Souvenirs pour Shérane
Je viens d’un autre monde, chère enfant.
Quelques souvenirs en vrac.
D’abord, le débarquement.
La maison est petite, le temps radieux. Le village s’appelle Maillebois. Mon père ouvre la grille. Avec nous, il y a Totti. C’est mon frère. Maman, elle, n’y va pas. Elle reste, à cause des jumeaux. Nous, nous allons à la rencontre de l’événement, qui passe sur la nationale. Peut-être sommes-nous quatre, si ma grand-mère est avec nous. Mais je ne me souviens que de mon père. J’ai quatre ans, les pieds plats, du genuvalgum, de vilaines chaussures montantes.
Plein de monde au bord de la route. Difficile de savoir si j’ai des souvenirs directs ou si je reconstitue. Est-ce que je me souviens vraiment des tanks, de leur avancée lente ? Des drapeaux bleu-blanc-rouge brandis ? Ma perception d’enfant de quatre ans est à ras de terre. Tout se passe au-dessus de ma tête. Je vois des herbes, des pieds, des chaussures. Des pneus, des chenilles de tank, dont j’admire la douce régularité, l’imperturbable rembobinage, et la force huilée (les semelles de crêpe plus tard me donneront la même impression de moëlleux).
Difficile de faire remonter des paroles de ce monde sans têtes. Est-ce que c’est là que mon père a fait la connaissance de Beatus ? Est-ce Beatus qui est descendu du char et m’a donné ces deux boîtes de carton ?
De la grosse, je me souviens bien, de la petite, non. Ni du baragouin entre mon père et le soldat. A Maillebois, personne ne parle un mot d’anglais. Mon père, oui.
Une voix m’explique que la grosse boîte contient des caramels. Gardes-en pour maman, dit mon père. Pour toi, dit le soldat. Pour moi ? J’ouvre. Les caramels sont énormes, parallélépipédiques, mous, gainés de cellophane. Jamais vu de caramels de cette taille, je n’en reverrai plus jamais de pareils par la suite. Des caramels « spécial débarquement » pour peuplades primitives vaincues. J’en mange un. J’en mange deux. Mes dents collent, mes joues gonflent. Encore un. Peut-être deux. Mes doigts n’arrivent pas jusqu’au fond de la boîte oblongue. Maintenant s’arrêter.
Ne pas oublier maman.
Oh, celle-là !
Pour une fois que mon père m’emmène, que je ne reste pas à la maison, avec les femmes et les jumeaux chafouins.
Je ne dis pas « mes petits frères », mais, comme tout le monde à la maison, je dis « les jumeaux ».
Une fois même, j’ai dit « les juju », c’est affectueux, intimes, mais ma mère persifle comme un serpent. Ça siffle sur ma tête comme un fouet. Elle ne se moque pas de moi, non, c’est pire.
Elle m’interdit de dire « les juju ». De m’approprier mes petits frères, de les faire entrer dans espace intime.
Comme si elle m’interdisait de leur dire « tu ».
La cohorte de chars est passée, les gens se son éparpillés. Nous revenons tout excités, je tends triomphale la boîte à maman. « Pour toi ».
Pour une fois que je fais un cadeau à ma mère. Que je lui dois pas tout. Que je ne suis pas sa chose.
Ses doigts à elle sont longs. Ses ongles grattent le carton. Sa voix change de couleur : « Mais c’est vide ! Tu as tout englouti. »
Engloutie, ce mot me revient. L’engloutisseuse.
Je suis dépitée au-delà de toute expression.
Je me souviens de la petite boîte, celle que je n’ai pas ouverte.
« Tiens ! »
Est-ce que j’ai vraiment dit « Tiens » ? Qu’est-ce qu’on dit à quatre ans ?
Elle ouvre, écarquille les yeux, met la chose dans sa bouche. Grimace.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? Mais c’est infect ! »
Est-ce qu’elle a dit vraiment « infect » ? Est-ce qu’elle a ajouté « On dirait du caoutchouc » ?
Sa voix aigre.
Son dépit.
Mon dépit.
Première rencontre de la France avec le chewing-gum.
*
Première rencontre avec la mer.
Nous sommes en 45, et j’ai mal au cœur en voiture. A côté de moi, le haricot (sorte de cuvette d’émail en forme de haricot, je ne sais si ça existe encore).
Quid de Beatus, l’ami américain, dont le nom me fait encore rêver.
Je ne sais rien de précis. Sans doute les Américains dans leur progression ont-ils stationné un moment à Maillebois. Je sais seulement que mon père a invité Beatus à la maison – la minuscule petite maison de ma grand-mère, c’est sans doute à elle que celle de l’île d’Yeu se rattache pour moi). Combien de fois Beatus y est-il venu ? Comment l’amitié a-t-elle pris ?
Beatus était raffiné, cultivé. Ma mère m’a dit plus tard qu’à l’armée il souffrait de vivre au milieu de soldats incultes et grossiers. Ma famille aussi était cultivée. Ils étaient du même monde, ou du moins l’ont-ils cru. Ils se sont tombés dans les bras, à la faveur aussi de ce tremblement de l’Histoire qui rendait tout possible. Ils ont échangé leurs adresses, sont restés en contact. Après guerre, tous les ans à Noël nous recevions de jouets d’Amérique, et j’étais bien contente que Beatus fabriquât uniquement des jouets de garçon, quelle chance ! Pour une fois j’avais des autos, des camions, des avions, ce n’était pas le seul privilège des garçons. Je me souviens de l’avion à réaction que j’ai reçu une année, sans doute 49. Rouge et bleu, ailes en V, plastique étincelant. Cette matière ne nous était pas familière à l’époque. Je la sens encore entre mes doigts, lisse, lustrée, savonneuse. Je frottais avec délectation les roues de l’avion sur le sol, il démarrait d’un coup avec un ronron de gros chat, un rougeoiement d’étincelles éclairait l’intérieur de la carlingue, le plastique magique était translucide.
Rien à voir avec la poupée raide à la tête en biscuit et aux cheveux de crin trouvée sous le sapin encore cette année-là., et qui me fixait de ses yeux inexpressifs.
« Tu as des nouvelles de Beatus ? »
Mes parents avaient une façon gourmande de prononcer les syllabes « Beatus », comme s’ils suçaient un sucre d’orge. Je sentais que ce nom les valorisait, les faisait jubiler.
Il leur assurait qu’eux aussi, ils faisaient partie de l’Histoire avec un grand H, grâce à lui, ils avaient partie liée avec le débarquement, en étaient devenus des acteurs. Des guerriers, des libérateurs. Fini la honte de la défaite, les tremblotes de l’Occupation, les reptations gluantes. Ils avaient leur héros mythique. On s’écrivait, et quand il passait à Paris pour affaires, peut-être une fois par an, on le recevait en grande pompe.
Je me souviens d’un grand type brun rieur, propre et plaisant comme un héros de cinéma.
Un jour il se maria, présenta à mes parents sa femme, une Américaine tout en jambes blême et sophistiquée. Je me souviens de ses lunettes à monture incrustée de diamants. Je crevai de trouille en la voyant. Me fit vaguement penser à la sorcière du Blanche-Neige de Walt Disney.
Un jour, Beatus disparut du tableau.
Parti travailler au Japon. Toujours dans les joujoux. Firme Hallmarx.
*
Je ne grandis pas en beauté. J’ai les jambes boudinées, des fossettes disgracieuses en haut des cuisses.
J’ai rapidement su que j’étais un produit de seconde zone. Rien qui vaille le frère aîné, le Totti, dans l’univers que j’habitais. Totti, Tutti : il est tout. Après lui le néant. Voix de ma grand-mère roucoulant après son « Totti Tima ». Traîtresse. Avec ma mère, c’était perdu, forclos, fini, sans avenir, mais Maïe ! Je croyais qu’elle m’aimait, que je comptais pour elle. Insupportables, ces vocalises, cette extase, pour l’héritier aux airs de petit lord. Moi, à côté : contrefaite.
Contrefaçon.
À l’école, Dieu merci, pas de Totti. Là, je serais première, première.
Toujours première !
Quatre ans : un monde tout en jambes et sans têtes
J’essaie avec peine de faire remonter les images de ce monde tout en jambes et sans têtes. Et j’associe soudain cette notation au fait que quand je dessine, souvent je coupe la tête, ou il manque le sommet du crâne : je commence par dessiner le bas, les jambes prennent tout l’espace, quand j’arrive en haut la feuille est trop petite: plus la place. Ou alors, si je commence par la tête, elle devient vite trop petite, parce que ensuite en descendant sur la feuille je change progressivement d’échelle, les fesses, les jambes deviennent démesurées. Premier plan d’une perception d’enfant de quatre ans qui s’est enkystée dans ma façon de dessiner ? A l’atelier de nu, j’ai beau faire attention, la tête est trop petite,ou la calotte crânienne coupée.
(« Bizarre, ces femmes décervelées », me dit un jour un médecin généraliste entré chez moi au Vésinet et qui se pique de culture.)
Les gens vus en contre-plongée, ressemblant tous à des tours Eiffel : pattes énormes et tête réduite.
C’est aussi un peu ma morphologie.