Mon frère hier
M’y voilà donc, dans ce petit enclos.
Tranquille. Il est quinze heures. Avec mon sécateur,
Des graines en sachet, mon cahier d’écolière.
Ce petit paradis perdu plein de vélos
S’agite feuille à feuille. C’est la cour de l’immeuble.
Des bruits d’avion râpent son ciel pleureur.
L’orage n’est pas loin. Un vent tournoie.
Des géraniums flamboient.
Un escargot à présent se déploie
Car je l’ai dérangé dans son sommeil humide,
Il se hisse en glissant le long d’une paroi
Présence minuscule au silence de soie.
Au loin, rumeurs d’enfants. C’est la cour de l’école.
Si les bruits sont précis, mes pensées sont diffuses.
Mon frère hier est mort, et j’en reste confuse.
J’espère que ça ira mieux après cérémonies et rituels, qui, comme chacun sait, sont « humanisants ». Je suis censée lire la « prière universelle » au cimetière de St-Germain-en-Laye. Et crois savoir que des copains de Bernard vont parler de lui d’une façon personnelle.
Reste les mœurs étranges de la tribu barbare : ni Jacqueline ni les enfants de Bernard n’ont contacté « en direct » mes enfants et notre nièce Charlotte… c’est passé uniquement par moi, et sans qu’on me le demande (sauf pour Charlotte). Je trouve ça bizarre. Ou bien c’est moi qui suis bizarre ??
Changement de tableau familial impressionnant à l’enterrement de mon frère.
Boris visiblement ravi de revoir ses cousins germains (plus revus depuis l’âge de 10 ans), lesquels ont d’évidents airs de famille avec lui (immenses, mastocs, beaux, nordiques). À l’église, Laurent l’accueille par ces mots : « C’est fou ce que tu ressembles à Philippe ! » (son frère aîné).
Boris, qui n’a pas la bouille Proy, prend un sourire épanoui à cette petite phrase de reconnaissance familiale. Il est du côté Mathis, mais comme il ne voyait pas les Mathis… Difficile de ne ressembler à personne.
Je remarque étonnée qu’il a pris son après-midi pour pouvoir aller au cimetière (Céline aussi). Rémy, lui, a déjà enfourché sa moto pour repartir bosser – mais, en tirant les quelques photos que, un peu honteuse de ce voyeurisme, j’ai prises à la sortie de l’église, je suis saisie par l’expression de son visage au moment où le cercueil est chargé dans le corbillard : une profonde et infinie tristesse, une moue de pauvre petit enfant en détresse, abandonné, au bord des larmes, comme si un père (une fois de plus) l’abandonnait à son aînesse.
Ce qui confirme l’importance inconsciente du lien avunculaire, même en l’absence quasi totale de relations concrètes. Lien qui ne se trouve reconnu ni soutenu socialement par personne.
Au cimetière de St-Germain en-Laye, en devisant avec Bo, Laurent s’aperçoit avec stupeur que mes enfants n’ont pas reçu de carton d’invitation pour son mariage…
Le soir, quand je rentre, message de Laurent sur mon répondeur : « Je crois comprendre que… il y a eu un pataquès… je ne sais pas ce que papa a foutu… Bien entendu, vous êtes tous invités, à tout… Simplement, j’ai besoin d’avoir une réponse très vite… »
Il me devient de plus en plus évident que le verrou à la communication familiale, c’était mon frère. Et pas ma belle-sœur, à qui j’attribuais tous les maux (pauvre Bernard avec sa conne de femme). Une petite phrase d’un ami de jeunesse de Bernard m’a en effet donné à réfléchir : « Bernard était si réservé, secret… introverti… cachottier… Pour Jacotte, qui est tellement extravertie, sociable… pas facile ! »
Mon étrange frère Bernard…
Qu’est-ce nous lui avons donc fait, qu’il nous ait réservé ce traitement de faveur ??
Car ce n’était pas un pataquès. Il m’avait dit au téléphone : « Je suis désolé de ne pas avoir invité tes enfants… J’aurais bien aimé voir Rémy… Mais, tu comprends… il faut bien limiter… »
Boris fou de joie ira « à tout » avec sa petite famille. Clara regrette, mais, comme ils n’étaient pas invités, ils font autre chose ce week-end. Rémy enchanté viendra avec Shérane, Olga définitivement froissée ou pas très motivée restera avec les garçons…
Me reste à informer Laurent que Bernard a également omis d’inviter Charlotte, la fille de Jean-Pierre, et sa petite famille…
Oui, c’est sûrement L’Envahie en creux. En écrivant ce texte « Il est parti » – très chargé -, je me suis rendu compte que moi aussi j’étais un peu comme ça, que cette façon furtive de prendre la tangente était quelque chose que nous avions en commun. Fuguer sans le dire, glisser ailleurs en avoir l’air. Je croyais parler de lui, et je parlais de moi.
Mais j’ai aussi le côté opposé : sociable, rieur, curieux des autres etc. Et me sens beaucoup mieux quand j’affronte (autrui, l’événement) que quand je me défile.
Analyse qui me fait à présent mieux comprendre mon curieux rythme binaire (« Pan !… Rien… ») Il y a des moments où je fais face, et d’autres où tout en moi s’enfuit. Où je m’écarte, me faufile dans des chemins retirés (de préférence envahis d’herbes).
Je ne sais si Bernard assumait son étrangeté, s’il avait identifié et apprivoisé son exil intérieur (son « étrangèreté »). Car c’est plutôt à nous (ses frères et sœur) qu’il renvoyait l’image d’être déviants, étrangers ou bizarres, et ce sans l’ombre d’un clin d’œil ou d’une petite connivence. On appelle ça phénomène projectif. Entre nous et lui, il avait installé une frontière, une sorte de ligne Maginot. Et nous, naïfs, considérant que l’aîné, c’était l’héritier, le représentant de la norme, ne percevions pas sa fragilité, sa frousse, son angoisse devant la relation. Sa panique d’être remis en question, son besoin vital d’une cuirasse protectrice. Il avait un cercle d’amis proches : rien que des gens « sûrs », connus depuis 50 ans… habitant tous Neuilly… meublés dans le même style. Tous plus gentils les uns que les autres, et qui l’aimaient vraiment.
Mais, outre sa frousse, il avait peut-être aussi un réel intérêt pour les chemins qui s’écartent en douceur, les dissidences, les endroits que nul ne fréquente…