Début mars 1997
Je marche derrière Beaubourg avec Clara, nous regardons la fontaine si drôle de Niki de Saint-Phalle et son comparse bricoleur (oublié son nom, vraiment je perds la mémoire). Pour elle, ce sont les vacances d’hiver. Moi, je viens de rentrer dare-dare de Toulouse, réveillée à huit heures du matin chez Chantal par un coup de fil de mon frère Bernard m’enjoignant de rentrer. Maman est tombée pendant la nuit. Hospitalisée. « Quelque chose de cassé ? – Non, choquée. Rentre immédiatement ! »
Chantal essaie de me retenir un jour ou deux.
« Il n’y a pas urgence.
Impossible… Je serais trop mal. »
Depuis mercredi je passe toutes mes journées à l’hôpital de Neuilly — tout ce qui me reste de congés. Heureusement que je suis curieuse d’entrer dans les nouveaux lieux, les endroits que je ne connais pas. Tout de même, cet accident de maman, ses problèmes de grand âge qui se pointent (cette fois-ci ce n’est plus un simple horizon), la terrible réapparition de mes frères, de leur monde terrible dont je croyais m’être affranchie, oui, je suis tombée dans la trappe. Bête piégée, capturée, ensaucissonnée dans des rets dont j’avais cru sortir. La trappe qui vous fait comprendre qu’au fond, vous n’en êtes jamais sortie. Vous avez cru sortir, aller vivre à l’air libre. Mais la trappe est une bouche qui ricane et vous dit que vous n’êtes qu’un minable cétacé qui n’a fait que venir respirer en surface quelques goulées d’air frais, bien épisodiquement, un phoque qui s’est raconté qu’il volait.
Aussi, aujourd’hui, avec Clara, est-ce une renaissance. Nous marchons dans Paris. Allons voir l’exposition De Soto, au Jeu de paume — si gaie ! Bonjour le monde ! De nouveau être au monde ! Y avoir droit ! Traverser les Tuileries ! Et ensuite, la rue de Rivoli, puis la rue Saint-Honoré. Clara achète des brownies. « Pas si bons que ceux que j’ai rapportés l’autre soir de la station Châtelet ». Nous entrons dans un magasin de décoration qui vend des objets mexicains, des miroirs en forme de soleil, d’étranges chaises en papier mâché peint, décoré et verni. Elle a rendez-vous à sept heures et demie au théâtre de la Ville avec Manu et Guéna.
En nous approchant, soudain, nous entendons des chants, clameurs et piétinements. Manifestation contre la loi Debré. Le défilé arrive de la gare du Nord ou de l’Est, les autobus ne passent plus. Boulevard Sébastopol, nous croisons une foule qui défile assez paisible en chantant. Des mères poussent des poussettes, des hommes portent leur petit garçon juché sur les épaules, il y a des jouets, des ballons. C’est dimanche, une vraie belle promenade du dimanche !
Clara est en avance à son rendez-vous. Derrière Beaubourg nous prenons un verre devant la fontaine. Il a fait très beau ce dimanche, mais ce n’est que début mars, la fraîcheur tombe. Sur la terrasse de café, nous nous serrons tout contre un drôle d’engin, le radiateur d’extérieur. En panne. Je ferme le col de ma veste. La rangée d’immeubles entre nous et le boulevard Sébastopol amplifie et déforme les clameurs de la manif, qui me semble d’ici beaucoup plus enragée que lorsque nous l’avons croisée. Je dis à Clara : “Comme je me sens bien ici, dans cet endroit tranquille, avec ces rumeurs tout autour, qui s’élèvent et résonnent. Ces rumeurs à la fois si près et si loin ! Ce qu’il y a de bien, avec cet accident de Mamine, c’est que les autres choses du coup semblent avoir plus de goût. Cela me donne envie de profiter beaucoup plus de la vie, de tout le reste, de tout ce qui n’est pas cet univers d’hôpital et de vieillards.”
L’heure tourne, je l’accompagne place du Châtelet. Pont bouclé par des CRS, on ne passe plus à pied. Nous nous sommes assises sur le rebord de la fontaine, en attendant la suite. Je ne veux pas la lâcher comme ça, je pense à ses phobies, elle a peut-être peur. Elle dit que non. La foule semble imprévisible, égarée, pleine d’électrons libres. C’est la dispersion, mais avec ce barrage de CRS caparaçonnés de boucliers sur le pont on peut craindre que les choses ne se gâtent. Manu et Guéna arrivent sans se presser, bien étonnés de nous voir là car ils pensaient qu’avec le pont bloqué Clara ne pourrait pas venir (sa phobie du métro).
Je les laisse et m’engouffre dans le métro en même temps que les manifestants et leurs banderoles, qui s’égaillent. La station Cité est fermée, je descends à Saint-Michel pour remonter à pied, ne pas trop vite me retrouver isolée, enfermée dans mon appartement trop petit.
Clara ne rentre pas très tard.
4 avril 1997
Tant pis, je vais faire comme Jeannine (A.). Écrire mon journal au lit. Pas dans mon lit mais à plat ventre sur le divan du salon, comme j’étais à plat ventre dans l’herbe pour écrire l’Envahie. Le soleil en moins. Le ciel en moins (Ici, en appartement, je suis trop enfermée. Jamais remise d’avoir perdu le libre passage de l’intérieur à l’extérieur que donne une maison avec jardin.)
Essayer de refaire le lien, refaire marcher ma mémoire. Mais pas trop d’efforts, pas de grandes résolutions frontales. Plutôt en biais, en crabe. En glissade latérale. Plutôt que de faire des mots croisés, comme ma mère (pourquoi faire comme elle ? Ai-je son âge ? Qu’est-ce qui m’abat tellement, dans sa vie ?) Ah, si je me souvenais un peu de moi ! En claudiquant un peu, en me faufilant de côté, rattraperai-je un peu mon ombre ?
En moi, rien n’a pris de forme. Je reste une nappe potentielle. Toute ma vie à faire tant d’efforts pour ne rester qu’une nappe, rasée de quelques frôlements qui demeurent étranges. Petits éclairs dans un lointain brumeux, qui est peut-être si proche. Enroulée depuis tant d’années dans une situation qui ne se déplie pas, que je ne déplie guère, en attendant, si patiente, le cours du temps — un souffle, une brise. En les attendant très bêtement, au lieu de les écouter bruire, multiples, omniprésents, froufroutants. Ou de les provoquer.
Qu’est-ce donc qu’un événement ?
Au téléphone Cléa qui m’incite à nouveau à m’inscrire à son groupe de formation personnelle (dit “Forum”).
“Il faut que tu risques de grandes choses pour avoir de grands résultats !
Du mal à me rappeler ses mots exacts, obligée de faire un effort de mémoire. Elle les assène pourtant avec sa force de frappe habituelle (sa violence ?) :
“Regarde, Agnès n’a rien risqué, elle n’a rien eu ! Philippe a pris un risque énorme, et il a beaucoup eu…” etc.
Je reprends : “Grand, petit… pour moi cela ne fait aucune différence… un tout petit bout du petit doigt, ça suffit. Par exemple, pour moi, entre un grand sentiment et un petit sentiment, il n’y a pas de différence… La différence c’est entre un sentiment, ou pas de sentiment.”
Elle continue son affaire de risque, prendre un grand risque pour gagner gros.
“Qu’est-ce que tu entends par risque ? »
Agacée par son vocabulaire taillé à la hache, ses phrases de marteau piqueur. Ils provoquent si souvent des moments de grand brouillard dans ma tête ! Nous sommes toutes les deux assises, elle parle, se répand, veut me convaincre, exige que je lui donne raison. Oui, c’est ça, que je lui rende raison… Quelque chose ne va pas, ne va plus, et voilà, elle m’a assommée, estoquée, une sorte d’évanouissement, d’étourdissement s’abat sur moi. Je n’ai plus les yeux en face des trous, je ne suis plus celle qui écoute, qui comprend, qui aurait quelque chose à dire.
Et pourtant, c’est sans doute l’être que j’aime le plus aujourd’hui, avec qui j’échange le plus de choses.
Mais toujours, me semble-t-il, avec un arrière-fond de relations du plus fort au plus faible, une intolérance de sa part et de la mienne un excès de tolérance, proche du mépris (“cause toujours…”), ou
peut-être, plus exactement, de la peur (“je ne te dirai pas la vérité, j’ai trop peur de toi”).
Sans doute en fait cela se passe-t-il autrement. Sans doute lui fais-je crédit de bien autre chose que de ces tête à tête qui me font mal à la tête, qui ressemblent à des scènes plutôt qu’à des conversations. Ce que j’aime en elle, c’est son absence d’indifférence. Et puis, qu’on se mêle de ma vie, qu’on y fasse intrusion, n’est pas pour me déplaire. Et c’est sûr que j’admire son courage d’essayer de le faire : tant d’autres ont cessé de s’y risquer !
En même temps, je fais très attention. Dans mon silence, pendant ces violents tête à tête, je sens en moi des mots de trop qui menacent. Ce qu’elle veut avec les autres, c’est les pousser à bout. Façon d’être au monde comme une autre, respectable comme une autre, créative, avec son côté généreux et son côté insupportable.
Bref, j’ai un peu de mal avec cette invitation (injonction ?) à m’inscrire au Forum où elle est tombée la tête la première. Je suis à la fois tentée par l’expérience qu’elle me décrit, piégée par son prosélytisme et terrorisée par la sourde menace de perdre son amitié si je n’en passe pas par là.
En outre les informations qui circulent affirment que c’est une secte, bien que les animateurs le nient et argumentent : ‘“La preuve que ce n’est pas une secte, c’est qu’on n’essaie pas de vous couper de votre famille et de vos amis — c’est même tout le contraire !” Ils veulent que tout participant invite à des séances de présentation du Forum tout son entourage, conjoints, enfants, parents, amis, relations de travail… C’est comme ça que j’ai déjà été à deux séances de présentation, et que la deuxième, surtout, m’a tentée, à cause de la façon à la fois simple et chargée d’émotion dont s’exprimaient les stagiaires qu’on faisait témoigner. Je me suis dit : les gens sont formidables quand ils s’expriment vraiment ! Et ils avaient l’air, en effet, de s’exprimer vraiment.
Peut-être qu’en prenant ces notes j’y verrai un peu plus clair. A condition d’écrire en n’évitant pas ce qui me tracasse, les zones d’ombre, et en m’en foutant de faire “littéraire”. De toute façon je suis mûre pour quelque chose. Je veux émerger de mon marasme.
*
Rencontré Jeannine (A.) à un de ces colloques psychanalytiques où je me rends pour la revue et où je me sens toujours très seule, entre deux eaux. Derrière mon stand je joue à la marchande, mais je ne fais pas partie du lot, je suis si différente que personne, non personne, et au sein même de mon boulot, ne sait vraiment ce que je fais. Ne soupçonne qu’il s’agit d’un métier. Personne autour de moi pour échanger sur mon métier. Je navigue à vue.
Dans ces colloques, je vais pêcher de l’information, des contacts, mais aussi jouer à la marchande. Je ne suis qu’une figure pittoresque. Des huiles, comme Jean-Pierre Caillot ou Claude Pigott, viennent me serrer cérémonieusement la pince. Ensuite, fini. Plus personne n’a rien à me dire. Ils se parlent entre eux, entre psys, entre collègues. Moi, je n’ai pas de collègue (dans mon métier, on dit “confrère”).
S’ils ajoutent : “Votre association a bien de la chance d’avoir une secrétaire de rédaction comme vous”, je ne proteste pas de l’erreur. Je sursaute en silence. Et, une fois de plus, comme avec Cléa, in petto je leur voue le mépris impalpable d’une supériorité intérieure, d’un secret connu de moi seule et me donnant le pouvoir que je crois appréciable d’une sorte d’éminence grise. (Je devrais réfléchir à cela. Ai-je vraiment envie d’être une éminence grise ?).
Par contrecoup sans doute, je n’arrive pas vraiment à m’intéresser à ces conférences, à ces exposés. Au début, oui. J’apprenais. Maintenant je me dis : “À quoi bon ?” Toujours la même chanson, les mêmes mots, le même vocabulaire, qui pèse une tonne. Le pire, c’est quand ils ont des coquetteries littéraires (sauf un souvenir très bon, à Toulouse ou peut-être à Bordeaux, d’un psychanalyste analysant le Soulier de satin dans un congrès de thérapie de couple. Sauf confusion de ma part, il s’appelait Henri Rey-Flaud. Cela s’adressait à moi, là où j’étais, sans que je fasse semblant, et cela me réveillait… Je pense aussi à un exposé de Racamier sur ce qu’il appelait le “pervers narcissique” dans ce colloque mémorable appelé “Détruire ceux qu’on aime”. Était-ce parce qu’il me semblait qu’il faisait le portrait de ma mère ? Quelqu’un de pas sûr de soi, disait-il, qui n’a de cesse de se valoriser sur le dos des autres… en leur déniant toute qualité… en leur enfonçant la tête sous l’eau. Quelqu’un qui ne se sent supérieur que si les autres sont disqualifiés. Exactement ma mère, me suis-je dit. Ma pauvre petite mère. Exactement le danger intérieur qui me menace.).
Samedi à ce colloque avenue Georges V j’ai aperçu Jeannine, je ne l’y avais jamais vue. Nous avons parlé brièvement, ensuite elle m’a téléphoné, m’a invitée à dîner au Zeyer le lundi de Pâques. Au téléphone elle m’a dit qu’elle avait pris l’habitude d’écrire un “petit journal”, elle faisait cela dans son lit, tranquillement adossée à de gros oreillers, sans éprouver le besoin de lutter contre cette tendance paresseuse qu’est “écrire au lit”. Écrire ce journal lui donnait des repères. Lui permettait de voir qu’eh bien, oui, finalement, les choses avançaient dans sa vie.
Cela m’a touchée.
*
Il faudrait que je téléphone à Maman, lui dire que je vais la voir demain – car ensuite, lundi et mardi, je serai chez Rémy et Wanda à garder les enfants. C’est les vacances de Pâques, Wanda travaille. Hier, Shérane avait 39° 5, aujourd’hui Jérôme m’a dit qu’elle n’avait plus de fièvre, finalement ils n’ont pas été voir le médecin.
Ne pas oublier mon tricot pour aller chez eux et m’aider à ne pas fumer — le tricot, c’est un peu comme le journal. Rémy avait l’air ému de me voir tricoter (un jacquard rouge et blanc), j’ai tant fait de pulls pour eux quand ils étaient petits et maintenant, plus rien – même pour ma Shérane chérie ! Premier tricot un peu raté, j’ai mal pris les mesures.
… Chez Boris et Céline mercredi soir, un tricot vert chou qui dépasse d’un sac. Je demande : “C’est pour qui ?” – ”Pour le bébé de Sandrine” – “Il n’est pas encore né depuis septembre ?” – “C’est prévu pour le 4 avril.” Cela m’a attendrie ce tricot vert chou. Et que Joël me raccompagne en voiture. Ils m’ont montré leur grand lit neuf, immense, recouvert d’une couette rayée.
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5 avril 97
Alors, ce coup de téléphone !
“Allô maman… je ne te dérange pas ?
– J’étais devant la télévision, Questions pour un champion…
– Bon, j’aurais voulu téléphoner avant.
– Ça ne fait rien.
– Je pensais venir te voir demain dimanche… qu’est-ce qui t’arrange le mieux, pour le déjeuner ou après déjeuner ?
– J’ai deux petites côtelettes et un peu de bifteck…
– Bon, je passerai par le marché… je verrai ce que je prendrai.
– Une entrée, peut-être, j’ai du pamplemousse…
– Bon, je verrai… Alors, pas avant une heure, hein, parce que je passerai par le marché.
– Bon alors à demain… Je t’embrasse…
– A demain…”
Envoyé une carte postale à Bérénice pour son anniversaire. En fait, au lieu de lui parler d’elle ou de moi, je lui raconte l’accident de ma mère…
*
Il me vient à l’idée d’envoyer un mot à Jeannine pour lui dire que ce qu’elle m’a décrit de son habitude d’écrire un petit journal au lit, et, surtout, sans doute, sa précision : “je ne lutte pas tellement contre ça”, ont eu des échos en moi. Une lettre qu’on envoie, c’est toujours une petite victoire contre la mort.
J’ai demandé aussi à Cléa au téléphone si ça l’intéressait que je lui envoie le texte que j’ai écrit pour le groupe de Baptiste. Oui, ça l’intéresserait.
Ma façon de lui dire que, moi aussi, en dehors de son groupe “Forum Éducation”, de sa secte, j’existais, je m’exprimais, j’étais écoutée. Groupe contre groupe ? Gourou contre gourou ? Mon gourou à moi, c’est Baptiste (si on peut dire !). Le groupe de Baptiste, appelé “Séminaire sur le sens” a bien du mal à se trouver ! démarrer ! est si hétéroclite ! Et pourtant, à son ombre, sinon en son sein, il se passe des choses. J’y suis parfois frappée, admirative, envieuse, de la simplicité des autres. Christine, par exemple : sa manière claire, simple, directe. Ce qui me renvoie à ma complication tortueuse, et à cette critique entendue dès l’adolescence : “Vous êtes bien compliquée !” (tordue, coupant les cheveux en quatre). Ou bien : “Vous manquez de simplicité”.
Façon comme une autre de me faire comprendre que je n’ai pas la grâce.
Dans ce groupe, en même temps, il y a quelque chose que je ne supporte pas et n’arrive pas à dire, de peur de ma si terrible agressivité : pour soi-disant réfléchir sur le sens, ils s’engouffrent tous dans les catégories de pensée les plus éculées, les oppositions conceptuelles les plus navrantes (par exemple : spiritualisme-matérialisme), les classifications les plus traditionnellement stériles. Ne remettent jamais en chantier les catégories de pensée. J’excepte Baptiste, bien sûr, et Annie. Surtout lorsqu’elle dit : “Assez de débat d’idées, passons au récit personnel”. Et aussi lorsqu’elle dit, dans son propre récit de son itinéraire (quel mot géographique !) : “Là où c’est intéressant pour moi d’aller voir, c’est d’aller voir de quoi j’ai peur.”
*
Qu’est-ce qu’un événement ?
Est-ce, un soir, de se mettre à écrire son journal à plat ventre sur le divan du salon dont je viens de changer le dessus-de-lit, et dont le coton indien ivoire fleure bon la lessive et le frais ? Au milieu du dessus-de-lit, mon nombril est posé sur une représentation du cosmos, un cercle plein de signes. C’est un dessin Jaïna (j’ai un bouquin sur la question). Et sans doute ce lit n’est pas immobile, il se déplace latéralement, en crabe, de façon tangentielle à un déroulement invisible. “On tourne autour de la chose, on s’en fait oublier, on la laisse advenir”, écrit J.-F. Lyotard dans le Monde des livres du 4 (04.97) à propos d’un livre de François Jullien (inconnu de moi) qui s’intitule Traité de l’efficacité. “… Tout le secret de l’efficience se réduit à “exploiter” la situation”, écrit-il. “C’est elle qui fait tout, il n’est que d’y puiser.” Plus loin ; “C’est une évidence pour les Chinois qu’il y a une propension dans la situation, qu’on en est enveloppé et qu’elle est en train de dérouler ses résultats. La situation consiste en ce déroulement.[…] L’idéal d’une fin à atteindre qui guide la volonté et si possible lui inspire les moyens propres à transformer la situation actuelle comme il convient — cette représentation occidentale de la performativité semble inconnue des classiques chinois. […] Vous serez efficace en épousant ce cours et son rythme avant qu’il ne se détermine trop, avant la maturité. […] En épousant la situation dans son amont le moins saturé, la pensée se confond avec une configuration encore imperceptible, elle disparaît en elle et délivre en silence son potentiel d’affects.” Et puis, aussi, cette formule : “Le cours sans fin qui fait passer les choses du latent à l’actuel, ce qui se nomme la “voie””.
Et moi qui ne suis que latence !
J’ai demandé à Clara de m’offrir ce livre pour mon anniversaire.
*
Une réflexion au passage : peut-être que depuis longtemps ma seule activité se réduit à protéger les autres de ma propre agressivité ? Ce qui me paralyse évidemment complètement.
C’est sans doute pourquoi je suis reconnaissance à Cléa de ne pas brider sa propre violence, museler ses agressions : elle devient la preuve vivante qu’on peut faire cela en étant aimée (la preuve : je l’aime). Ou bien, qu’on peut faire cela sans assassiner les autres (la preuve : je survis, et même, je prétends que ça me stimule).
Tout cela vaut bien quelques coups de bambou ou effets d’insolation sur la tête.
Donc, ma question serait : pourquoi ai-je si peur de ma propre agressivité ? violence ? virulence ?
Qui ai-je peur de tuer ?
Qui ai-je envie de tuer ?
Parfois, en me voyant agir avec les autres, je me dis : comme je suis devenue “gentille” ! tolérante ! et comme je sais encaisser !
De Clara aussi, je me dis cela.
Et de Boris.
Sommes-nous donc devenus si soumis, SI CASSÉS ? SI DÉSESPÉRÉS ?