20 MARS 2005 C’EST BIEN LA PREMIÈRE FOIS QUE QUELQU’UN ME DIT « DORS BIEN » À SEPT HEURES DU SOIR

Demain le printemps.
Hier soir, travaux écrits de binage, labourage de plates-bandes.
Qu’est ce qui va sortir de ces retournements de terreaux ? Feuilles mortes en décomposition, jeunes pousses d’un vert acide ?
Quelle musique composer de l’instantané des propos qui fusent, alouettes ou mésanges, et du chant oublié de la mémoire ? Avec ces énormes syncopes que sont les rendez-vous réels  ? Avec le silence qui les suit  ?
Ce soir et ce matin, pas de message de Fr..
Moi non plus, je ne sais en ce moment que lui dire. Lui écrire.
Reprendre ma petite chronique, comme si de rien n’était  ?
Je me contente de reclasser tous ces mails faits d’instants volatils dans une continuité chronologique, et de les relire d’une traite, comme si je les recousais. Ô morceaux d’Osiris  ! Je les classe en chapitres qui dessinent un calendrier : décembre 2004, janvier 2005, février 2005, mars 2005…
Mémoire de nos relations passées, immémoire des messages que nous nous jetons dans l’instantané : deux thèmes qui s’entrelacent. Quel est le troisième terme ? Les fracassantes syncopes de nos rencontres physiques avec leurs masques fixes, un peu embarrassés ? leur abrupt insoluble dans les mots ?
Comme nous sommes alors déphasés de tous nos jolis mails !
Dans tout ce fourbi de pages, je repère le verbe donner, et le verbe demander. Le verbe décrire, et le verbe commenter. Le verbe rebondir, et le verbe s’enliser. Le verbe écrire, et le verbe taire.
Je repère le thème «  femmes magnifiques », le thème labyrinthe, Minotaure, Osiris, Isis…
Il y a aussi l’énorme présence de l’autre femme, dont je soupçonne parfois que c’est à elle que mon discours s’adresse, surtout quand je sollicite des tuyaux médicaux.
Pourquoi ne pas courir plutôt à son cabinet médical ?
Je demande à être soignée.

*

«  Alors, ma petite vieille, cette séance de massage ?
 – C’est bien la première fois, je crois, que quelqu’un éprouve le besoin de se laver de ma trace avant de sortir de chez moi ! Et que quelqu’un me dit « Dors bien » à sept heures du soir ! Je crois qu’il l’a prononcée deux fois, cette petite injonction. Cela m’a frappée. Comme si, moi, je n’avais pas de soirée. Que ma journée fût désormais finie. Plus de jour après lui. Plus qu’à me mettre au lit ! Il faisait encore grand jour quand il m’a sorti cette phrase un peu embarrassée en redescendant l’escalier. Il voulait être gentil, je suis sûre. Il se rendait bien compte qu’il s’était passé quelque chose. Je voyais sa silhouette se découper en contre-jour de la fenêtre inondée de lumière, son visage tourné de trois-quarts, un peu rouge et confus   mais n’est-ce pas son visage habituel ? comme pris en permanence dans un excès de chair  ? une subtile honte  ?
  Raconte-moi plutôt la séance de massage !
  Bon, écoute, pas tout de suite. Je crois que je vais diriger mes pas vers la rue Saint-Victor. Et tâcher de ne pas me perdre en chemin, comme la dernière fois. »

Je ne me suis pas perdue en chemin, mais, quand je suis arrivée, la paroisse était presque vide. On fêtait le dimanche de l’Orthodoxie en grande pompe à la cathédrale grecque, rue Georges Bizet ; le gros des troupes avait filé là-bas. Le chœur se réduisait à trois personnes. Mais le chant n’en était que plus doux et sensible, modulé en berceuse. Une des chanteuse était fièrement plantée sur deux mollets très joliment galbés et le bas de sa jupe en cloche se retroussait gaîment. Je me suis demandé qui elle était. A un moment, elle a chanté une prière en solo et s’est juchée sur un seul pied, son autre jambe se balançant dans l’air. Elle dansait en chantant.
Quand je suis entrée, Denis B, au fond de l’église, m’a immédiatement reconnue. Il a vieilli, mais pas tellement changé. Toujours ce visage de chèvre, ces yeux fous, excessifs, jaunâtres, qui me font un peu peur. Peut-être un peu plus fixes qu’autrefois. Il semble avoir une grande mémoire. Se rappelle de dessins qu’il a faits, chez moi, jadis, au Vésinet. Je ne me souviens de rien. Il me demande si je dessine et peins toujours. « Tu faisais des nus, c’était un peu érotique ! » J’ai protesté : «  Mais non ! le nu, ce n’est pas érotique ! »
Barbara était là, et Wolfram. Barbara abattue, pas en forme. Je voyais son œil de profil, gonflé derrière les lunettes noires, ses cheveux bouclés qui s’aplatissaient, alors qu’ils avaient coutume de friser vers le ciel, légers et duveteux. Elle avait perdu son air redressé, positif. Je lui ai serré le bras quand elle est passée devant moi pour la communion.
À part moi, tout le monde communiait. Quelle paroisse de gens pieux ! Cela m’a effrayée. J’ai envie de me réintégrer dans cette paroisse ou dans une autre, mais pas avec des bigots !
Maintenant, après la liturgie, les paroissiens ne vont plus au café. Les saintes femmes installent une table au fond de l’église et sortent de leur cabas gaufrettes et thermos de café. C’est le moment où l’on échange. Barbara m’a confié que son œil ne s’arrangeait guère. Le médecin vient de lui dire que l’amélioration pourrait prendre un an. La semaine dernière, il était question de trois semaines, un mois. Elle soupire que cette opération est bien décevante.
 – Pour toi aussi, c’était décevant, cette liturgie ?
  Mais oui ! À la sortie, il faisait un soleil si éblouissant ! J’étais désemparée. Trop seule. J’aurais pu me promener, errer nez au vent, m’installer au Jardin des plantes. Mais j’avais envie de fumer. Ça, c’est un vrai problème. J’ai attendu le 67 au soleil, devant l’Institut du monde arabe. Il y avait comme dimanche dernier une queue compacte pour l’exposition Pharaon. Je suis rentrée chez moi. J’ai couru vers l’ordinateur.

Toujours pas de nouveau message…
Cure de silence ?
Sûrement. Mais aussi : fête de famille chez mon ami secret.
Hier, il m’a expliqué que ce week-end, Acacia, l’aînée de Marie l’Autre, fêtait ses 30 ans. Dans une petite maison qu’elle vient de s’acheter à Vitry.
Avec ce soleil, ce doit être joyeux, réussi. Le champagne doit couler. Les teints se colorer.
La famille se cimenter…
Il m’a aussi dit hier soir, après la séance de massage, qu’à deux pas d’ici, avenue Reille, Acacia, qui chante dans une chorale, donnait un petit concert… Mais il ne m’a pas conviée.
Peut-être aurai-je de toutes ces réjouissances un récit par e-mail ?
Parfois, je me dis que ces récits à moi adressés sont le poteau d’étayage d’une vie de famille qui se délite, ou s’ennuie un peu. De m‘être racontés, et que j’en sois exclue, ils reprennent de la force.
Je pense parfois qu’il devient urgent que je fasse connaissance de Marie-l’Autre. Je trouve que Frédéric a trop bien réussi son coup : contraindre à la clandestinité ce qui n’est après tout, jusqu’à preuve du contraire, qu’une amitié ancienne.

*

« Alors, cette séance de massage ?
–  Bon, je vais la décrire. Comme ça je saurais peut-être ce qui s’y est vraiment passé.
D’abord, il m’avait dit qu’il serait là entre 17 h 40 et 18 h, et il s’est ramené à 17 h 15. Pas le temps de ranger l’aspirateur. Je l’ai fait entrer dans le salon. «  Tu veux un jus de citron ?   Pourquoi pas ? … Tu as bien dessiné, à ta séance de nu ? – Pas trop…  » Lui ai montré ce que j’avais fait. Puis ai feuilleté le carton devant lui. Certaines planches étaient réussies, d’autres médiocres. J’ai commenté : « Ça, ce sont des poses courtes… Trois minutes… Le gros plan sur les fesses, je déteste… Là, cette pose, on dirait une limace… c’est informe… J’aime bien les poses debout… Là, elle était assise sur un fauteuil où le bassin s’enfonce, c’est gênant… On perd la forme de la base… Ça se noie dans la moleskine. »
Qu’est-ce qu’il pense vraiment de mes talents  ? De mes façons de me battre avec l’ange du dessin, de la peinture et de l’écriture  ? De mon envie de me mesurer  ? Est-ce que ça l’intéresse  ? Et en quoi ? Jamais il ne le dit. Pourtant, je crois qu’en filigrane et à mots peu couverts, je le lui ai demandé. Ne suis pas sûre d’avoir eu la réponse, sinon «  Encore  ! » ou « C’est trop long, contente-toi de cinq strophes ! » Mais, sur le contenu, jamais rien (sauf quand il s’agit de lui). Il a seulement des mots sur les précieuses balles que j’envoie dans son jardin, par-dessus le mur. Petit jeu de balle, pommes des Hespérides. Jeu de badminton. Oui, bien sûr, ce n’est qu’un jeu, bien que, prétende-t-il, « cela fasse de l’effet ».
De l’effet ? Quel effet ? Il n’a pas dit lequel.
Il est donc venu avec son huile de massage. «  À l’arnica  », me dit-il. « On y va ? – Attends, je fume encore une cigarette !…   Non  ! Arrête de fumer !  » Il me monte sur le genou droit, ça m’écrase. «  Arrête ! Tu m’écrases  ! » Oui. C’est cela. Il est écrasant. Et attentif, aussi. Quel drôle de mélange ! Et donneur de conseils. Évidemment, puisque j’en demande  ! Et je tique en même temps de son ton pontifiant… Comme si je lui avais tendu un piège.
Je dois être une sacrée tendeuse de pièges. Je prêche le vrai et livre mes angoisses sans fard pour que lui se trahisse. Exhibe ses petites vanités, ses suffisances haïssables. J’ai toujours besoin de haïr  ?
J’ai quand même réussi à fumer ma seconde cigarette. «  Sors-toi de là  ! J’ai besoin d’être redressée pour fumer  !  » J’ajoute  : «  La cigarette du condamné… »
«  Alors, on y va  ?  »
Nous allons dans la chambre. Je tire le rideau bizarre, drap bleu accroché à deux clous par deux pinces à dessin qui lâchent invariablement.
«  Alors, je me mets comment  ?  » Je découvre mon dos. « Et le bas ?   Je ne vais quand même pas te montrer ma cellulite  !  ». Je finis quand même par la lui montrer. Il commence à me frictionner le dos et les épaules avec l’huile, et c’est agréable. Il remonte le long de la colonne vertébrale en enfonçant deux doigts, c’est encore mieux. «  Mmmmm ! » Je m’aplatis. «  Et l’épaule ? Où est-ce que tu as mal ?   Par là. » Mais je n’arrive pas à me détendre vraiment, ni à m’enfoncer dans l’instant. Bientôt me harcèle l’idée qu’il faut que je lui rendre la pareille, que je le masse à mon tour. Pas question d’accepter un cadeau ! Juste un prêté pour un rendu. Et je sais aussitôt que cette séance de massage est loupée. Infiniment loupée.
«  Et si moi aussi, maintenant, je te massais le dos  ?  » Il susurre un « oui, pourquoi pas ? »

Il ajoute qu’il aime bien mon dos, que mes fesses n’ont pas changé…

«  C’est vraiment sympa, de me dire ça  !

– Mais c’est la vérité. Je n’étais pas du tout obligé de le dire. »

Ça, ça n’a pas de prix…

En même temps, sa main s’égare un peu trop.

« Mais qu’est-ce que tu fais ?

  Je n’ai pas vu tes seins !

  Et alors ? ça peut attendre, non ?  »

À quel moment je lui ai dit en riant, et sans même y penser : «  Ah oui, c’est comme l’autre fois ! lorsque tu m’as dit « décide-toi vite, peut-être que, dans cinq minutes, ce sera trop tard ! je n’aurai plus envie de toi ! » Très galant, comme propos !!

  Oh !! Je n’ai sûrement pas dit ça  ! Tu as mal interprété ! J’ai simplement dit que nous n’avions plus beaucoup de temps devant nous  !! »

J’ai continué à rire. «  D’accord ! J’ai mal interprété ! »

À présent, nous changeons de rôle.

Son dos à lui est blanc et gras, sa nuque engoncée de bourrelets, malgré les trente kilos qu’il a perdus. Immédiatement je sais que je n’ai pas envie de lui. Je le masse avec énergie, je le masse avec altruisme, je le masse avec conscience.

«  Qu’est-ce que tu as là, à l’épaule ?

– Mais c’est très vieux…tu sais bien, mon accident de voiture.

– Bien sûr ! ça me revient ».

Ça me revient, mais je me suis trahie. Sa cicatrice n’a pas laissé de trace en moi. Son corps, je ne le reconnais pas. A-t-il tellement grossi ?

Et lui, se reconnaît-il ?

Je me souviens du mince page brun qu’il était à ses vingt-cinq ans. Comment peut-on changer de la sorte ? Comment est-ce humainement vivable ? Quand on est jeune, on forme de soi une image intérieure qui vous reste et qui vous anime. Comment supporter que votre corps vous trahisse à ce point ? Vous masque, vous défigure ? Vous travestisse et vous caricature ?

C’est peut-être là, le nœud de nos relations. Je suis peut-être aujourd’hui la seule personne intime qui l’ait connu avant la catastrophe   la mue, la métamorphose. Et je comprends autrement ce qui a pu le frapper dans les propos de Pierre Emmanuel dans le film auquel nous avons assisté l’autre soir : « écarter le voile de pierre pour retrouver le souffle de l’esprit. »

Écarter le voile de graisse…

C’est alors qu’étourdiment je lui lance : «  Ce soir, tu vas sentir l’huile d’arnica ! 

  J’y ai pensé… Si tu m’offres ta salle de bains, je prendrai une douche avant de partir… »

Sidérée, je réponds : «  Oui, bien sûr  ! » Et j’ajoute : «  Mais cela va couper l’effet du massage… l’huile n’aura pas eu beaucoup le temps d’agir  !  ».

Comme je te le disais, c’est bien la première fois que quelqu’un éprouve le besoin de se laver de moi avant de me quitter.

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