1985 ADIEU STRASBOURG

LE 8 MAI 1985

Adieu Strasbourg, adieu ville perdue ! Je n’irai plus là-bas.
Frédéric à deux heures téléphone que ça y est, il est nommé à Versailles.
Il commence le 20 mai. « Tu seras logé ?   C’est plus ou moins prévu… on m’installe une infirmerie dans un collège de filles. »
Je ne lui propose pas de venir s’installer à la maison : il dirait non.
Toujours le même embarras entre nous. Il n’est pas très bavard.
En revanche, c’est la seule personne qui réussit à me faire parler de moi, à force de se taire.
« Oui, ça va assez bien. Oui… oui, j’ai vu Bertrand, il me touche, il m’a beaucoup apporté cet hiver. Bien sûr, il n’écoute jamais ce qu’on dit, mais ses flots de parole, c’est toujours pour dire comment il se débrouille avec la vie. J’aime ça. Il a pris une dimension, une envergure… Ce n’est plus le petit jeune homme d’autrefois. Oui, la mort de son père. A la fois il dit que c’est le plus grand choc de sa vie et que c’est comme si son père était toujours présent… ses contradictions… mais il a raison de se défendre, après tout il faut se défendre… son volontarisme… je n’ai pas envie de lui rentrer dans le chou, moi aussi après tout il me faudrait de la discipline. Tu sais, j’ai acheté un Amstrad. »
Bien sûr nous ne parlons pas de Mariella.
Tous les hommes que j’ai aimés m’ont préféré une autre femme.
Je ne comprends pas bien pourquoi.

Ensuite Barbara téléphone.
« Tu vas bien ? Je me demandais… comme on ne t’a pas vue à Pâques.
  Oui, je ne suis pas beaucoup venue à l’église le dimanche… Oui je vais assez bien… période de grandes réflexions… je suis très lente, il me faut beaucoup de temps pour réfléchir, pour me retrouver… beaucoup de continuité »… non je n’ai pas tenu le pinceau depuis longtemps, je me suis plutôt remise à écrire… ce n’est pas pareil… moins un jeu d’enfant, davantage un travail… c’est moins amusant. »
Elle me dit que Wolfram expose, m’invite le 3 juin, à la maison de l’Europe.
« Tu sais la nouvelle ? Frédéric vient à Versailles. »
Elle me dit oui, c’est bien. Et puis, il a son amie à Paris.
Je dis « Oui, bien sûr. »
*
Gilles vient ce matin « pour parler de Boris ».
« C’est bien, cette pièce, bien dégagée, avec presque rien. »
Moi : « Tu as vu ma nouvelle coiffure ?
  Je ne comprends pas bien, tu avais déjà changé de coiffure, c’était très bien. Enfin, tu as changé deux fois de tête.
  Oui, mais là c’est beaucoup mieux. Avant, c’était une coupe transitionnelle, au moment de la maladie de mon père. Là ça s’est passé au Pyla, c’est la coupure avec ma mère.
– On est bien dans ce canapé », dit-il.
– Tu as vu, j’ai mis un drap… c’est le velours, qui est taché.
– Il y a une housse, on peut la défaire »
Il trouve que Boris s’affirme et va bien, moi je trouve que depuis Pâques il s’affaisse, il plonge, il n’est pas concerné.
-« Depuis que j’ai racheté une télévision », dis-je.
Je lui montre le programme de français pour l’oral du bac. Il a l’air atterré.
« Je n’étais pas au courant de ce programme. »
Nous parlons vacances. Boris pourrait revenir de Corse le 29 juillet, il irait à l’île d’Yeu avec moi du 21 juillet au 31 août.
En partant, Gilles oublie ses lunettes. Il téléphone. « Je n’ai pas oublié mes lunettes ? »
« Tout ce que tu as oublié, dis-je, ce n’est pas croyable. »
*
Je téléphone à Bertrand. « Ta porte a été réparée ? Il est venu, ton serrurier ? Tu nous attends toujours ce soir ? »
Flots de paroles sur le serrurier qui ne vient que vendredi.
« Écoute, c’est terrible, c’est la quatrième fois qu’on essaie de me cambrioler, ce matin j’ai eu un coup de téléphone de cambrioleur, tu sais ce genre de coup de fil qui raccroche lorsqu’on répond.
 Tu sais que Frédéric est nommé à Versailles ? Il arrive à la fin du mois. Tu pourrais peut-être le voir pour savoir comment faire pour quitter Saint-Dizier… Au moins il doit être informé des postes vacants dans l’académie !
– Oui, j’aimerais bien être nommé dans l’académie de Versailles, je peux lui demander de m’appuyer…
– En tout cas moi je suis bien contente, mon petit dernier Boris est au lycée à Saint-Germain-en-Laye et ça ne marche pas haut la main, au moins avec Frédéric au rectorat je suis plus rassurée.
–  Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? Petit dernier ? Mais je croyais que tes enfants étaient tous grands, d’immenses malabars… Écoute, franchement, je ne connaissais que Rémy et Clara, je ne savais pas que tu avais un petit dernier. Première nouvelle. »

Il faut encore que je téléphone à Monique.
« Allô Monique ? Tu viens à Paris avec nous dîner chez Bertrand ?
–  J’ai la migraine. J’ai dormi toute l’après-midi. Je serai odieuse. »
Moment de panique à l’idée de ce dîner sans la tierce personne.
Appeler Cléa ?
On ne sait jamais.
« Tu ne veux pas venir dîner à Paris au restaurant ? On a rendez-vous avec Bertrand.
–  Je ne peux pas, je reçois J, de l’agence immobilière. À samedi, tu n’as pas oublié ?
–  Bien sûr que non. »
Boris met son imper mastic, ses belles bottes grises, Clara sa veste mastic et un petit chignon en boule tout prêt à s’affaisser. En route.
Dans le métro tous les trois silencieux. Clara plongée dans Hume. Boris assis sur la banquette comme sur un siège de cabinets, buste tendu en avant, visage très près du mien.
À de certains moments il se recule, s’adosse, détourne légèrement la tête vers la droite, et j’aperçois, derrière la barbe naissante, le visage anguleux, réfléchi, d’un homme que je ne connais pas. Son visage est en train de quitter les rondeurs harmonieuses de l’éphèbe, l’ossature saille, perce des angles, gagne l’ovale. Les joues ne sont plus roses.

Bertrand, cheveux coupés, lunettes de grand myope sous lesquelles se peint un regard étréci, grimaçant, a les yeux plutôt enfoncés dans l’orbite et fort brillants quand il retire ses verres.
Il a en quelque sorte deux visages qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre.
Le dernière fois que je l’ai vu, après le marathon, c’était un homme du XXe siècle. Aujourd’hui, c’est un jeune homme du XIXe siècle.
« À qui ai-je l’honneur ? » dit-il en se heurtant à la haute silhouette de Boris.
– C’est le petit Boris. »
Restaurant italien. Le garçon lorgne Clara, il a l’air de la connaître. Moi affable, adipeuse, dans le personnage de la mère.
Bertrand volubile copine avec le garçon.
« Je vous présente des amis très chers. »
– Qu’est-ce que tu as dit ? Une amie de ta mère ?
– Non, une amie très chère.
– Oui, très chère, c’est le mot, dit Boris.
– Écoute, je n’en croyais pas mes oreilles de t’entendre parler de ton pauvre petit Boris qui avait besoin d’un protecteur au rectorat de Versailles… j’en suis tombé à la renverse. Alors ? C’était bien la nuit de Pâques ? ça s’est terminé à quelle heure ?
– Eh bien… comme d’habitude, dis-je laconiquement.
– Hmm Hmm, dit Boris.
– Allez, maman, avoue ! dit Clara.
– Oui, j’avoue… En fait, je n’y suis pas allée.
– Et pourquoi donc ?
– Elle ne voulait pas y aller seule, dit Clara.
– Toi, Boris, tu n’y es pas allé ?
– Hmm… Je n’étais pas là, j’étais en Bretagne, dit Boris, confondant volontairement ou involontairement les deux dates de Pâques, la catholique et l’orthodoxe.
– De toute façon, dis-je, la mort d’un père, ça entraîne de profonds remaniements. C’est quand même bizarre d’être orthodoxe quand aucune tradition familiale ne vous y pousse, non ! Il me semble que devenir orthodoxe, c’était entrer dans une famille imaginaire et renier la mienne… Les trahir, les renier, tu comprends, leur dire : je n’ai rien à voir avec vous… ou simplement faire un détour, se trouver une origine mythique… Mais depuis que mon père était malade peu à peu j’ai fait un travail de reconnaissance de mes origines réelles… j’accepte mieux là d’où je viens, j’ai moins besoin de me croire venue d’ailleurs… C’est pour ça que l’appartenance orthodoxe, ça me pose un problème… Peut-être que ce n’était qu’un détour, qui m’a aidée à passer une certaine période de ma vie.
– Oui mais enfin non, je ne suis pas d’accord. C’est une appartenance universelle, une force de vérité, absolue. Tu ne peux pas dire que c’est un reniement, tout de même !
– Sans doute… il faut que je démêle les fils. Tu n’as pas l’impression que la mort d’un père ça entraîne des révisions intérieures ?
– Écoute, moi, depuis que mon père est mort, je suis très fatigué. Cela faisait deux ans que je m’étais réconcilié avec lui.
– Moi mon père, dit Clara, c’est un con.
– Moi mes parents ce sont des gens très bien, dit Bertrand. Enfin, tu vois, j’ai mis le temps, mon père d’une part c’est un alcoolique, mais aussi un héros de la résistance. Tu vois, il y a les deux. Et ma mère, tu la connais, elle est évidemment très possessive mais c’est aussi quelqu’un de très intelligent, très ouvert, très vivant, maintenant je peux voir les deux côtés, c’est récent, tu sais ça, ce que je te dis, peut-être deux ans. Mais chez vous ça a l’air magnifique l’ambiance entre mère et enfants.
– Tu parles, dit Clara, j’ai été une enfant martyre. Ma mère me tirait les cheveux et me donnait des coups de pied.
– C’est vrai, ça ? dit Bertrand, horrifié.
– Oui c’est vrai, dis-je. Elle me mettait hors de moi.
– Et avec les garçons ?
– Elle ne touchait pas les garçons, dit Clara. Jamais une gifle. Et tu sais ce qu’elle m’a dit : je ne peux pas te supporter parce que tu ressembles à ton père.
-C’est horrible, dit Bertrand. Vraiment horrible. Il n’y a rien de plus terrible que l’injustice.
– Oui, dis-je à Clara. Mais tu ne te rappelles pas que je t’ai dit autre chose par la suite.
– Oui, que tu avais des problèmes et que tu me tapais dessus parce que j’étais là. Mais les garçons aussi, étaient là.
– C’est le rapport mère-fille, dit Bertrand.
– Oui, dis-je. Ça doit être à cause de ma mère.
– C’est injuste, dit Bertrand, c’est d’une injustice. Quand Clara m’a dit ça, j’ai été suffoqué. Et toi Boris tu t’entends bien avec Clara ?
– Hmm Hmm, dit Boris.
– Maintenant ça va mieux, dit Clara.
– Avant, c’était le vrai petit couple diabolique. Inséparables. Du genre : « Où est-elle que je lui tape dessus ? Où est-il que je lui dise des vacheries ? »
Bo sourit à travers sa barbe naissante.
Je me tourne vers Bertrand :
« Et toi, pourquoi est-ce que tu ne te maries pas ? Est-ce que tu es le genre de type qui tombe toujours amoureux de quelqu’un qui ne lui convient pas ?  Exactement ! C’est incroyable ! Comment est-ce que tu sais ça ? »

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