m’a fait lire cet été.

10 novembre 2004
Je cherche ma petite musique

Je cherche ma petite musique, ai-je seriné sur tous les tons. Mais elle est là, enfouie, tapie dans mes papiers, ces poèmes que je retrouve au fond d’un petit placard. Je les avais oubliés. Car, à mesure que j’écris, j’oublie. Cela s’efface de ma mémoire, surtout si c’est chargé de vérité, et de simplicité. Je fuis la simplicité. Quand je relis les corrections manuscrites que j’ai apportées au texte dactylographié, je vois bien que j’ai voulu brouiller les pistes, noyer le lamento de contorsions littéraires pour faire surprenant et inattendu, et, surtout, pour qu’on n’y lise plus rien. Langage crypté. Comme si je ne voulais pas que quelqu’un me lise.

Ce quelqu’un, c’est quelqu’une : qui fouillait mes tiroirs et lisait en douce mon journal d’adolescente. Maman, tu m’as traumatisée. Je reste écartelée entre le désir d’être lue et la volonté farouche de rester illisible.

« Tu es très exaltée », disait mon père. Comment le savait-il ? Moi qui ne desserrais pas les lèvres à la maison ? Je les imagine tous les deux, père et mère, penchés sur mon journal intime, aspirant mon intimité, mes pensées. Inquiets de mes aspirations, de mes fougues religieuses. « Il faut la marier en vitesse », devait dire ma mère. Le lisaient-ils ensemble ? Chacun à leur tour ? Ou bien ma mère faisait-elle un petit compte-rendu à mon père, que j’entends d’ici protester d’une voix faible : « Tu ne devrais pas lire son journal intime… C’est personnel… on ne doit pas… » Mais il craquait. Comment résister au plaisir d’alimenter ses vieux os d’une sève d’adolescente ?

Tout cela, bien sûr, purement imaginaire.

Je dois rendre justice à ma mère. C’est à moi que, bien plus tard, quatre-vingts ans passés, elle a donné les lettres que mon père et elle s’écrivirent dans leur jeunesse, et, à la mort de mon père, le journal de ma grand-mère écrit pendant l’Occupation. « Tu l’as lu, ce journal ?
– Non, je ne l’ai pas lu », m’a-t-elle dit. Ah bon ? Elle lisait le journal de sa fille, mais pas le journal de sa mère ?
(En fait, ma mémoire a flanché, ou tout reconstruit selon son scénario caché : vérification faite, elle l’avait lu, le journal de sa mère. Mon scénario, c’est quoi ?)

*

Quand je me relis, ce sont surtout les poèmes qui me plaisent. Moi, écrire des poèmes ? Être poète ? Inextricable conflit. C’est se condamner à ne pas être publiée. Pourtant, je suis embarrassée avec le récit, le roman, tout ce qui se vend. Pas romancière pour un sou. Cette terrible continuité, ce fil à tirer, ce « il était une fois ».
Le temps, mon vieil ennemi.
Un poème, ça ne prend pas de temps.. Une page suffit.
On écrit très vite le mot « fin ».

*

Lamento. Petite musique.

Lamento, mais aussi fragments. Hiatus, césures, décrochements, juxtaposition de fragments et constellation de moments (cf. la « parataxe » selon Hölderlin ?? vérifier ce dont il s’agit). Comme la musique, qui est le lieu éminent du moment. En musique, la répétition n’est pas répétitive, c’est un développement de variations. Variation-altération-reconnaissance d’autre chose : on chemine du même au semblable, et du semblable à l’autre. Le moment musical a en germe son déploiement, son devenir.

Le jeudi 2 décembre 04

Après le coup de fil de Bérénice, le mail d’Alice,
Il n’est pas impossible que maintenant je découvre les autres
N’ayant plus rien à faire comme acte productif
Ni éducation des enfants ni revue à faire marcher
Ni enjeux personnels de femme, ayant passé ce cap

Ayant enfin compris que j’aime quelque chose en moi
Mon enthousiasme mon émerveillement mon intérêt
Presque toujours passionné pour ce qui passe à ma portée
Que ce que j’aime en moi c’est l’ardeur qui subsiste

Et je vois à ces mots un petit cheval galoper
Le cheval de Shérane, le cheval qui courait
Dans mes rêves en riant après moi
De toutes ses grandes dents (musicales comme des touches de piano)

Bien dodu et hilare, et semblable
À un dessin animé de Walt Disney dans ses rondeurs
Ses reins sinueux, sa croupe et ses ruades, il me courait après
Était-ce une jument ? Une jument jumelle

De ce que j’aime en moi et je ne vois jamais ?

27 décembre

Rêve que Baptiste est tombé à nouveau amoureux de moi, et sérieusement.
Mais nous nous voyons « par ailleurs » – dans un autre espace.
À cette réunion avec Annita, au rez-de-chaussée d’une grande maison, avec quelques autres du groupe Sens, nous voyons Baptiste s’éclipser au premier étage, apparemment pour téléphoner à quelqu’un, mais en réalité pour donner le change.
Il a déclaré à Annita qu’il y avait quelqu’un d’autre d’important dans sa vie et qu’il désirait l’associer à leur vie.
Moi, au rez-de-chaussée, assise à la grande table, je fais « mine de rien » : celle qui n’est pas concernée.
Je parle avec Annita, qui peu à peu, après avoir fait bonne figure et un peu plaisanté, m’exprime son dépit, sa colère, de ce « quelqu’un d’autre » qu’on veut lui imposer.
Moi, je compatis avec elle, lui exprime ma sympathie, sans lui avouer que c’est de moi qu’il s’agit.
Baptiste redescend l’escalier, la main sur la rampe en bois.
En fait, il ne redescend pas, il est arrêté, l’air interrogatif.
Moi, je suis émue par le visage d’Annita plein de chagrin, proche des larmes, et en même temps muette et paralysée.
Impossible de dire la vérité.

Ce rêve m’a réveillée, ensuite, j’ai eu du mal à me rendormir, j’avais écouté une émission sur le cirque Plume, saisi ces mots au vol : « exprimer l’émotion à l’état brut, la faire saisir comme le passage inopiné d’une biche quand on marche en forêt. » C’était ça, exactement ça que j’avais saisi en voyant le spectacle intitulé Quidam du cirque du Soleil : à la fois théâtre, mime, ballet, opéra, petit cirque. « Faire entrer dans le cercle magique tout ce que le siècle nous a apporté en matière de théâtre, musique, arts picturaux. »

Retour à mon rêve avec Baptiste et Annita. Je l’associe à l’invitation impromptue chez Gilles et Marie-Chantal le jour de Noël. Ma stupeur de redécouvrir accroché au mur du salon un tableau de Rémy enfant que j’avais fait, mais dont je ne gardais aucun souvenir. Sans doute à l’époque, je le trouvais raté ? Une scorie ? Maintenant, je ne le trouve plus raté du tout.
Revu et photographié dans le petit salon turquoise où les enfants regardent la télévision le triptyque en bois que je lui ai donné un jour au Vésinet.
Il y a aussi au salon un petit tableau de Joël en train de peindre, vers ses huit ans. J’en ai chez moi (au rez-de-chaussée) une autre version.
Je suis frappée de tout ce que je lui ai donné (tous ces tableaux), ma générosité (comme le tableau de Cholet « donné » à Ligot, le maire de Cholet.
Drôles de dons, à analyser.
Ce qu’on aime bien que je donne, c’est dans « un autre espace » ?
En même temps, personne ne me propose de me payer pour ce travail. C’est un art d’agrément, un passe-temps de dame ?? (Seule Marie-Chantal m’en acheté un, le prix que je demandais, à l’expo chez Clara. Pas Gilles !! …Et Frédéric ? A Frédéric aussi, j’en ai donné un, un jour qu’il disait : je l’aime beaucoup, ce petit tableau. Pour lui éviter le tiroir, le placard ? Même pas signé ! Ni ceux chez Gilles !! Ne parlons pas de ceux chez Chantal G !! Ni de la façon dont s’écaille, chez Jérôme, le portrait de Clara enfant.)
On ne m’aide pas à prendre confiance en moi, on ne m’épaule pas pour en faire quelque chose à mon avantage, carrière, pour en vivre, pour être reconnue. Non non. Est-ce un vol ? Un rapt ? Un rapt d’âme ?? Une appropriation du « don » ?
Don de qui ? Don des dieux ??
Seule Clara aura fait quelque chose pour moi : organiser une expo chez elle.
Voir avec Rémy ce qu’il en est d’une expo chez lui en mai, pour ma retraite…

En attendant, écrire un chapitre sur « Drôles de dons, ou mes petits tableaux donnés-volés ».

0 Partages

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *