1989 DANS LE TRAIN AVEC CHARLOTTE

15 avril 1989

Dans le train ça les embête quand on écrit en face d’eux. Ils avaient tiré les rideaux du compartiment. Elle connaît bien la chose : je fais pareil, souvent , dans le Paris-Nantes, avec Boris. « Rideaux tirés » veut dire immanquablement : « Il reste des places, mais on ne veut pas que vous les preniez ».
Ceux-là lisent le Figaro-Magazine. Comme dirait Baptiste – comment dit-il, déjà ? « … de Chirac et sa clique » ? – , ils veulent tout le gâteau pour eux, et rien pour les autres. J’entre. Tiens ce sont justement les places près de la fenêtre qui sont « non réservées ». La tête de la bonne femme – rousse, cils transparents, teint légèrement brouillé ; une maussaderie fondamentale – quand elle me dit qu’il reste deux places non réservées en lui désignant les deux pires. Je dis : « Non, les non réservées ce sont les coins-fenêtre ». – « Ce sont les places de mes enfants », dit la femme. Bref, maintenant que mon inquiétude à l’idée de ne pas voyager debout s’est éteinte, je me rends compte à quel point l’attitude de l’autre est disgracieuses, et ma propre envie d’agressivité réelle. Quelle chance, me dis-je, un train, un compartiment, un bref morceau d’espace-temps pour être insociable, malpoli, vindicatif.
Charlotte à la porte qui fait la gueule :
« Je n’entre pas là-dedans. Je ne mange pas là-dedans ! »
Et moi qui, tranquillement, sors les sandwiches en songeant à Pot-Bouille. Envie de dire à Charlotte : « Tu as étudié Pot-Bouille à l’école ? » Mais je m’abstiens, j’ai un doute, oui, un tout petit doute : Pot-Bouille, est-ce bien la dame du train, de la diligence plutôt ?
Tout à l’heure, dans le couloir, le jeune homme, si gentil, que j’ai bousculé avec la valise de Charlotte et son sac à dos, qui a saisi la valise et l’a précédée jusqu’au compartiment, dont j’ai soigneusement refermé les rideaux, non sans préciser au jeune homme : « Celui aux rideaux fermés… c’est un signe de reconnaissance » – histoire qu’elle comprenne, la bonne femme, que son rideau faisait signe – et je me tourne vers lui avec un grand sourire : « Vous êtes adorable ! » – phrase qui m’échappant sans aucune préméditation veut évidemment dire à l’autre, du moins je l’espère : « Vous êtes détestable ».
Une fois le sandwich avalé – bruit de papier, miettes – j’ouvre le cahier Héraklès-neige couverture rouge brique, sors le feutre violet, procède à l’inventaire.
Des détails, noter les détails.
Coin fenêtre droit : chemise rayée bleu roi et blanc, pull vert bouteille, dans les dix ans, garçon à lunettes. Dort.
Coin fenêtre gauche : garçon plus âgé, frisé, chevelu, languide. Peut-être une fille. Bracelet brésilien, tennis, burlington bleu ciel. Indécis, tout est indécis. Mais plutôt les mains d’un garçon.
Entre Charlotte et elle : shetland jacquard vert et violet, fille de quinze ans, Figaro-Magazine.
Sinon : fillette de six-sept ans, yeux de velours, couche à suçoter entre le pouce et l’index pour dormir, barrettes dorées, ongles rongés. Voix tantôt trop rauque et trop basse pour une enfant, tantôt chantante. Me regarde de coin.
Pas sorcier de savoir son nom. Maylis. Son singe en peluche : Bananas.
La femme : mains usées, peau violet-rouge transparent, chaînette d’or avec pendentif, paupières rouge ou couperosées, alliance. Lit Volkoff.

Aux Aubrais, entrée d’une vieille dame, qui tient à la main la Vie catholique et qui s’extasie :
« Que des blonds ! Vous venez du Nord ? »
Maussade et triomphale, la femme rousse répond :
« Et même pas français !
– Belges ?
– Non. Polonais… et irlandais. »
Ce sera son seul éclair de parole à l’adresse de la société extérieure à celle de ses enfants. Tête baissée et voix sourde : elle n’engagera pas la conversation. Être aimable ? Trop tard, elle est grillée.
Le fils aîné s’appelle Bertrand.
L’indéterminé, qui se révèle être une fille, sort de son sac un nounours et se met en position enroulée pour dormir. « Delphine ».
Ils chuchotent au lieu de parler.
Soleil sur la Beauce. Cela sent la fin de l’été. Pourtant, c’est à peine le début du printemps. A cause des vitres fumées ?
La vieille dame : cheveux gris, courts, raides, clairsemés, genre bonne sœur. Yeux très clairs agrandis par les verres de presbyte…. Mauvaise coiffure mais beau visage énergique.
Chaussures montantes lacées en cuir marron comme quand L était petite.
Dans le couloir, deux vieilles Anglaises assises sur des valises et en train de fumer.
Charlotte et moi engageons en silence un squiggle.
Atterrissent sur les feuilles du cahier :
Une chanteuse d’opéra.
Un personnage qui grince des dents.
Le Grand Duduche encombré de ses bras et de ses jambes (les traits rouges représentent les mouvements de colère intérieurs qu’il ne peut réprimer)  ;
Un boxeur tête amochée nez rabattu lèvre enflée dents en moins ;
Une femme essayant de se transformer en chat ;
Berthe aux grands bras qui pousse un caddie ;
Le nombril du monde ;
Un personnage essayant de réciter l’alphabet et se trompant lamentablement car il confond le Z (de Zeus) avec le D (de Dieu) ;
Un bonhomme qui fait le singe.
Un vieil acteur de cinéma ressemblant à Charles Denner.
Un panneau interdisant de fumer.
« Hé ! Ho ! On avait dit : rien que des personnages ! »
Maintenant, les trois aînés de la femme rousse se mettent à jouer aux rébus sur du papier quadrillé qu’ils sortent d’un classeur où L lit le nom « Hossegor ».
« Tu le trouves pas mignon, mon petit bonhomme ?
« Elle est pourrie, cette bonne femme, elle est finie.
« Il est très beau mon petit bonhomme.
« Pas la tête.
« Oh là la ma petite fille…
« Maman, quand on va l’enlever ça ?
« Quand on arrivera.
« T’es pas encore vieille… T’es pas encore trop fripée.
« Bande de sauvages !
« Maman, à l’œuvre ! »

Je me suis remise à prendre des notes, note tout. Le côté chef de gang de la mère. Le côté fasciné du fils (seul fils). Le côté « horde » de ces familles-là. Façon comme une autre de tuer.
Charlotte n’a guère prolongé le jeu de squiggle pourtant salutaire en de telles circonstances. Elle a disparu dans le couloir.
Je tente de regarder le paysage, mais mon regard bute sur les corps chauds et mous, les profils, les bâillements, les shetlands.
Le clocher de Dreux passe.

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