PETITS POUCETS 1967

Je vais m’arrêter là.
Inutile de décrire la suite.
Nous ne nous en sommes jamais remis, de ce voyage, Gilles et moi. Moi, en tout cas, je n’en suis jamais revenue. Ou plus exactement, je suis revenue chez moi à l’état de revenante. Comme si soudain il n’y avait plus personne.
Aux Saintes-Marie de la mer, Gilles a pris d très belles photos de moi. À contre-jour, robe courte transparente, bras en anse au-dessus de la tête. Somptueuse comme une statue. Sur les clichés, une grande ombre noire entre moi et lui dessinait un pont ténébreux.
À force de me prendre en photo, me ferait-il revenir ?
Gilles était bon photographe. J’aimais la plupart du temps lui servir de modèle.
Au point où j’en étais, j’en avais bien besoin, de ces photos, pour me rappeler que je n’étais pas devenue complètement transparente, déliquescents, une âme errante. Le soleil butait encore sur mon corps. J’avais encore une ombre. Et si on me pinçait, ça faisait encore mal.
Nous avons campé dans la dune au milieu des oyats. La plage était désolée, la mer lointaine et sale. Quoi de plus triste qu’une plage sans cris d’enfant ?
J’étais plus que maussade. J’en avais ma claque, de tournoyer. Ma claque de faire semblant d’aller quelque part et de ne jamais rien trouver au bout qu’un vague cousin germain ou oncle pied-noir de Gilles avec qui il fallait faire semblant, toujours faire semblant.
Quelque chose en moi s’était perdu en route.
Oui, il y avait quelque chose que j’avais oublié, et qui me faisait de plus en plus mal. Mais cette expression est inexacte, car je ne ressentais rien, et c’était de ne pas sentir ma souffrance qui me faisait si mal. Plus exactement, j’éprouvais comme un grand vide intérieur.
C’était ma petite fille. Mon bébé de huit mois.
Pourquoi l’avais-je abandonnée ?
Ne l’avais-je pas, en route, complètement oubliée ?

Je me mis à pleurer, sans trop savoir pourquoi.

« Mais tu disais toi-même que tu voulais partir ! Prendre l’air ! Les grand-mères étaient disponibles ! Ce n’est tout de même pas un crime, de partir en couple !
– Je sais bien, je sais bien… »
Un couple ? Qu’est-ce que c’était ? Ce mot était étrange.
J’étais dans une détresse sans nom, de ces détresses qui sont si grandes que l’on ne eput pas vraiment les ressentir. Gilles n’était aps plus coupable que moi. « Je sais bien, je sais bien… » Comment aurions-nous su ? Et lui, comment aurait-il su ? Il avait raison. Ce n’est pas un crime, d’être un couple.
Ce qui est un crime, c’est d’être une mère.
Surtout la mère d’une fille.

Nous étions partis quinze jours. Comme c’était long ! Long comme l’éternité, et plus large qu’un gouffre dans lequel j’aurais tout perdu.
Si encore Gilles m’avait emmenée à Venise ! Dans un hôtel confortable ! Avec des gens pour me servir à table ! Quelque chose de pas trop minable !! Après tout, il avait les moyens, il était ingénieur. Mais ce radin m’avait traînée avec lui comme une auto-stoppeuse chez ses cousins qui tenaient un hôtel. Moins cher !
Quand nous sommes rentrés, les deux grand-mères se sont précipitées, nous ont embrassés. Tout s’était merveilleusement bien passé, les enfants adorables, un charme. Quels amours ! Leurs bras nus ondulaient dans le soleil, joyeux comme des moulins à vent, leurs robes à fleurs chatoyaient, leur vernis à ongles étincelait, les pavots du jardin explosaient de vermillon. « Vous avez faim, j’espère ? » La nappe de toile basque était mise, les verres brillaient, la cuisine embaumait. Rémy, mon petit garçon de quatre ans, dansait d’un pied sur l’autre.
« Et Clara, elle est où ?
– Elle dort, elle fait la sieste. »
Après le déjeuner, Clara s’est réveillée.
Mais quand je me suis approchée, ma petite fille, mon bébé de huit mois, a pris un regard noir étrange.
Elle m’a regardée de très loin, comme si elle ne me voyait pas. Je l’ai saisie dans mes bras, l’ai couverte de baisers, lui ai lissé les cheveux, lui ai souri, parlé. Pas de réaction. Ses yeux fixaient le vague. J’ai prononcé son nom, psalmodié, cantilé. Bougé les mains devant ses yeux.
Ses yeux ne bougeaient pas. Ils regardaient ailleurs. Là où je n’étais pas.
On me l’avait volée.

*

En écrivant ces mots, trente-sept ans après, j’ai le ventre qui se noue.
Hier, j’ai passé l’après-midi à peindre un petit portrait de ma fille d’après une photo prise chez elle à Noël. On la voit de profil, assise sur un fauteuil, à la lueur d’une lampe Elle lit. L’ambiance est très sereine.
En tentant de boucler cette fin de « Petits Poucets 1967 », planquée derrière mon ordinateur, je ravale mes sanglots, dont j’ignore peut-être encore la raison profonde. D’écrire ces mots, pourtant, je me dis que peut-être va naître une délivrance, un changement dans le psychisme de ma petite. Qu’elle va s’autoriser à avoir un enfant, par exemple. Est-ce que moi-même, sans le savoir, cela ne fait pas des années que je le lui interdis ?

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