« L’ENVAHIE » de Dominique Proy par André DALMAS.

Article du Monde

Publié le 05 octobre 1968 à 00h00 – Mis à jour le 05 octobre 1968 à 00h00
Temps de Lecture 2 min.

DIRE de  » l’Envahie « , premier livre de Dominique Proy, qu’il est surtout le récit d’une expérience mentale serait à coup sûr le desservir. Par un de ses aspects (le délire et la folie), l’ouvrage semble appartenir à un domaine littéraire marginal, mais sa lecture montre une agilité et une imagination verbale suffisamment exercées pour qu’on décèle d’emblée un talent réel et original. Original,  » l’Envahie  » l’est déjà par sa forme, reflet d’une sorte de pulsation ou de respiration intérieures, au rythme d’une sensibilité toujours aux abois et constamment passive.
La narratrice de  » l’Envahie « , donc l’envahie elle-même, est une jeune femme de vingt-cinq ans, qui a mari et enfant, et les mêmes devoirs que ses semblables. Quoi de plus banal aussi que les circonstances de sa vie quotidienne : un pavillon de banlieue, des voyages, des vacances, des amis, des rencontres, à Paris et ailleurs. L’envahie écrit, elle dessine et peint. Mais, dit-elle, et ce sera la première phrase du livre,  » le monde est un grand dictionnaire « . De cette imagerie, elle va entreprendre le déchiffrement,  » son  » déchiffrement. Dès lors, l’envahissement commence. Car ce sont les autres, c’est-à-dire les choses et les êtres, le monde, en un mot, qui l’assaillent. Où elle ne voulait que voir, elle est vue et ces regards la fouillent. Ce qu’elle écoute, mots et phrases, remplit son propre vide. Passive, elle assiste dans cet univers étrange à une profonde immersion, la sienne. Le temps passe sans laisser de traces. L’envahie s’enfonce dans une nuit liquide.
Au médecin qui l’examine, elle répond :  » Je resterai là indéfiniment, sans rien dire, sans bouger, sans partir. Vous ne me parlez pas vraiment. Vous posez des questions. Moi, je ne suis venue que pour ça : pour me faire poser des questions. Mais celle que je voudrais qu’on me pose, je ne l’ai jamais entendue, et toutes les autres m’ennuient.  »
Sans doute cette obsession d’être sans réponse et, en même temps, absente aux questions est-elle celle du schizophrène. Pourtant, sur son autre face, écrite, si je peux dire, Marcienne (c’est le prénom de la narratrice, tantôt orthographié Martienne, créature tombée d’un autre monde) poursuit son exploration mentale. Elle sombre puis surnage. Elle se dédouble, se multiplie, elle tente de prendre forme. Je suis, dit – elle, à la recherche de mon style. Autant dire de mon corps. Ce n’est pas une question de littérature, mais question d’être sauvée.  » Chaque épisode quotidien, chaque rencontre, chaque découverte, par le récit qu’elle en fait, deviendra l’épreuve, et l’écriture, l’unique moyen de l’investigation. Peu à peu le monde inconnu se change en un univers de sens, de mots et de gestes. Ce sera le dénouement du livre, ou plus exactement du drame au cours duquel, sur la scène de ce théâtre cruel, l’esprit est à la fois le décor de la pièce et son premier personnage. Cette dualité, partout présente, explique du reste le cycle du discours, un discours presque ininterrompu, à la première personne, sauf quand les autres envahissent Marcienne, et qui est souvent d’une beauté et d’une poésie assez exceptionnelles.
Cette poursuite de soi ne s’accomplit pas sans cocasserie ni sans humour.  » L’envahie  » dénonce aussi les apparences faussement logiques auxquelles nous sommes, la plupart du temps, constamment soumis. Ce premier roman qui séduit, déconcerte, submerge est une révélation dont on peut attendre beaucoup.

ANDRE DALMAS.
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