Le 5 septembre 2008
On est désespérée. On ne sait plus qui on est. On n’a jamais voulu le savoir.
On attrape une pomme de reinette rouge striée de jaune et de vert, on saisit un couteau de cuisine, on vérifie que la lame est en inox, à cause des vitamines. On épluche un quartier, on le croque sans prendre le temps de le goûter car on est déjà ailleurs, pulvérisée de zigzags psychiques. On se cherche un cahier. Trop compliqué, chercher. L’ordinateur est allumé, on ouvre le dossier « texte ». Pincement d’entrailles. Coup d’œil en bas par la fenêtre de la cuisine. Pavés luisants. Ça doit être le même crachin à l’île d’Yeu, heureusement qu’on a décampé. Depuis qu’on s’est levée il s’est mis à pleuvoir, on se sent frissonner aux épaules. Mettre une veste. Oui grand-mère. On aime autant rester avec cette sensation de froid. On voulait arroser la cour. Encore un projet à l’eau. On aurait l’air fin. Ce n’est pas ce crachin qui va donner à boire aux forsythias flapis, mais si je descends, j’aurai l’air de quoi ? D’un contretemps.
On passe son temps à se débrancher du temps. On fait comme si tout recommençait, ou stagnait. On devient végétale.
Peut-être marécageuse.
De toute façon, on fait comme si.
Do ré mi fa sol la si.
La scie.
On pourrait demander à son médecin généraliste une ordonnance pour une psychanalyse. On l’entend d’ici s’esclaffer : « Mais vous croyez au père Noël ! ». Et on s’entend lui répliquer : « C’est incroyable ce que vous pouvez être borné. »
On dirait ça d’un air de plaisanter. Gentille, légère. Amusée.
Mondaine en somme.
Depuis combien de temps il ne m’a pas fait faire d’analyse pour le cholestérol, celui-là ?
On ne sait pas se soigner. On ne se soigne pas. Ce serait comme de s’occuper d’un bébé, d’un nouveau-né. Quelle contrainte.
Pourtant, puisqu’on y pense, on va aller dans la salle de bains s’appliquer de la pommade sur les coudes. Il faudrait le faire soir et matin. Allez hop, on y va.
Pendant ce temps là, sur la table ronde, la pomme attend.
Je t’attends, dit la pomme.
Je t’attends, dit le forsythia.
Le pin, là bas, est-ce qu’il m’attend ?
Est-ce que ma présence lui manque ?
… Et cette chatte, qui n’est pas revenue ?
On retourne dans la cuisine, on regarde l’érable. Qu’est-ce qu’il va me souffler, cette fois-ci, l’érable aux doux murmures ?
Il me souffle que je laisse tout en plan. Ne finis jamais rien.
Le bol de nescafé en témoigne. Je ne me le suis resservi que pour le laisser en plan. Disponible toute la journée. Pas fini, pas consommé, pas bu.
Drôle d’image de l’infini cette surface noire luisante et ronde qui mire le jour de la fenêtre comme une large prunelle. Prunelle faussement assoupie du café, blanc minéral de la porcelaine ronde.
Ronde, extasiée, bovine. Borgne.
Noire. Minérale.
Dans la salle de bains je me tartine de Daivonex. Doigts gras, maintenant, sur le clavier.
Mais enfin, j’ai des doigts. Et je n’écris plus « on ».
Je cherche sur l’écran des synonymes au mot « bovin », que j’ai écrit deux fois. « Œil de bœuf » me vient à l’esprit, comme une vague lumière, un clin d’œil dans le matin gris.
Pas de synonymes à bovin.
J’ai terminé ma pomme.
*
« Vous avez dit ma pomme ? »
Dans la cour, assis sous le crachin, un jeune homme fume. Cheveux ondulés et longues jambes pliées en équerre. La courte silhouette de la blondinette dont j’oublie toujours le prénom (Rosa ?) surgit en se dandinant dans l’embrasure de la porte de droite. Elle rit en exhibant une sorte de K-Way noir écussonné de rouge aux manches, le retourne dans tous les sens, l’agite comme un leurre devant les yeux du jeune homme.
J’ai encore plein de pots de fleurs à remonter, mais je ne le ferai que quand la cour sera vide..
« Vous avez dit remonter, comme une montre ?
Je pourrais prendre l’érable comme psychanalyste.
« Ou bien comme un cheval ? Une monture ? »
Dans la cour, rencontré la jeune sœur de Rosa. Elle revient de Chine, dit que c’était formidable. Je lui demande si elle parle chinois. Elle me dit oui. Je demande : « Vous parlez bien ? » Elle répond : « Oui, assez bien ». Je la regarde, touchée par cette évaluation tranquille. Elle non plus je ne mémorise pas son prénom. Ses traits, ne les photographie pas. Ne sais vraiment pas à quoi elle ressemble.
Elle entre en terminale.
« Et après, vous voulez faire quoi ? »
Elle n’a aucune idée.
II
FEMME SANS TÊTE
Vraiment auto. C’est en me décidant (enfin) à enregistrer pour ma galerie « autoportraits 2 » le self d’Edward Hopper en chapeau mou, puis en faisant quelques pas pour voir dans la cuisine la pluie tomber (finalement, cela suffira peut-être aux forsythias ? Cette fois-ci, grosses gouttes plates), que j’en reviens à cette constatation. Tous ces autoportraits de peintres que je vais cueillir sur le Web, et qui n’en sont pas, c’est juste un reflet dans un miroir que l’on peint. Un dédoublement optique. Où l’on se saisit comme un objet, comme une sorte de quelqu’un d’autre, presque comme une chose, en tout cas comme un corps étranger. Non, ce ne sont pas vraiment des auto. Je n’ai pas vu jusqu’à présent les mêmes autoportraits que ceux que parfois je fais, depuis l’adolescence, telle que mes yeux me voient vraiment. Je veux dire matériellement, concrètement. Mes yeux voient une sorte de pente descendante qui commence par un cadre de brouillard à la hauteur du visage (entité qui vous reste invisible comme une sorte de secret), les épaules, je ne les vois pas, sauf en tournant la tête, et alors je n’en vois qu’une à la fois, puis soudain le visible arrive, le consistant, une sorte de chute de matière, de dégringolade charnue. Une piste de ski commence, relief pentu de seins, de ventre, de jupe qui s’élargit et qui fleurit, et à la fin les pieds.
J’ai vu prendre en photo ses jambes allongées devant soi, je l’ai faite souvent, cette prise de vue, je l’ai repérée dans les photos de Rémy, récemment (moment de solitude ? Exaspération de toujours mitrailler les autres, que personne ne vous rende la pareille ? Envie qu’il reste sur l’album une trace de vous ? Oui, les jambes, les pieds, sont vos traces), ou la vue plongeante sur les pieds quand on marche, mais l’appareil photo n’est pas à hauteur d’œil, il manque à l’image l’essentiel de ce qu’on voit de soi, cette impression de corps ouvert comme un cratère sur une présence là-haut qui lui reste structurellement invisible, une tête, un cerveau sont là, qui commandent, mais d’une sorte d’Olympe ou d’ailleurs – ainsi naissent les dieux, certainement, de cette invisibilité constante dont quelque chose en vous s’étonne secrètement même si votre raison trouve cela bien banal et n’y voit que du feu – sur la photo, vos jambes, vos pieds en raccourci dessinent des appendices sans véritable corps.
L’autoportrait d’Edward Hopper au chapeau moi, je n’en voulais pas dans ma collection, chaque fois que je tombais dessus, je sautais à pieds joints : non, pas toi. Trop gris, trop mou (lapsus ! J’ai écrit deux fois moi, au lieu de mou). Aucun éclair dans l’œil, pas la moindre fulgurance. Le menton empâté. La chemise d’un vilain bleu grisâtre (bleu ardoise ? Bleu fané ?), qui jure avec le couvre-chef marron.
Mais les yeux bien ouverts.
Sourcils levés, il me regarde en face. Pas vraiment amusé, pas vraiment étonné, pas vraiment impérieux, mais prêt à une attaque qui viendrait de moi, ou des autres. Ouvert et sur la défensive, dans un mélange d’attente et d’inquiétude. Quelqu’un se tient devant lui, dont il craint le meilleur et le pire.
14 octobre 2008 à 14 h 09
Le moucheron s’est encore pris les cils dans la Toile.
(ou : Le peintre Bernard-Marie Constans alias BMC par Marino La Splineuse)
Je rôde sur Internet à la recherche d’un tableau de Klee en forme de damier. C’est pour Joachim, il vient d’entrer à l’école Boulle et m’explique devant deux croissants ce qu’on lui fait faire depuis la rentrée. Sur toutes sortes de papiers de diverses textures et à l’aide de diverses techniques de dessin (plume, fusain, mine de plomb, pinceau, brosse à dents gouache, lavis), le prof leur a fait faire toutes sortes de gribouillis, puis découper dans ces feuilles une quarantaines de carrés 4×4 et à la fin les disposer et coller comme un carrelage sur un support quelconque. Je lui dis que cela m’évoque des tableaux de Klee, mais il ne connaît pas.
« ça t’intéresse si je t’envoie une reproduction par courriel ? » Oui, cela l’intéresse.
En tête à tête, voici que tout l’intéresse. En groupe, il fait le sarcastique, le désabusé. Je me découvre un petit-fils timide, gentil, spongieux, et fondant de reconnaissance qu’on s’intéresse à son destin. Trop émotif en somme, trop sensible, prêt à se liquéfier devant la moindre bonté le giclée du lait de la tendresse humaine.
D’où, peut-être, sa cuirasse habituelle de défenses cinglantes.
Ce matin, Joachim, je pense à toi. Me voici à taper sur mon petit clavier noir « paul klee peintre/mes images », pour te faire partager mes bonheurs.
Je trouve sans peine ce que je cherche. J’enregistre comme une voleuse de trésors l’image du tableau de Klee qui palpite de toutes ses facettes, – as-tu remarqué comme cet assemblage de petits carrés vibre silencieusement ? – et je te l’expédie, tout en priant le ciel que tu ouvres ton courriel – ce qui n’est pas assuré – et qu’il m’accuse réception – ce qui est encore moins garanti.
Tel ne sera pas cependant le propos de cette chronique, mais autre chose, que je découvre en dérivant en crabe sur les images hétéroclites que propose à mes yeux fouineurs le moteur de recherche bien connu.
L’image qui m’attire – me fait signe – est une tête, une peinture. Un Klee que je ne connais pas ? Non. « Ma tête vue de la lune » fait partie d’un blog où le seul digne distinctif que je repère est le sigle « BMC ». Qui est BMC ?
Tout ce que j’en saisis pour l’instant, c’est, sur fond noir opaque, l’ovale aux transparences lacustres d’un visage peint à larges coups de pinceau. Bouche écarlate rieuse en forme de croissant de lune (tiens ?), regard luisant de présence. Peut-être des yeux de poupée collés sur le papier ou le carton ? Si je cache le grand sourire rouge un peu clownesque, on dirait un portrait du Fayoum. Regard austère, enfantin, extatique. Mais, si je ne cache plus le sourire rouge, il me dévisage plutôt gaîment, ce visage vu de la Lune.
Pour l’heure, vu de moi. Suis-je la Lune ? Cette idée ne me déplaît pas. Et ceux qui visitent les expos (ah, cette queue à Picasso !) ressemblent souvent à des troupeaux lunaires abasourdis de voir le monde des vrais habitants de la Terre.
Donc, un visage tourné vers le ciel, des transparences et des stries font penser à des vaisseaux sanguins, des yeux qui ne vous lâchent pas, et deux bizarres mains desséchées à six doigts qui font peut-être allusion à un certain autoportrait de Chagall. Sa façon de me lorgner de l’autre côté du miroir réfléchit ma façon hic et nunc de scruter les images sur la Toile.
Alors, comme ça, tu me regardes ? Zyeutes
Moi aussi, je te regarde. yeute
Sensation que la peinture de ce BMC « me regarde », comme ont dit « mêle-toi un peu de ce qui te regarde ».
Bien pour ça qu’il m’a happée sur l’écran.
(Tableaux, affiches, je les collectionne, m’en tricote des galeries, mes vêtements pour l’hiver. Je les classe dans un dossier que j’intitule « La leçon de peinture ». Je thésaurise, je suis obsessionnelle, je rêve tout éveillée. Je parle avec les morts, parfois même avec les vivants.
Justement, celui-ci est vivant.
Je veux en savoir plus. Me voici parcourant le blog, la galerie du peintre, son dialogue avec ses peintres de chevet, il raconte aussi son histoire.
Des albums de peinture BMC : période des femmes tordues, la guerre, mes naissances, Hommaginaires, cruci-fictions, l’enfer du décor, Déjeuner sous l’herbe, la Mort, la Guerre, Vanités, d’accord, rien de bien gai, si ce n’est l’infernale truculence, variété de techniques, collages, peinture, tout sur papier, rien de bien gai dans les thèmes mais la faconde et le style en rajoutent dans l’allégresse de peindre l’horrible, le morbide – il y a même un tableau intitulé « mort-bide », une femme squelette de profil avec un centre rond de femme enceinte et sa faux devant elles.
Comme l’a si bien dit André Malraux: » L’art moderne est né dès lors que l’on a admis la notion de laideur en peinture » (je cite de mémoire). Cette notion devenait de plus en plus nécessaire pour décrire notre environnement.
N’apprends qu’avec réserve. Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre ce que, naïf, soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête – innocent ! – sans songer aux conséquences. Henri Michaux – Poteaux d’angle
Comme je l’ai dit dans un autre article : le monde est en feu, il faudrait se faire salamandre pour y vivre sereinement.
Peindre la mort, c’est aussi se remettre perpétuellement en question, que ce soit la mort des êtres ou des choses. C’est aussi obliger ceux qui regardent l’œuvre à se poser eux-mêmes les questions fondamentales. Je sais bien que tout cela a l’air bien prétentieux, mais comment dire autrement.
Des articles de blog : Visite à Beaubourg I II III, IV, mes peintures favorites, les chats de Steinlen, Jeff Koons, kitsch à Versailles…
Il est probable que Schuff ait fait plusieurs copies des fameux “tournesols”… A ce propos, Van Gogh dans son courrier parle de deux tournesols… il est possible qu’il en ait fait quatre… Il en existe quatorze !!! Je n’ose penser qu’il y ait entre dix et douze faux !?…
27 octobre 2008
Pas cours de yoga ce lundi, vacances de la Toussaint.
Envie de peindre. Je consulte dans ma chambre le classeur « petits bonshommes » puis vais feuilleter près de l’ordinateur les grandes feuilles de Canson que j’ai barbouillées chez Olivier W et ne me résous pas à jeter, un peu étonnée de ces grands giclées inachevées et illisibles – pas figuratives, sans figure humaine, sans visage. Simples rages psychiques. Dynamiques, pleines d’énergie, comme on dit aujourd’hui, mais me laissant dans un malaise. C’est quoi ces trucs ? Ce « monde flottant ? » sans queue ni tête ?
Quelle synthèse possible avec les dessins de nus que je fais à Daviel ?
Deux univers différents qui sortent de ma main. Quel lien ?
Les grands traits fougueux ? Les stries, les rayures, les tracés.
Peu de surfaces dans ce que j’ai peint chez Olivier. Des coups de pinceau, des lignes.
J’en sors un certain nombre qui me semblent toujours en attente.d’une fin, peut-être des fonds possibles pour des silhouettes précises ?
Et voilà, c’est parti. Quatre pattes dans le salon. Je contemple ces marécages acryliques solidifiés comme des murs à lézarde. Je cherche la lézarde (la ligne), essaie de lire l’illisible, surimpressionne, trace au gros pinceau des contours, fais apparaître un profil dans un série de carreaux abstraits, mélange des nus avec des nuages errants. Certaines peintures originelles complètement bousillées, d’autres qui « viennent ».
Toujours la même difficulté à « voir » ce que je fais.
(Va te faire voir.)
Dans le carton, je tombe sur un découpage que j’ai fait de trois profils de femmes. Beau, pas beau ? Quelque chose dans ce découpage me titille, mais quoi ? Le présenter sur plusieurs fonds. Sur quel fond le coller qu’il prenne sens ? À la faveur d’un fond sombre, je crois voir que la silhouette du milieu est de trop. La coupe. Ne garde que les deux profils des extrémités (femmes extrêmes ?). Ces deux formes qui restent se font face. Mère et fille.
L’une sèche, mâchoire carrée, autoritaire. L’autre dont la prunelle tourbillonne, papillonne. Antagonisme que cachait la troisième, dame du juste milieu qui transformait le groupe en ressucée des Trois Grâces.
L’œil hypnotisé de la fille (devant le serpent Kaa) tourbillonne comme le fond d’un évier qui se vide.
Au fait, l’évier de la cuisine s’est bouché ce matin. Quelle poisse, quelle pisse.
J’y fourre de l’eau de Javel.
Cuisine sale, répugnante.
Je lave mon bol dans la salle de bains.
Je n’arrête pas de pisser (le thé vert).
Désordre indescriptible et jubilatoire dans le salon, gargantuesque.
Vers minuit, je me réfugie dans mon lit comme sur un radeau dans une mer démontrée… pardon, démontée.
28 octobre 2008
Rêvé cette nuit que je suis dans un bureau politique. Pièce vitrée. Ségolène Royal y sert de secrétaire fripée à Martine Aubry. Elle s’est ratatinée, momifiée, ridée. Peau blanche parcheminée, mâchoire creusée, attitude humble et servile. Je suis surprise de la voir « en vrai » si pitoyable après les photos triomphantes qu’on a vues d’elles sur papier glacé.
Martine Aubry, épanouie, roucoulante ; toute juteuse et turgescente.
Mon sentiment actuel à propos de Bérénice et moi ?
Soleil allègre ce matin dans la rue. Bruits de chantier : nouvelle station Vélib à deux pas de la première. Plus personne ne pourra se garer dans la rue, mais ils sont obligés de s’arrêter aux bateaux.
Sur le trottoir d’en face, une femme à cheveux blancs fourrage dans la poubelle du jardin public et en sort une somptueuse brassée de feuillages luisants : aucuba, laurier. La poubelle verte déborde de verdures, transformée en vase éphémère. Une autre femme surgit sur les talons de la première, s’exclame, extirpe à son tour une profusion de branchages, la serre contre sa poitrine et s’enfuit en riant comme un garnement. comme si c’était un trésor, ou un enfant.
Bonheur des gens de ce qui est gratuit.
Dans la cour, je glisse dans la poubelle le volume n°6 de l’Encyclopédie Universalis, (dissimulé dans un sachet rose Monoprix très voyant) puis fais mon petit tour des pots de fleurs. Imaginant que le dénommé Fred me demande ce que je fais et que je lui réponds : je prends conseil auprès des plantes, je leur demande conseil.
Évier toujours bouché. Je démonte le siphon : impeccable. Le bouchon doit être plus loin.
À tout hasard, je verse une demi-bouteille de Domestos (dont le prix a pharamineusement augmenté depuis juin, entre parenthèses.)
Difficile faire la cuisine, avec cet évier bouché.
Je me mets à écrire.
Petit papier par terre (sans compter les grandes feuilles de Canson). Une page de carnet déchiré. Je lis :
Ce sont des notes prises au groupe sens, avec Baptiste.
De parler du désordre du salon le remet en ordre en ce sens que je ne souffre plus du capharnaüm. Je me dis que l’ordre, ce n’est pas ranger les choses dans des placards, c’est ranger les choses dans les phrases. Ce n’est pas ranger des choses, c’est les transformer en mots.
À la fin de l’après-midi, le Domestos a fait effet. Évier nickel. Tous les débris dissous.
30 octobre 2008
« J’y ai mis du temps »
Je ne sais s’ils sont bons ces collages de tête sur de plus vieux collages, comme un bouchons de carafe sur un flacon ouvert dont le contenu s’évente, ou bien nouvelle strate géologique, nouvelle alluvion sur le socle primaire.
3 décembre 2008
TOI QUI ME PEINS SANS ME VOIR
L’énigme Bonnard.
Le peintre supposé du bonheur conjugal a de nombreuses maîtresses : Lucienne Dupuy, Renée Monchaty, d’autres. Et il traîne une Marthe maladive, frêle, hypocondriaque, menteuse, tuberculeuse, asthmatique, agoraphobique, en proie à la compulsion du lavage et contractant à la fin de sa vie une vilaine maladie de peau, passant son temps dans sa baignoire
Un Bonnard qui ne peint jamais de façon distincte les traits de son visage. Qui la représente à la soixantaine avec un corps d’adolescente.
Mais que peint-il vraiment ?
Une dissolution ?
Un désir de noyer l’autre ? Ou sa propre noyade ?
Un cadavre blêmi dans un sarcophage d’eau ?
Une peinture hallucinatoire.
À menteuse, menteur et demi. Beaucoup de petites vérités quotidiennes peintes, tables, nappes, radiateurs, créent ou soutiennent une hallucination, une transe de solitaire. Fantasmes visuels, mirage brouillé du myope. Saint Antoine au désert voit la femme de soixante-dix ans comme une Lolita d’autrefois. Proustien ? Plonger son pinceau dans la nappe d’eau du temps qui reste hors du temps. Ou dénégation du temps. Dénégation de l’autre. Façon de dire à la femme qu’on ne la voit plus. Peindre la femme absente, le visage invisible. Fondue aux murs, aux rideaux, simple motif de papier peint, à la silhouette tronquée. On pense à ces dessins de magazines d’enfants où le lecteur doit trouver la figure savamment cachée dans le feuillage d’un arbre ou dans le paysage. Cherchez la femme.
Picasso l’accuse d’indécision, Matisse déclare frappé à une de ses expositions : « C’est le plus grand d’entre nous ».
Quand Bonnard décide d’épouser Marthe, Renée Monchaty se suicide. Noyée dans une baignoire, disent certains. D’un coup de revolver, disent d’autres.
Bonnard trouvant Renée noyée dans sa baignoire : non, cela colle trop bien à la suite du livre d’images pour être vraisemblable.
Il avait été voir ses parents pour la demander en mariage.
Mais son indécision. La jalousie de Marthe. Marthe comme un chat griffu.
Finalement, c’est Marthe qui décide.
Et finalement, la seule décision qu’aura pris Bonnard, c’est la peinture. Être peintre et non juriste, il a réussi à l’imposer à ses parents.
Il y a dans les tableaux de Bonnard la persistance des animaux, le chien le plus souvent, le chat aussi. L’animal, c’est le petit enfant qu’on est toujours au plus profond de soi. Passif, dépendant, spectateur.
Que voit le chien par la fenêtre ? Des significations, des scènes, ou juste des couleurs ?
Le chien, c’est l’étrangeté. Le chat, c’est le regard étrange.
Femmes à frange chez Bonnard : femmes coiffées à la chien, comme disait ma grand-mère. Des chiens sur le front cachant le front, les sourcils, les yeux. Chiens mangeant, perruquant le cerveau
*
Pâlir de la fenêtre bleue de vitraux
C’est le titre que donne dans sa traduction un site chinois d’un vitrail de Matisse à Vence.
Merveilles de la traduction automatique sur le WeB.
Le mot à mot a du génie. Tordre le cou à la syntaxe est rafraîchissant car ce qu’il en sort montre à quel point l’esprit d’une langue tient à peu de choses : un article, un suffixe, l’ordre des mots. Quant elle touche à cela, l’innocence de la machine a des trouvailles surréaliste. Rien que l’intitulé du site sur lequel je viens de tomber : « La Chine pétrole en gros peignant le cadre moulant » me fait saliver. Plus loin, cela devient : Le pétrole en gros ne peignant pas de minimum.
Titre d’un tableau de Gérôme : « Le tableau respire la vie dans la sculpture ».
De Franz Marc : « Peignant avec le bétail ». De Monet « Compte Palais ». Winslow Homer : « Subtiliser l’arbre » (Palm Tree). Reinhold Begas (qui est-ce ?) : La Casserole réconfortant Psyché. On me propose de Bruegel l’Ancien La parabole de la Persienne menant la Persienne. Ou de Constable : Un bateau passant une serrure. Van Gogh : Garer à Asnières au printemps. Plus loin, d’un peintre russe : Garer Monceau la nuit.
Mais je préfère me promener dans l’allée du parc de Saint-Nuage, du douanier Rousseau, car je l’attendais, celle-là.
L’assiduité de Tarascon (Van Gogh, La diligence de Tarascon).
L’actrice dans la pièce fatigante (Degas, The actress in the tiring room).
L’adoration du Jésus petit (Fra Filippo Lippi).
L’adoration des façons (Gentile da Fabriano, 1423, Florence, les Offices) reste pour moi une énigme.
L’apparence de Christ aux gens (Alexander Ivanov, The appearance of Christ to the People, 1837-57, Tretyakov).
La prise de Christ, Albrecht Altdorfer (The Arrest of Christ).
La supposition de Marie Magdalen dans le ciel (The Assumption of MM into Heaven). La Supposition du Vierge…
Et les banques ! Banques partout. Les banques de l’Oise approchent de Pontoise. Les Banques de la Seine : remonter souffler (Sisley) (The banks of the seine : wind blowing)
L’écorce pendant l’inondation (Sisley : the Bark during the Flood). L’Écorce de Dante, d’Eugène Delacroix, la Régate d’Écorces à Argenteuil.
La barricade, se repentir de la Mortellerie, 1850, Meissonier (la barricade rue de la Mortellerie).
Le plus du genre artiste dans son studio traduit héroïquement une coquille (The Artiest in his Studio, de Rembrandt), de même Le steak haché de canotage (Mary Cassatt) traduit The boating patty (et non party).
Le Titus de fils de l’artiste est inventif, subtilement décalé, comme l’Argenteuil de jardin d’artiste.
Le perroquet et la vie calme est certes plus joli que Perroquet et nature morte, de Robert Delaunay, et cela tient à peu de choses. Caresser Lyon à la forge n’est pas mal. Néanmoins le robot reste sage, il traduit way par chemin, et non par manière. Dommage, un autre site de reproductions de tableaux me proposait d’acheter une copie du Camion de cheval au bord de la manière, de Corot, et j’aimais furieusement que l’on puisse s’arrêter au bord de la manière.
L’Hommage payant à l’enseignant sur une Vacance est une œuvre d’Henri Jules Géo datée de 1893. Je vais voir de quoi il s’agit. Tableau charmant, il se niche au musée de Saintes, mais il me faut divaguer sur un site chinois pour l’apprendre. Incroyable le nombre de peintres inconnus qui ont peint des merveilles. J’enregistre l’image sur mon PC. Les cinq enfants représentés sont charmants, la bouille fervente et ahurie de la petite fille au centre cramponnée à son gros bouquet de fleurs est un bijou de délicatesse. J’imagine un peintre modeste, sérieux, connaissant très bien son métier, un tableau commandé par le maire pour célébrer l’école de la République et inciter ses administrés à retirer leurs enfants de chez les sœurs ou les frères des Écoles chrétiennes. Toute une époque. Mais la bouille ébahie et pensive, concentrée et perplexe de la petite fille blonde traverse le temps. Pas une ride (la seule fille entre quatre garçons). Elle comprend déjà que ce ne sera pas simple, de traverser le siècle.
Tiens, un peintre anglais du 17e siècle s’appelle Marmaduke Cradock. Cette fois-ci, ce n’est pas un erreur de traduction.
Échouer à Sainte-Adresse (Monet) ou pire Échouer à Scheveningen (Van Gogh). Pire en effet : La plage approche de Scheveningen avec des poissons vendeurs, et il va falloir Échouer une rose dans le temps lourd à Scheveningen. Scheveningen, nom dont on devrait faire un refrain, comme « Gottingen ». Est-ce là qu’ont été pêchés Les harengs saurs sur un morceau de jaune en papier (Monet) ? J’affronte à présent Les barbelures du boulevard Rochechouart dans l’hiver (Barbès est devenue barbes, puis barbelures), enjambe gaillardement Une barre aux sottises-bergères (je n’invente pas), serre la pince à une certaine Héloïse de boulevard, Argenteuil (Sisley, boulevard Héloïse à Argenteuil), et me surprends à Jouer aux boules avec les tournesols, les roses et les autres fleurs (Van Gogh), ce qui me permet à la fin de rencontrer Le garçon avec un sommet tournant (Chardin).
Un noir habitant pendu a recueilli ses côtes (William Blake : a black living hung collected its ribs)
Je passe sous silence Exécuter d’affection (Picabia), Le buste d’un vieil homme dans une casquette de fourrure (Rembrandt), Le buste de prêteur de Marcelle (Toulouse-Lautrec, Marcelle Lender).
Mur peignant pour peinture murale, Errant des pensées pour Pensées vagabondes (ou errantes) de David Millet, Diminuer la lune pour Lune décroissante, cela laboure la langue et le regard. Ce sont les mêmes mots, les mêmes images, combinés autrement, retournés comme on retourne la terre pour l’aérer.
Bonheurs d’ignorer de laminer la polysémie, le synonyme, l’homonyme, le sens figuré. De confondre verbes et substantifs dans une joyeuse insolence. Robot OuLiPien, je t’aime. À moins que tu ne sois une armée de jeunes Chinoises mal payées qui s’usent les yeux aux dictionnaires à la lueur d’un néon ? Je t’aime encore plus dans ce cas. Avec toi, les noms propres en prennent pour leur grade, The dock at Buchwu : c’est Le Quai à Bougival de Morisot. Blériot devient Belei, l’île de Wight se phonétise en « Huaiter Island ».
Les notices sur les vies des peintres, simples, sont érudites, mais rédigées en anglais. Rien à faire pour obtenir une version française.
Quant aux reproductions, ce sont des copies faites main sur toile, pas de grossières impressions sur papier. Des photos en témoignent. J’y vois de très jeunes filles surprises de dos le pinceau à la main devant un chevalet. Cependant, si je veux une copie de mes enfants républicains du musée de Saintes, comment vont-elles faire, ces charmantes ? Aller à Saintes à mes frais ? Y séjourner un mois ? Je le leur souhaite, mais c’est peu vraisemblable. Et alors, leur copie faite main, ce serait la copie d’une photo ?
Quel abîme !
« Tous les tableaux du stock sont prêts pour la livraison immédiate. Vous obtiendrez quoi que vous achetez de notre stock dans Chine dans 4 journées de travail… Ni qualité supérieure ni qualité supérieure, les tableaux sont en magasin. La plupart d’entre eux sont de qualité commerciale ».
Et si la photo est mauvaise ? Les couleurs inexactes ? Ou le peintre mauvais ?
Pas de souci, comme on dit aujourd’hui : les gens de Xiamen corrigeront, ils amélioreront.
Car ce sont des gens qui savent huiler le canevas.
*
On est injuste avec Maximilien Luce.
Quand je regarde la date de ses ponts de Londres (1892, sur les deux incroyables tableaux que j’ai débusqués, de sa main), celles des pastels de Monet sur le même sujet, (1901) puis de ses tableaux terminés (1904, de sa main) et ensuite la date des toiles fauves de Derain sur Londres et la Tamise, j’ai un trouble. Qui a commencé à mettre le feu aux ciels londoniens ?
Maximilien Luce avait-il la rage à Londres, pour ces tableaux furieux ? Ciel enflammé, orange et bleu, tours hérissées, hirsutes et bleues, énormes touches pâteuses, plus fauves que fauves.
*
Peintres des grandes solitudes.
Des gravures de Rouault s’intitulent « Rue des solitaires. »
Caillebotte, Seurat : on dit que dans la Grande Jatte les gens sont raides et ne communiquent pas entre eux. De même la baignade à Asnières. Chacun n’a qu’un interlocuteur : l’eau. On ne se parle pas, on ne bouge pas, on se tourne le dos, on cache son regard.
Renoir : beaucoup de tableaux de lui que je n’aime pas, proches de la vulgarité, du chromo : c’est un peu le Titien pour concierges. Mais entre la vulgarité de la joliesse et la grâce absolue il fait souvent le passage miraculeux, notamment dans ses portraits.
les cieux obscurcis (Monet)
l’orange s’est augmentée
dans le septentrional sauvage