MARDI 18 JANVIER 2005. PETITS FAITS SAILLANTS DE LA JOURNÉE D’HIER

Éblouie

Éblouie à Beaubourg par les petits carnets
Du peintre Jean Hélion dans la vitrine

Éblouie le même soir par la lecture d’un livre acheté
(exemplaire de démonstration)
en solde dans l’échangeur de la gare du RER,

Poèmes de métro, de Jacques Jouet : un écrit chaque jour

Éblouie par leur discipline.

PS facultatif. Éblouie des articles de Blanchot sur les poètes et sur la poésie
Il y est question de métaphore et de métamorphose
(de métaphore qui se métamorphise en métamorphose, ou pas).
Ce livre, La part du feu, il semble que je l’aie volé à une vieille ennemie
Son nom sur la page de garde est écrit,
Dedans, des fiches avec ses notes.
Gribouillis illisible.

Émue

Émue au Flunch par un moineau fourvoyé dans la salle
Sautillant exténué vers moi – je suis près de la porte, je sens les courants d’air.
Doucement je me lève pour lui ouvrir le lourd battant de verre.
Trop tard. Il a pris peur. S’envole.
Se perche en haut d’un mur décoré de sous-verres

Émue quelque instants plus tard de l’arrivée à ma table d’un couple à cheveux blancs
accoutré style loubard : casquettes noires, gilets doudoune
et les immanquables baskets (si pleins de mansuétude pour les vieux pieds
et les orteils perclus, je sais ça à cause ma mère).
La vieille, au moins quatre-vingts ans, chétive, naine, regard fixe,
Trottine comme une aveugle. Est-ce une réincarnation
du moineau précédent ? Non, lui avait les yeux brillants.
Les siens à elle sont presque blancs. Écarquillés. Béants. Regarde-t-elle
Déjà l’autre côté, l’envers, de ce monde visible ? L’homme est aux petits soins :
« Assieds-toi. Es-tu bien ? Je t’apporte le plat. »
Le voilà qui revient avec un hachis Parmentier brûlant,
le pose, le démoule avec la cuiller, comme pour un bébé.
De sa casquette noire sort un catogan blanc. Il ajoute :
« Je te devais tant, nous sommes quittes. Je m’en vais.
Tu feras ci et ça après. » Une fois sorti, il frappe
Joyeusement la vitre pour un dernier guili. Elle ne le voit pas.

Moi, vous l’avez perçu, je bois tout ça des yeux.
Pourtant, j’avais les Poèmes de métro dans un sac de plastique.
pour me faire la conversation. Je les ai même sortis.

Connexion

Cette petite vieille toute rikiki, môme Piaf qui aurait incognito
dépassé la frontière où Dieu vous dit : « c’est l’heure »,
chanteuse des rues dont la goualante se serait transmuée en un lancer encore plus magistral
de toute sa personne dans l’abandon total,
me fait penser à quelqu’un d’autre. Autre petit corps ténu.
Une certaine Liliane ce matin à Chatou,
Élève de yoga. Miniature fripée et sourde comme un pot.
Dans le vestiaire ce matin-même elle me parle en claironnant
Du 84. Le 84, c’est là que j’habitais route de Croissy
Mais bien avant moi, le pasteur du Vésinet, son grand-père,
Y avait de la famille, on y faisait des fêtes, elle était invitée.
Comme elle est animée ! Toute rose de souvenirs d’enfance.
Mes neurones crépitent : « Et Paul-Henri, vous connaissez ?
C’est un ami de mon fils.   Oui, c’est le fils de Marie-Lise.
Cette Marie-Lise ! quel numéro ! » Paul-Henri lui aussi dans le genre n’est pas mal.
Sorte de pape du slam. Vous connaissez, j’espère ?
Cette Liliane ! il faudrait lui parler bien plus souvent dans le vestiaire

Car pendant le cours de yoga, la pauvre n’entend guère.
Son sonotone siffle, elle branle la tête, comprend tout à l’envers.

Autre connexion

C’est promis c’est juré je vais faire
De tous mes élèves de yoga le portrait en vers
Il se passe tant de choses avec eux
Et moi comme le lama je passe mon chemin.
(Cependant remarquez qu’au dernier Oulipo
j’ai pris quelques croquis de la tête de Jacques Roubaud.
Je dois être un peu snob. L’Oulipo, ça fait chic.
Les dames de Chatou, ça ne vaut pas un bic).

Centre Pompidou, suite

« Tripoter », dit Hélion agrandi deux fois sur l’écran dans l’audiovisuel italien.
Ce mot dans sa bouche revient.
Dans ce film, il est déjà vieux (ça me hante),
Il est masqué par une visière qui lui ceinture le front
Et des lunettes rondes trop étroites pour ses tempes
Aux verres très épais. Yeux brouillés (cela aussi ça me menace).
Regard à inventer. Le monde, dit-il, il faut
Peindre le monde. Le pain,
La citrouille, le chou, la chaise et le chapeau.
Moi, ce qui m’a surtout frappée, c’est la moto
Dans la dernière salle. C’est rare sur un tableau.

Ma radinerie

Embêtant de ne plus pouvoir emporter du bureau
Des liasses de papier machine pour mes petits travaux
perso.
A Beaubourg, je remarque empilée une belle masse de feuillets
qui ne semblent noircis qu’au recto,
Programme du lundi 17 janvier 2005, Tarifs/price,
Heures/hours, Manifestations/events, Espace/area,
Mine de rien, l’air très distingué,
J’en saisis une pleine poignée.
Rentrée chez moi je les insère
Dans mon imprimante, à l’envers
(Et, pour le même tarif/price, je perfectionne mon anglais).

PS. Si ça vous intéresse, c’est à l’accueil, dans le grand hall,
Il y en a sûrement tous les jours que Dieu fait
Et, de toute façon, l’hôtesse derrière le comptoir
(en fait, c’était un homme, mais est-ce que je vais dire hôte ?)
Se fout pas mal de vous et de ce que vous pouvez faire.

Conclusion matinale

Je suis contente, j’ai écrit ce matin
Des poémicules – non, je ne dirai pas texticules.
L’ennui, c’est que maintenant je vais devoir transcrire
Tout ça sur mon ordi – comment dit-on, déjà ? bécane ?
quel autre mot d’argot ? – et même, peut-être, pour l’éblouir,
l’envoyer à quelqu’un, je ne dirai pas qui.
Tout ça va me prendre des heures. Je vais me retrouver
D’un seul coup à quinze heures et sans avoir mangé.
Je serai décalée, déphasée, le ménage pas fait,
Moi qui voulais mettre un peu d’ordre dans ma retraite.
« La règle, c’est de ne pas se corriger », dit Jacques Jouet,
membre de l’Oulipo, dans son ouvrage en solde.
« Sinon, c’est de la triche » Eh bien, moi, je corrigerai !
Je n’ai pas peur d’être une tricheuse.
D’ailleurs, vous l’avez remarqué, je n’ai pas écrit ces scènes sur le vif
Mais le lendemain matin, à l’heure, où, dès le pied posé,
Vous assaillent les petites pensées. Comme le moineau,
Surtout, ne pas les laisser filer.

PS : Finalement, il n’est que onze heures cinquante.

PPS. J’imprime ce papier daté « mardi 18 janvier »
Au verso des programmes beaubouriens d’hier dont j’ai déjà parlé
(pourvu qu’ils ne soient pas trop froissés !
je n’aurais pas dû les plier en deux). Courrier antidaté

POUR TROMPER LES ARCHÉOLOGUES

0 Partages

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *